Maurice Audin, deux articles de Florence Beaugé, dans Le Monde
27 Mai 2007
Rédigé par Pierre MANSAT et publié depuis
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Le meurtrier, un tortionnaire décoré de la Légion d'honneur ? L'affaire Audin" est un meurtre politique, sans cadavre ni issue judiciaire. Parce qu'il s'agissait d'un Européen, cette "disparition" n'est pas passée inaperçue en métropole, il y a cinquante ans, à l'inverse de celle de milliers d'Algériens. A l'initiative du comité Audin qui se créa alors, un acte exceptionnel eut lieu, fin novembre 1957, à la Sorbonne, à l'initiative du mathématicien Laurent Schwartz : la soutenance de thèse de Maurice Audin, en son absence. Au terme d'une enquête minutieuse, l'historien Pierre Vidal-Naquet a reconstitué le scénario de ce qui s'est probablement passé entre le 11 et le 21 juin 1957. Ce récit a été publié, dès 1958, sous le titre L'Affaire Audin, puis réédité en 1989 aux éditions de Minuit. A l'abri des lois d'amnistie promulguées en cascade depuis l'indépendance, les tortionnaires de Maurice Audin ont poursuivi tranquillement leur carrière au sein de l'armée. Le meurtrier présumé du jeune mathématicien a même été décoré de la Légion d'honneur (il est mort avec le grade de commandeur). A ce jour, la République française n'a toujours pas reconnu solennellement l'assassinat d'Audin, devenu l'emblème à la fois de la "torture d'Etat" pendant la guerre d'Algérie et de l'engagement de nombreux Européens aux côtés des Algériens dans leur lutte pour l'indépendance. Au moment du brusque retour de mémoire sur la guerre d'Algérie, intervenu en France au début des années 2000, ("regrets" du général Massu, aveux du général Aussaresses...), Josette Audin, la veuve de Maurice Audin, a repris espoir. En 2001, elle dépose plainte pour "crime contre l'humanité", "enlèvement" et "séquestration". En mai de la même année, un ancien sergent, Yves Cuomo, révèle que le prisonnier qui s'est enfui de la Jeep qu'il conduisait, le 21 juin 1957 à Alger, n'était peut-être pas Maurice Audin. La version officielle présentée alors par l'armée pourrait avoir été montée de toutes pièces, laisse-t-il entendre. Yves Cuomo s'arrête là. Josette Audin, quant à elle, est déboutée de sa plainte en 2002. La justice estime qu'il n'y a pas matière à rouvrir l'affaire. Bien que les principaux protagonistes de cette affaire disparaissent au fil des ans - le général Massu est mort en octobre 2002 -, il reste des gens qui "savent", cela ne fait aucun doute : de hauts gradés, au sein de l'armée, et d'ex-ministres, aujourd'hui tous à la retraite. Le seul à avoir brisé l'omerta sur la guerre d'Algérie, le général Aussaresses, fait sans doute partie des "conjurés" mais refuse obstinément de livrer la vérité. "JE REVOIS SON VISAGE" Dans son appartement de la banlieue parisienne, Josette Audin attend toujours. Cette femme discrète, à la santé chancelante, âgée aujourd'hui de 76 ans, donne l'impression que sa vie s'est arrêtée en juin 1957. Elle pense en permanence au disparu mais n'en parle jamais. Pas même avec Maurice, 19 ans, étudiant en maths sup, l'un de ses six petits-enfants. Trop douloureux. A 85 ans, Henri Alleg reste toujours alerte. Il rentre même d'une série de conférences aux Etats-Unis. L'auteur de La Question est le dernier à avoir vu Maurice Audin vivant (hormis ses assassins). L'un et l'autre se sont croisés au centre de tortures d'El-Biar, en ce mois de juin 1957. "Il faisait chaud. Maurice portait une chemisette. Je revois son visage défait. Son bourreau l'a amené devant moi et lui a crié : "Audin, dis à ton ami les horreurs qu'on t'a faites hier soir. Ainsi, ça lui évitera de les subir, lui aussi !", se souvient Henri Alleg. Maurice m'a regardé. Il a juste lâché dans un souffle : "C'est dur, Henri..."" Florence Beaugé
