19 Février 2010
Sur Parisregionales.fr
Annie Fourcaut est historienne de la ville. Professeur à Paris I Panthéon-Sorbonne, elle a publié « Paris/Banlieue, conflits et solidarité« . Elle estime que le Grand Paris est un débat politique récurrent dans l’histoire de France. Une querelle entre élus locaux et l’Elysée, qui, selon elle, « embrouille volontairement le débat« .
PariRégionales.fr : Existe-t-il une identité francilienne ?
Annie Fourcaut : Ça serait le souhait des élus régionaux, mais je ne suis pas sûre qu’elle existe. Elle est masquée par une série d’identités emboitées, des identités de quartiers, communales ou de banlieue. Malgré le marketing autour de la région, je ne pense pas que l’Ile-de-France soit une réalité identitaire. Il y a sûrement des problèmes communs et spécifiques par rapport aux autres régions, mais je ne pense pas qu’on puisse parler d’identité.
Qu’est ce qui rassemble les Franciliens alors ?
C’est la région la plus riche de France, une des plus riches d’Europe, et en même temps c’est une région où les poches de pauvreté et de ségrégation sont les plus fortes, où les problèmes dits de banlieue sont les plus aigus. Donc c’est une région très paradoxale. Elle concentre l’extrême richesse et le pouvoir, et des poches d’extrême pauvreté et de difficultés sociales. Je suis pas sûre qu’il y ait d’autres régions en France qui présentent autant de contrastes.
« La décentralisation, c’est la grande révolution en France de la fin du XXe siècle »
Est-ce que la création des régions à changé l’approche politique qu’on a de l’Ile-de-France ?
En 1976, quand la région est créée, elle n’est pas créée tout de suite avec l’élection de conseillers régionaux au suffrage universel. Ce qui change la donne, c’est l’élection et la décentralisation. Les choix décisifs pour la vie quotidienne des Franciliens sont faits maintenant par les élus régionaux, départementaux ou communaux. Les lois Deferre de 1982 et 1985 et les étapes de la décentralisation ont complètement changé la politique locale. Je suis convaincue que la décentralisation, c’est la grande révolution en France de la fin du XXe siècle. Mais l’histoire de la décentralisation est courte, surtout par rapport à l’Allemagne, l’Espagne ou l’Italie. La France a été complètement centralisée pendant des siècles, jusqu’en 1982. Au regard d’une histoire longue, ça ne fait que trente ans qu’on décentralise les pouvoirs, c’est rien ! Nos voisins ont une très ancienne habitude de se percevoir comme Catalans ou Siciliens par exemple. Nous comme franciliens, non.
Par contre, est-ce qu’il existe une identité quand on vient de banlieue, ou de Paris même ?
Je n’aime pas le terme d’identité, c’est très flou et ça ne veut pas dire grand chose. L’Ile-de-France est une construction qui rassemble des territoires très différents, c’est une évidence. C’est un emboitement d’identités. Il y a Paris, « l’anneau dense », et autour des régions totalement rurales. C’est une région très hétéroclite. De ce point de vue, l’Ile-de-France est unique.
Et le projet de Grand Paris, en quoi est-ce nouveau ?
Ce n’est pas nouveau, Haussmann y pensait déjà. L’annexion de 1860, c’était déjà étendre un Paris trop petit. Il songeait à annexer une partie de la banlieue nord, dite « utile ». Dans l’entre-deux guerres, le département de la Seine, c’est une sorte de Grand Paris. Une instance élue gérait Paris et sa proche banlieue. C’est un débat récurrent, qui trouve des solutions diverses selon les périodes et le débat ressort aujourd’hui parce qu’on n’a pas pensé l’Ile-de-France depuis la création des villes nouvelles.
« Le président de la République a voulu embrouiller le débat sur le Grand Paris ».
Selon vous, quels sont les principaux enjeux de ce Grand Paris ?
