7 Juillet 2008
LE GRAND PARIS EST TROP PETIT PAR FRANÇOIS LECLERCQ
Il y a tout juste soixante ans paraissait Paris et le désert français*. L'ouvrage de Jean François Gravier allait contribuer à stigmatiser pour longtemps une réalité jacobine affublée de tous les maux. Cette analyse trouvait sa traduction graphique dans des cartes montrant la France comme une toile d'araignée dont le centre serait Paris, ce géant hégémonique. Selon cette vision, capitale vorace plus que fédératrice, Paris se gorgeait de toutes les énergies nationales, asséchant inexorablement sa province. Depuis, de multiples volontés transversales et régionalisantes ont partiellement infléchi la tendance. Pendant soixante ans, la DATAR a œuvré à dépolariser un territoire et redonné à quelques villes une autorité nouvelle. Néanmoins, la centralité parisienne persiste toujours. Elle n'a même, pourrait-on dire, jamais été aussi rayonnante. Toutefois, le rapport à cette centralité, lui, a changé. Les grandes villes françaises autrefois victimisées appellent de leurs vœux leur connexion au centre, par tous les liens qui peuvent s'offrir : autoroute, TGV, avion etc. Pour construire leur stratégie de développement, elles clament leur proximité : Lille est à une heure de Paris, Rennes à deux. Désormais, loin de remettre en cause la centralité parisienne, elles la nourrissent en revendiquant leur satellisation. La sociologue Saskia Sassen a donné les raisons d'un tel renversement. Paris figure parmi ces quelques centres mondiaux, qui concentrent l'immense majorité des fonctions décisionnelles, du pouvoir économique, financier, politique, médiatique. Ces nouveaux centres n'existent plus en référence à une aire territoriale qu'ils domineraient, mais par leur appartenance à un réseau de villes monde, connectées entre elles. La géographie a changé : les grandes mégalopoles sont comme un chapelet d'îles reliées entre elles, dessinant un nouvel espace mondial qui répond davantage à la figure du réseau qu'à celle de l'aire d'influence. Ce qui anime les villes françaises, cette nouvelle tentation du centre, est donc l'expression d'un impératif de survie : se rapprocher de la centralité parisienne, c'est se rapprocher du monde, c'est exister en somme. Un renversement s'est donc opéré dans le statut de la centralité parisienne. Il n'affecte cependant pas seulement les stratégies des grandes et moyennes villes françaises, mais plonge paradoxalement Paris dans une crise identitaire. A bien des égards, ce rôle nouveau est lourd à porter. Pour assumer son statut de centre, penser son développement, s'aménager, la centralité parisienne doit désormais penser l'espace non plus comme une continuité territoriale, mais comme une équation entre le temps et la distance. Paris n'est plus un territoire suzerain, bordé par ses enceintes, mais une centralité difficilement bornable, délimitable, un pivot fonctionnel entre des territoires de différentes échelles. Prendre la mesure d'un tel retournement supposerait pourtant que l'on se défasse d'une lecture traditionnelle du territoire, et de l'organisation politico-administrative qui sous-tend son aménagement. Dans un contexte où l'Etat se retire toujours plus des territoires, le projet urbain semble trop souvent prisonnier du municipalisme ambiant et de ses tentations insulaires. L'enjeu est bien dans la mue politique et administrative qui doit permettre de mener des projets d'aménagement au-delà des regards trop locaux et à la rencontre d'échelles multiples. La tentation est forte aujourd'hui d'ériger le Grand Paris comme une réponse à ces défis. II semble pourtant que, loin de nous en prémunir, cette vision du Grand Paris ne nous replonge dans les affres du localisme sous une autre forme. Obnubilé par la polarité Paris-Banlieue, le débat actuel ne semble poser la question de la place de Paris qu'en référence à son territoire immédiat. Repousser un peu plus les frontières parisiennes permettrait certes d'en finir avec une césure surannée. Mais elle ne ferait que perpétuer la vision classique et désormais obsolète du développement des villes, fondée sur la croissance concentrique et les principes de contrôles territoriaux. La question du Grand Paris n'est pas une question de politique intérieure francilienne, ou de politique extérieure parisienne. Paris peut devenir plus grand, non par des annexions mais par un renforcement de sa compétence : celle d'une interface unique qui mette en circulation le local, le national et le global. La question de son périmètre importe moins que sa capacité à se rendre plus accueillante pour les fonctions qui font sa centralité. Le retrait progressif de l'Etat nous laisse orphelins d'un acteur capable de porter une vision de Paris dans sa triple inscription spatiale. Depuis 1960, seule la Défense, quartier satellite du centre, semble exprimer une véritable décision métropolitaine. Le succès de la Défense tient dans sa lisibilité à l'échelle du monde, qui en fait un lieu de destination économique évident. La force de ce projet fut de pouvoir penser à grande échelle son intégration dans les réseaux mondiaux, et d'offrir ainsi un prolongement au triangle d'or des affaires de l'Ouest parisien. Après beaucoup d'opprobre, ce quartier peut paraître exemplaire à plus d'un titre : une esthétique fascinante qui a sans doute sauvé celle du centre de Paris qui n'aurait pu résister à la pression foncière et financière de cette époque glorieuse. Les surfaces nécessaires ont trouvé un accueil plus à l'ouest dans l'axe historique. 