Maurice Audin, le fantome d'Alger Son souvenir ténu plane sur Alger, fantômatique. Un nom et une légende. "Maurice Audin ? Il était avec les Algériens pendant la révolution, c'est tout ce que je sais", lâche un jeune, assis sur l'unique banc de la place Audin, en plein centre-ville. "C'était un révolutionnaire, mais un Français de souche. Il y a quelques années, quelqu'un avait même collé sa photo ici", dit son voisin de banc, en montrant le tunnel des Facultés qui déverse sur la place son flot incessant de voitures. Que font-ils là tous les deux, en milieu d'après-midi, dans les gaz d'échappement ? "On attend un visa !" répondent-ils en riant, avant d'ajouter : "On passe le temps. De toutes façons, on n'a pas de boulot !". La place Audin est le lieu de rendez-vous favori des Algérois. Elle se situe au carrefour de deux des artères les plus connues d'Alger, la rue Didouche (ex-rue Michelet) et le boulevard Mohammed-V (ex-Camille-Saint-Saëns). Taxis et bus s'y croisent sans discontinuer. Voilà belle lurette que les plaques "Maurice Audin" qui avaient été apposées en haut de trois réverbères, au moment de l'inauguration de la place, au début des années 1970, sont tombées. Peu importe. Rares sont les Algériens qui ignorent où se trouve la place Audin. A la boutique Audin Sports située sur la place, la vendeuse avoue avec un grand sourire : "Audin ? Je connais ce nom, mais je ne sais pas du tout qui c'est !" Même perplexité à la librairie Audin, spécialisée dans la vente d'ouvrages universitaires. "C'était un médecin, je crois. Il était du côté des Algériens. Il dénonçait ce que faisait la France", avance timidement une jeune fille en hidjab. "Il me semble que c'était un poète", dit une étudiante. Sur les murs du magasin, on a dressé d'immenses portraits de l'émir Abd El-Kader (résistant de la première heure à l'occupation française, au XIXe siècle), de Galilée, de Jules Verne, d'Albert Einstein ou encore de Freud. D'Audin, point. "Je n'ai jamais réussi à trouver une photo de lui !", se désole l'une des responsables de la librairie. Elle se console en imaginant que le disparu ressemblait "à cet homme-là". Du doigt, elle désigne un mannequin en carton, grandeur nature, qui, entre deux pots de fleurs en plastique, invite les visiteurs à descendre au sous-sol. Comparaison insolite mais pas déplacée. L'homme en carton a une silhouette juvénile. Il porte un pantalon légèrement démodé. A la limite, on pourrait le prendre pour Maurice Audin. Voilà cinquante ans tout juste que ce mathématicien communiste de vingt-cinq ans, assistant à la faculté des sciences d'Alger, marié et père de trois enfants en bas âge, a disparu à Alger. Le 11 juin 1957 au soir, les parachutistes français viennent l'arrêter à son domicile, en pleine "bataille d'Alger". Ils le soupçonnent d'aider les indépendantistes du Front de libération nationale (FLN). Dix jours plus tard, le 21 juin, Josette Audin, enseignante en mathématiques dans un lycée d'Alger, apprend que son mari s'est "enfui" de la Jeep qui le transférait d'un lieu de détention à un autre. Depuis, plus rien. Maurice Audin s'est volatilisé. Son corps n'a jamais été retrouvé. Et la version officielle donnée par l'armée n'a jamais été rectifiée, même s'il est à présent admis que le jeune universitaire est mort sous la torture, au centre d'interrogatoires d'El-Biar, sur