Tribune. L’effondrement de deux immeubles aux 63 et 65 rue d’Aubagne, à Marseille, le 5 novembre, a suscité une immense émotion dans la France entière. Passé le temps du recueillement, les critiques ont rapidement ciblé le maire et son équipe, tenus pour responsables de la mort de huit personnes. Les marches blanches n’ont pas tardé à se transformer en manifestations de colère convergeant vers l’hôtel de ville pour réclamer des comptes aux édiles de la cité phocéenne et la démission du maire, Jean-Claude Gaudin.
Qu’un maire et son équipe soient la cible d’un mouvement de protestation est un fait suffisamment rare pour nous interpeller. En France, la pente naturelle des protestations est de désigner l’Etat et ses services comme principaux responsables lorsque des calamités n’ont pas été prises en charge ou suffisamment anticipées.
La catastrophe de la rue d’Aubagne a ceci de particulier qu’elle révèle l’incurie d’un pouvoir municipal et non celle de l’Etat. Elle met au jour l’incapacité d’une mairie à assumer des compétences pour lesquelles les villes sont aujourd’hui largement souveraines : police de l’habitat insalubre et de l’espace public, politiques du logement, programmes de réhabilitation des centres anciens, etc.
Plus fondamentalement, cette affaire marseillaise nous rappelle une donnée essentielle : le gouvernement des villes est politique ! Il y a des politiques urbaines conservatrices ou progressistes, exclusives ou inclusives ; des gouvernements urbains portés sur l’intervention publique et l’innovation et d’autres plus adeptes du statu quo. Et, ô surprise, il y a même encore des politiques urbaines de gauche et de droite.
Incurie orchestrée
Certaines évolutions dans les politiques urbaines ont pu laisser croire que ces dernières étaient exemptes de toute option ou marquage idéologique. Après tout, toutes les villes françaises ne sont-elles pas dotées de leur « transport collectif en site propre » (tramway ou métro) ? Ne sont-elles pas tentées aujourd’hui de restreindre drastiquement l’accès de leur centre aux voitures ?
Elles font à peu près toutes l’expérience de la gentrification, et leurs édiles, qu’ils soient de droite ou de gauche, sont souvent plus enclins à la laisser opérer, pour en tirer les bénéfices fiscaux, qu’à la contenir. Waterfronts reconquis, rues piétonnisées, programmations culturelles « chics et déglingues » sont les autres avatars de ce qui ressemble fort à un mouvement de standardisation, pour ne pas dire de convergence centriste, des politiques urbaines.
Mais il faut dépasser ce constat superficiel ! Ce que montre la tragédie de la rue d’Aubagne, c’est que ces attributs standardisés de la ville postindustrielle ne disent pas tout des choix politiques des villes. Pour les comprendre, il faut regarder les choix en matière de transports, d’habitat, de soutien aux associations et de programmes en faveur des quartiers en difficulté. Et là, on découvre une politique urbaine fondée sur le choix délibéré de maintenir les quartiers nord et leurs populations à distance des quartiers privilégiés du sud.
Une politique qui a consisté à laisser délibérément se dégrader le parc de logements anciens dans les quartiers centraux dans l’espoir que les populations pauvres et ethniques qui l’occupent déguerpissent progressivement et laissent la place à une nouvelle population plus conforme aux stratégies de peuplement des élus marseillais.
L’incurie de l’administration marseillaise en matière de résorption de l’habitat insalubre n’a rien à voir avec une quelconque nonchalance méridionale. C’est est une incurie orchestrée, procédant de choix politiques. Pour M. Gaudin et son équipe, l’administration municipale n’a pas vocation à devenir un opérateur capable à la fois de restaurer le patrimoine ancien et d’y assurer le maintien de populations désargentées. Il vaut mieux laisser le marché faire le sale boulot de l’épuration sociale et ethnique du centre-ville.
Libéralisme urbain
Au fond, l’administration municipale et les quartiers populaires de l’hypercentre de Marseille, comme Noailles, où se situe la rue d’Aubagne, ont fait l’objet de ce que les Américains appellent un benign neglect, une politique délibérée de non-intervention publique. Laisser pourrir Noailles procède d’une stratégie politique. Finalement, on a là l’illustration d’une sorte de libéralisme urbain très XIXe siècle, consistant à « laisser faire », dont on retrouve des traces, dans une version moins caricaturale, dans d’autres villes gérées à droite, comme Nice ou Bordeaux.
Le contraste est saisissant quand on compare Marseille à des villes comme Nantes, Strasbourg, Grenoble, Rennes ou même Lyon. Dans celles-ci, les municipalités et surtout les structures intercommunales (communautés d’agglomération ou urbaines et aujourd’hui les métropoles) ont pris le pli d’investir des domaines de plus en plus nombreux de politiques publiques et de développer une véritable maîtrise d’ouvrage urbaine. Cet activisme urbain s’est exprimé dans des politiques de développement économique et de marketing territorial extrêmement agressives, dont le Grand Lyon est l’illustration archétypale.
Il est même paradoxal de constater que, dans ces domaines, les villes de gauche sont parfois plus proactives, entrepreneuriales, que leurs homologues gérées à droite. En forçant le trait, on pourrait dire que quand ces dernières se contentent de politiques libérales, les premières se sont converties au néolibéralisme, où les politiques publiques sont mises au service d’une stratégie de positionnement sur le marché des territoires. Mais ce serait oublier que cet activisme a été aussi mis au service de politiques plus inclusives, de solidarité.
Ces villes veulent et savent traiter le logement insalubre, voire y maintenir des populations fragiles et ce malgré la pression des marchés immobiliers. Elles ont su et pu mieux connecter les quartiers populaires au reste de la ville. Elles ont su et pu, non sans difficultés, organiser une répartition plus harmonieuse de l’effort de construction de logements sociaux à l’échelle des métropoles.
Bref, au-delà des discours trop rapides qui opposent une France des villes à une France des champs, la tragédie de la rue d’Aubagne nous rappelle que les villes ne sont pas toutes gouvernées de la même manière. A l’échelle des villes comme à d’autres niveaux, la politique peut encore faire la différence !
Gilles Pinson est professeur de science politique à Sciences Po Bordeaux.