90% des travailleurs de la Défense utilisent les transports en commun, ce qui en fait un des quartiers les plus “verts” d'Europe, une nouvelle génération de tours pouvant prouver la compétence de ce genre de bâtiments à gérer l'énergie de la manière la plus efficace. Au-delà des regards locaux L'agglomération souffre aujourd'hui de son incapacité à produire ce genre de décisions administratives fortes qu'aucune ville seule ne saurait engendrer. Il manque aujourd'hui l'organe décisionnel capable d'aborder une réflexion d’aménagement à une échelle élargie, en résonance avec les grands réseaux. C'est pourtant à cette échelle que prend un sens la réflexion sur le développement économique et ses nouvelles polarités. II semble inconcevable qu'on n'ait pas su mettre à profit l'immense accessibilité des territoires de Seine-Saint-Denis, situés à proximité des grands réseaux, entre Paris et Roissy, au sein d'un nouveau grand projet d'échelle métropolitaine. Le marché peut accueillir un tel projet, la vigueur de la demande le montre. Plusieurs questions fondamentales pour le développement territorial resteront en suspens sans l'émergence d'un pouvoir décisionnel se plaçant au-dessus du local, rôle qu'autrefois l'Etat assumait. Les déséquilibres dans la fiscalité locale et l'iniquité dans la tarification des transports ne peuvent être abordés ni à l'échelle, ni avec les prérogatives d'une municipalité, d'un département ou d'une région. La question de l'urbanisme commercial, trop peu abordée, représente également un vaste enjeu territorial. Le développement durable ne peut plus passer par un modèle qui s'est construit autour de la grande surface et de son accessibilité par la voiture individuelle. La réapparition d'un acteur surplombant se justifie par la nécessité de penser l'aménagement en relation à la mobilité et non plus seulement en relation au territoire environnant. Cela sous-entend la fin de l'urbanisme insulaire et du “tout municipal”. Cela suppose de revendiquer concrètement la primauté des réseaux sur la ville, de réaffirmer qu'ils prédéterminent la ville dans sa croissance et sa forme, et non l'inverse. Au lieu de cela, on agit aujourd'hui comme si les réseaux devaient suivre l'urbanité, s'y adapter, s'y fondre. Chaque projet urbain amène aujourd'hui avec lui un improbable tramway qui développe des circonvolutions au gré des irrégularités du tissu urbain. La ville devient illisible, la mobilité s'en trouve diluée. A l'inverse, une ville comme Paris s'est formée dans le temps sur ses capacités à inventer et assimiler ses réseaux au fur et à mesure de son développement, quitte à laisser la part trop belle au réseau routier dans la deuxième moitié du XXe siècle. Cette ville existe avant tout à travers ses réseaux. Un maillage très singulier existe en comparaison d'autres métropoles, qui donne toute sa spécificité à Paris : dense, attractive, distribuante. Paris reste judicieusement situé entre Orly et Roissy, posé sur le plus beau réseau de métro qu'il soit. Cinq gares desservent la capitale, RER et TGV renforçant ce sentiment d'extrême mobilité.
PARIS N'EST PLUS UN TERRITOIRE SUZERAIN, BORDE PAR SES ENCEINTES MAIS UN PIVOT FONCTIONNEL ENTRE DES TERRITOIRES DE DIFFERENTES ECHELLES. Il faut ainsi accepter cette mobilité comme une chance, tenter toujours de l'améliorer, même là où elle est déjà forte, au centre de Paris. De nouveaux projets peuvent se baser sur le perfectionnement de ces réseaux et de leur capacité à accueillir de nouveaux développements. Un projet de la SNCF a ainsi imaginé le raccordement des gares de Lyon et du Nord, en souterrain en créant une nouvelle gare sous la République. Un tel projet, en plus de fluidifier un trafic pénalisé par des gares en cul-de-sac, permettrait aux trains en trois arrêts de desservir la quasi-totalité des lignes de métros et RER. Il mettrait aussi Lille à trois heures de Lyon, Bruxelles à cinq de Marseille, et rendrait Montreuil ou Poissy plus proches de Londres ou de Lyon. Même si développer cette hypermobilité parisienne peut sembler une provocation au regard du développement des infrastructures en France, l'équation “plus c'est centripète, plus c'est centrifuge” est garante du rôle de pivot de Paris, rapprochant les territoires les uns des autres. Le renforcement de ce rôle donnera plus de consistance à son statut de ville monde, qui paraît reposer dans cette nature de gateway : être à la fois le lieu de passage qui met en relation le proche et le lointain, mais également l'espace de sédimentation qui contient en lui-même chaque partie du monde. Paris doit se construire sur cette vision où l'étranger n'est pas vu seulement comme un miséreux qui demande l'accueil, mais aussi comme celui qui amène sa part de développement par son passage. La métropole parisienne est la chance du territoire français, et non son mal profond. Il faut désormais en prendre acte et lui accorder les attributs que lui réclame sa vocation globale. François Leclercq
* Voir François Leclercq, Pour la ville quel que soit l'état du monde, Editions JMP, 2006. AMC / n°173 / octobre 2007
le texte en PDF : http://ddata.over-blog.com/xxxyyy/0/54/07/70/legrandparisesttroppetit.pdf