Le problème est que c’est un débat très embrouillé. Le président de la République a voulu l’embrouiller. Il y a eu la mission de Christian Blanc, qui a lancé l’idée d’un « super métro », mais aussi le concours du « Grand Pari », avec les dix équipes d’architectes, qui ont toutes sorti des versions différentes du Grand Paris. Mais on a aussi eu la vision du maire de Paris et de son adjoint, Pierre Mansat. Et puis la version de Jean Paul Huchon qui dit que le Grand Paris c’est l’Ile-de-France. On peut aussi parler de la commission Balladur qui a son point de vue sur la question. Ça fait au moins 5 versions.
C’est un débat trop politique ?
En tout cas, le débat est embrouillé volontairement. Il y a une volonté de l’État de reprendre la main sur ce dossier. Si on suit l’histoire administrative et politique, ce sont les élus locaux qui devraient gérer ce dossier. Le problème est que Paris, c’est la capitale, et que les grands choix pour cette ville ont toujours été faits à l’Elysée.
« Le Grand Paris devient un mille-feuilles incompréhensible »
Vous pensez donc que Nicolas Sarkozy souhaite que l’avenir de Paris reste entre les mains de l’Elysée et pas des élus locaux ?
Oui, mais c’est impossible de le dire comme ça politiquement. Ça va à l’encontre de l’évolution administrative depuis les lois Deferre. Christian Blanc, c’est un écran de fumée, les dix architectes, c’est aussi un écran de fumée. D’ailleurs, Nicolas Sarkozy avait dit qu’il reprendrait la main sur ce dossier dans son discours de Roissy du 26 juin 2007. Il veut faire ce que De Gaulle a fait avec Paul Delouvrier, mais la France de De Gaulle n’est pas celle de Nicolas Sarkozy. Le pouvoir n’était pas décentralisé et il pouvait imposer les réformes sur ces questions. Christian Blanc ne peut pas être le Delouvrier de Nicolas Sarkozy. Il faut trouver une autre voie aujourd’hui, les élus ont trop de pouvoir pour que ça se passe comme ça aujourd’hui, d’où le véritable imbroglio. Avec tous les projets, le Grand Paris devient un mille-feuilles incompréhensible pour le citoyen lambda.
Alors justement, qu’attendez-vous du débat sur cette question pendant les régionales ?
(rires) Je n’en espère rien du tout. Le débat est assez technique, et puis il y a une question politique. Quelle est l’instance élue qui va gouverner ? Et quel va être le périmètre de cette instance ? Ce sont les principales questions. J’espère qu’on y répondra.
« La rupture avec la grande couronne est une vieille fracture ».
Une des raisons d’être du Grand Paris est de faire interagir la banlieue avec le centre, et de combler le déséquilibre qui existe entre ces deux espaces. Comment peut-on y arriver ?
Ça se fait déjà. Depuis que Bertrand Delanoë a pris la mairie de Paris par exemple, il a lancé ce chantier en nommant un délégué territorial à l’Ile-de-France. Les interactions Paris-banlieue se font déjà. Il y a des contrats communs entre Paris et le Val de Marne, le XXe et Pantin, le XVIIIe et Aubervilliers, etc. Il y a des tas de projets communs. Tous les projets d’aménagement de Paris se font aujourd’hui de part et d’autre du périphérique.
Ces collaborations existent pour « l’anneau dense », mais pas pour la grande couronne …
C’est une vieille fracture. Prenez une carte ancienne, ça correspond au découpage d’avant 1964. « L’anneau dense » correspond à l’ancienne Seine. Les régions les plus en difficultés correspondent à l’ancienne Seine et Oise. C’était déjà un département sous administré, c’est très net dans le 93. Ce qui ne posait pas problème dans le cadre d’un département rural, mais avec l’urbanisation, la construction de grands ensembles, c’est devenu problématique. La fracture ne date donc pas d’il y a 10 ou 20 ans. Le tournant des années 1970-80 a dû accroître ces difficultés, mais la véritable rupture date du début de la deuxième partie du XXe siècle.
Propos recueillis par Ivan Valerio