Il fait beau samedi au CentQuatre, lieu culturel du XIXe arrondissement de Paris. Des gens y dansent, d’autres pensent. Au Grand Paris, future métropole. Kezaco ? Un ovni survolant le périph et l’A86, un schmilblick où tous s’emmêlent les pinceaux. Pour tenter d’y voir plus clair, Libération y organisait samedi un forum, avec dix débats. Des salles noires, la lumière a parfois jailli. A la fin, un membre du public (plus de 2 000 personnes) résumait : «Il n’y a pas d’espace démocratique pour parler de ce sujet. Du coup, il n’y a pas d’appropriation des enjeux, alors qu’il y a une vraie appétence. Des journées comme celle-là, il en faudrait plein, plein, plein…»
Résumons. Enfin d’abord, rions un peu, parce que Patrick Devedjian, président UMP du conseil général des Hauts-de-Seine, a cité Marx : «Entre Paris et la banlieue, c’est une histoire de lutte des classes […]. Je ne suis pas marxiste, mais Marx n’a pas dit que des conneries», ironise-t-il. Dans les travées, on pouffe. Mais la réalité de la métropole ne prête pas tellement à rire : «Des territoires vont mal, avec de fortes inégalités, rappelle Pierre Mansat, président de l’Atelier international du Grand Paris (AIGP). Les transports font galérer de nombreux habitants. 450 000 personnes sont en attente de logement. Il y a aussi la question de la pollution. Si le Grand Paris est nécessaire, c’est aussi parce que quelque chose ne fonctionne pas.»
Pour Daniel Guiraud, président de Paris Métropole, syndicat mixte d’études regroupant 212 collectivités, «il ne faut pas reproduire avec les territoires alentour ce que Paris leur a fait subir durant de longues décennies». Y délocalisant cimetières, usines et logements sociaux. La maire de Paris, Anne Hidalgo (PS), veut croire que c’est du passé : «On a commencé à revenir sur des siècles de relation entre Paris et ses voisins.» Le message ? Paris comptera avec sa banlieue - ou ne comptera pas. D’ailleurs, la sociologue américaine Saskia Sassen, référence incontestée sur les métropoles globales venue de New York pour le forum, conseille aux élus de «protéger le tissu de petites villes du Grand Paris».
Mais entre les deux, règne le périph. Pour Yves Lion, architecte urbaniste, il faut «en finir avec l’enceinte». Hélas, l’anneau reste le seigneur. Pour l’instant : «Le périph deviendra un boulevard urbain comme Sébastopol, ça prendra un peu de temps, mais c’est inéluctable», affirme l’architecte Djamel Klouche.
Un projet est en partie lancé avec le Grand Paris Express (205 kilomètres de lignes automatiques, 69 nouvelles gares). Est-ce la bonne solution ? Jean-Michel Roux, économiste, en doute : «Quand on ne sait pas quoi faire, on fait de l’infrastructure : ça va de la bordure de trottoir au métro. On affirme que les futures gares seront des volcans de développement, mais par quelle opération du Saint-Esprit ? On se dit juste qu’un investissement public, ça peut servir en période de crise. Mais c’est un travail un peu bâclé dans la conception, et qui ne contribue pas à la construction de la métropole.»
Il faudrait pourtant, car l’enjeu est lourd. Le climatologue Jean Jouzel explique : «A la fin du siècle, il fera sept degrés de plus certains étés si rien n’est fait contre le réchauffement climatique.» Comment faire ? Jouzel ne «veut pas ouvrir ici le débat sur le diesel», mais 50 000 camions entrent chaque jour à Paris…
Le Grand Paris pourra-t-il améliorer la qualité de vie ? «On construit 35 000 logements par an, il en faudrait 70 000», rapporte Etienne Lengereau (la Poste). «Il faut créer des lieux de vie à quarante-cinq minutes de Paris, qui permettront de mieux vivre sans se taper le RER tous les matins», affirme Jean-Marc Borello (président du Groupe SOS). «Il faut partager les bureaux comme on partage les vélos», suggère aussi Etienne Lengereau. «Tous les jours, des gens font deux heures de voiture pour aller dans un bureau et allumer un ordinateur, décrit Philippe Sajhau (Smarter Cities-IBM). Si 15% restent chez eux, il n’y a plus de bouchons.» Un rien provocateur, Jean-Marc Offner, urbaniste, estime qu’«on n’a pas inventé les grandes villes pour travailler en bas de chez soi». Reste que même quand l’emploi existe, il n’est pas toujours simple de l’atteindre : «On a imaginé le système de transports en étoile le moins efficace du monde, pointe Borello. Pour travailler à Roissy, il faut y habiter, ou résider au centre de Paris. A Disney, ils ont construit des immeubles autour pour accueillir les jeunes Européens qui y travaillent. Mais des jeunes du coin auraient pu faire de bons Mickey.»
Djamel Klouche propose des «quartiers métropolitains productifs» où toutes les activités s’intègrent : travail, logements, commerces. «Il faut arrêter de spécialiser les territoires, de faire du zoning.» Sur le papier, c’est abandonné, mais dans la réalité, ça continue. L’architecte prône «la guerre contre les vieilles habitudes» : «Il faut devenir méchants avec les élus», affirme-t-il.