les hauteurs d'Alger, là même où a été supplicié Henri Alleg, directeur du journal Alger républicain et futur auteur de La Question. Difficile de croire que ce bâtiment de cinq étages, aujourd'hui transformé en immeuble d'habitations, a pu abriter tant de souffrances. Une centaine de familles vivent dans ce HLM hérissé de paraboles, d'où l'on aperçoit chaque nuit le minaret illuminé de la place Kennedy toute proche. Nassim, 25 ans, jeans et tee shirt bleu ciel, queue de cheval dans le cou, est né ici. "Mon père m'a tout expliqué. Ici, c'était un des pires centres de torture de l'armée française en 1957. Audin ? Non, ça ne me dit rien. Mais je sais qu'un avocat, Ali Boumendjel, a été jeté du haut du cinquième étage, sur ordre d'Aussaresses, ainsi qu'un imam", raconte-t-il. Place du 1er-Mai, dans le quartier dit du Champ-de-Manoeuvre, l'immeuble HLM où ont habité Maurice Audin et sa famille existe toujours. Ceux qui occupent aujourd'hui, au troisième étage droite, le trois-pièces abandonné en mars 1962 par Josette Audin en raison des menaces de l'OAS, connaissent l'"affaire Audin". "Nous sommes arrivés ici en 1962, en provenance de Batna, dans les Aurès. Ma mère a eu vingt enfants, dont dix qu'elle a élevés dans cet appartement. Moi-même, j'ai grandi ici", dit en souriant l'habitant des lieux, un homme d'une quarantaine d'années, employé dans une société de transports, qui rentre tout juste de la mosquée. Maurice Audin ? Oui, il sait qu'il a vécu ici. "Les "anciens" parlent encore de lui, de temps en temps. Dites à sa femme et à ses enfants qu'ils sont les bienvenus ici", poursuit-il devant son épouse, une jeune femme vêtue d'un hidjab noir et d'une djellaba rouge, entourée de leurs quatre jeunes enfants. Pour ce couple, Maurice Audin était "un homme très brave", qui a eu "un rôle pendant la révolution". Lequel ? L'un et l'autre l'ignorent. En revanche, ils savent à quoi ressemblait le diparu. "Il y a quelques années, un peintre avait placardé la photo d'Audin partout dans Alger. Il y avait son portrait, en bas, sur le mur de l'immeuble", se souvient le mari. "Oui, c'est comme cela que nous savons à quoi il ressemblait !" ajoute la femme. C'est en avril 2003 que Maurice Audin reprend brusquement vie à Alger. Un des plus grands noms de l'art contemporain, Ernest Pignon-Ernest, décide cette année-là de faire ressortir le mathématicien de l'oubli et de contribuer, à sa manière, à la réconciliation entre la France et son ancienne colonie. Pour lui, "la singularité tragique" d'Audin, ce corps que l'on n'a jamais retrouvé, "ce mensonge, ce non-dit", symbolisent parfaitement la relation franco-algérienne. Après s'être imprégné de la vie du disparu à l'aide de photos, de livres, d'entretiens, Pignon-Ernest réalise un portrait d'Audin et en fait un tirage sérigraphique. Il se rend ensuite à Alger et colle sur les murs de la ville une trentaine de ces images, dans les lieux où a vécu, travaillé et souffert Audin. Au fil des mois, les dessins vont s'enrichir de graffitis, de déchirures, de traces d'humidité et de pollution... Pignon-Ernest s'en réjouit. Il travaille sur l'éphémère. Son objectif n'est pas de durer, mais d'amener à regarder différemment les lieux où figuraient ses oeuvres, après leur disparition. Pari tenu. Il ne reste plus rien, aujourd'hui, des sérigraphies de Pignon-Ernest. Mais beaucoup s'imaginent avoir vu Maurice Audin, ici et là à Alger, y compris sur des murs où son portrait n'a jamais figuré. L'absent est devenu présent, ainsi que le souhaitait l'artiste. Florence Beaugé Article paru dans l'édition du 21.06.07.