C’est le sujet qui fâche. Qui va diriger le micmac, avec 124 communes concernées, auxquelles pourraient s’en ajouter 47 autres qui ont le droit de frapper à la porte ? Annie Fourcaut, historienne, s’interroge sur l’institution : «La loi a créé une métropole dont on ne sait pas ce qu’elle va être. Très intégratrice, ou une fédération ? Je ne sais pas.»
La métropole apportera forcément un rééquilibrage, veut croire le maire de Nanterre, Patrick Jarry. Pour coopérer avec Paris à égalité, voire lui contester sa place, dans la culture notamment, et l’obliger à ne plus prendre d’initiative sans la banlieue. Mais Jarry prévient : «Les territoires sont en concurrence. La Défense capte les richesses. Si on ne régule pas, la métropole sera de plus en plus inégalitaire. Et si elle continue sur ce mouvement, elle n’a pas d’avenir.»
Centraliser le pouvoir ? Cette solution inquiète Daniel Breuiller, maire d’Arcueil, écologiste : «La loi a donné naissance à une métropole bien dans la tradition jacobine : on centralise les décisions et les financements. Beaucoup de gens pensent que, comme on a un système éclaté, on va tout régler en mettant un bon chef tout en haut. Non ! On préfère un système plus "bottom up".»
Enfin, les frontières retenues font débat. En gros, celles de l’ancien département de la Seine, soit 6,5 millions d’habitants sur les 12 de la région. Résultat : 45% de la population d’Ile-de-France est dehors. L’urbaniste Philippe Panerai craint qu’au-delà de la ligne, ne se crée une nouvelle banlieue «où l’on oubliera ce qui se passe».
Ont-ils une place ? Mohamed Mechmache (AC le feu, Pas sans nous) en doute : «La grande métropole, c’est un joli nom, mais ça nous fait peur.» Il y voit un gros machin, «construit avec des élus et des hauts fonctionnaires», alors qu’il se bat pour une «co-construction». «Si les habitants subissent la métropole, ils ne vont pas la comprendre et peut-être la rejeter.» Mechmache interpelle les élus : «Ce serait très bien de travailler ensemble. Il ne faut pas que vous construisiez le socle commun et que les habitants arrivent en bout de course. Si c’est juste pour nous demander de quelle couleur repeindre la cage d’escalier, ça ne marchera pas. On l’a vu pour des opérations de rénovation urbaine.» Hélas, la gestion municipale «fonctionne comme celle de petits Etats» : «Le maire est président de sa petite république», rappelle Philippe Estèbe, géographe.
La métropole est là pour casser ces pratiques, rétorquent les élus. D’abord, ils auraient tous compris qu’il faut faire ce Grand Paris, ce qui est déjà un progrès, dixit Laurent Lafon, maire (Nouveau Centre) de Vincennes : «Certains y vont avec résignation, ou sans bien comprendre, d’autres avec conviction. Mais tout le monde est dans le train.» E n plus, ils se parlent. Maire de Rueil-Malmaison, Patrick Ollier (UMP) travaille avec Patrick Jarry, maire Gauche citoyenne de Nanterre, car il vaut mieux «être plus intelligent ensemble que d’avoir des problèmes séparément». Ollier assure écouter les citoyens : «A Rueil-Malmaison, on ne coupe pas un arbre sans faire une réunion de citoyens. Si, si, et ça m’enquiquine assez…»
Mais le plus gros chantier du Grand Paris sera celui qui explosera les murs mentaux. «Qu’est-ce qui empêche l’Etat d’installer ses ministères en Seine-Saint-Denis ?» demande Nordine Nabili, le fondateur du Bondy Blog. Ecrivain, Mouloud Akkouche avait l’habitude, habitant Montreuil, de voyager «en BM» - pour bibliothèque municipale. «En banlieue, on entend plutôt les sirènes de la BAC que Jean-Sébastien Bach, rappelle-t-il. La culture est hyper importante pour désenclaver le mental.»
A sa façon, Renaud Charles, l’un des fondateurs du site Enlargeyourparis.fr, le fait. Il suggère aux habitants de Paname de larguer les amarres, en leur rappelant que «Paris, c’est riquiqui, avec 100 km², alors que New York en fait 1 200 et Londres 1600». «Il faut que l’imaginaire de Paris déborde du périph, dit-il. L’Ile-de-France, c’est 25% de forêt. Qui connaît la forêt de Bondy ? Il suffit de prendre le RER B à Luxembourg et vingt-cinq minutes plus tard, vous êtes au parc de Sceaux. Allez au parc de la Courneuve : 410 hectares, plus grand que Central Park !»
Marcheur et urbaniste, Paul-Hervé Lavessière s’est baladé autour de Paris à la manière de Stevenson dans les Cévennes (1). Ce Toulonnais assure désormais que le terme «banlieue» ne lui convient plus. Il a vu «un territoire pas gris, pas glauque, pas triste, plein de vie». Y a de l’espoir, alors ?
(1) «La révolution de Paris, sentier métropolitain», Wildproject.
Photos Julien Pebrel. MYOP