5 Août 2009
1743-1793 . Le plus détesté des révolutionnaires a « annoncé » les luttes modernes.
Notre époque s’est entichée de la reine Marie-Antoinette ; elle compense sa vulgarité obscène par des nostalgies d’élégances aristocratiques à jamais perdues ; pour un peu elle trouverait des grâces aux flatulences de Louis XVIII, ce fuyard, comme l’autre. Bref, notre temps sent le moisi des Restaurations et livre parfois d’inquiétantes lueurs de contre-révolution. 1789 lui fait donc horreur. Et Jean-Paul Marat est la figure même de sa détestation. Il est vrai qu’il est laid et petit, sale, pauvre, malade, osseux, cruel, fiévreux, agité. Son domaine : une cave avec baignoire et soupirail. Ses biens : trois hardes et quelques livres. Comme Robespierre et Saint-Just. Ces jeunes gens opposent à l’opulence théâtrale, séculaire et satinée de la cour, une morale : ils sont nus. Ils n’ont rien : sauf la foudre de l’amour fou de la justice humaine, et l’incendie de leur intelligence. C’est peut-être Marat le plus intelligent, mais aussi le moins aimable…
Avant de feuilleter le livre d’images - rien que des images, mais des images dont nous sommes à la fois les enfants et les gardiens -, il n’est pas inutile de savoir que la marine soviétique avait baptisé l’un de ses cuirassés du nom de Marat : le 14 novembre 1941, Hans Rudel, pilote d’un avion de chasse allemand Stuka, l’a frappé à mort d’une bombe de
1 000 kilos.
Commençons donc par la fin, puisqu’elle éclaire tout le chemin : Marat n’a pas été en quelque sorte « béatifié » par le supplice suprême de la guillotine (il n’est pas « mort sur la croix » comme ses camarades…), mais est tombé sous la lame d’un misérable coutelas…
Sainte Charlotte du Hachoir
Le 13 juillet 1793, Charlotte Corday porte le coup de haut en bas, comme une professionnelle du crime. L’eau de la baignoire rougit. Marat meurt presque aussitôt. Elle a acheté le poignard - à manche d’ébène - chez un coutelier dans les galeries du Palais-Royal. Lamartine a tout vu, il a surtout vu Marat « la poitrine velue, les membres grêles, la peau livide ». Ah, que voulez-vous, on peut être ce grand benêt de poète national pleurnichard et comprendre quand même l’appel du couteau dans cette « poitrine velue »… Charlotte Corday est « la Jeanne d’Arc de la liberté », pour l’auteur des Méditations, qui, emporté par son élan, la hisse au panthéon céleste comme « l’ange de l’assassinat » ! La métaphore laisse baba si l’on veut bien considérer très prosaïquement que mademoiselle Corday d’Armont a saigné Marat comme on saigne un cochon sans défense. La virginité fera le reste, exaltée sous les traits de l’innocence et de la pureté par tous les hagiographes. « De l’amour refoulé », écrit benoîtement Lamartine. Freud aurait pu faire son miel de cette trinité : la Révolution, le meurtre, la libido… « L’archange de la Terreur » (Saint-Just) était un génie politique : la Vierge blanche n’a pas vu plus loin que le bout de son nez. Son geste relance le feu révolutionnaire dans tout le pays ; les funérailles de Marat sont triomphales et son coeur embaumé est suspendu à la voûte du club des Cordeliers ; tous les « leaders » se disputent sa popularité ; la propagande girondine pour stopper le cours des événements est réduite à néant. Il y aura plus tard Jean Jaurès pour se demander si, Marat vivant, les funestes déchirements qui vont opposer Danton et Robespierre n’auraient pas été évités…
Le métal corrupteur
Avec quelle gourmandise du vocabulaire Marat fait monter sur les planches de son théâtre, autrement dit son journal l’Ami du peuple, la troupe des illustres personnages, « grands magistrats en moustaches », « conseillers d’État en perruque à queue », « ducs superbes en habits bourgeois », prélats pacifiques », qui ne perdent rien pour attendre, quelques lignes plus loin, d’être désignés comme « les sangsues publiques, les marchands de paroles, les agents de la chicane, la vermine du palais ». Et quand il décrit le tableau « des riches qui dorment sur le duvet sous des lambris dorés ; dont la table n’est couverte que de primeurs ; dont tous les climats sont mis à contribution pour flatter la sensualité et qui dévorent en un repas la subsistance de cent familles », c’est après avoir « filmé » la détresse de ceux qui « exténués, par la faim et à demi-nus, se retirent la nuit dans des tanières, où ils sont toute l’année étendus sur du fumier aux injures des saisons ». Ainsi est là le citoyen Marat : douloureusement sincère, extraordinairement sérieux, révolutionnaire et désespéré, haineux, tragique, prophétique. « Le prophète est celui qui crie que l’histoire ne tourne pas rond », écrit Jean Massin auquel répond Primo Levi : l’ennui avec les prophètes, c’est qu’on ne sait jamais distinguer les vrais des faux…
Marat est un « homme de l’esprit » parmi les légistes, les médecins, les gens de lettres, les écrivains, les savants. Tout jeune il est avide de penser et de savoir. Il se gave de Rousseau. Finalement il s’oriente vers la médecine, et rentre dans la « maison » du comte d’Artois, où il est successivement médecin de ses écuries puis médecin de ses gardes du corps. Ainsi pendant douze ans, comme presque toutes les grandes figures de la Révolution à venir, il accumule, au coeur du système féodal, de l’explosif mental. Et il dira plus tard que le destin des « grands esprits » ne pouvait continuer à dépendre du caprice d’imbéciles moulés dans de la soie… Après 1789, Marat se dépouille de tout et décide de « s’oublier » pour n’être plus qu’un combattant. « Ce genre de vie, je l’ai préféré à tous les avantages de la corruption, à tous les délices de la fortune, à tout l’éclat d’une couronne… Que d’or ne m’aurait-on prodigué si j’avais voulu déshonorer ma plume ! J’ai repoussé le métal corrupteur. »
« Écrire, écrire, écrire »
Dans son habit neuf rayé toujours impeccable, Robespierre est pur esprit : quand il monte à la tribune, c’est comme s’il n’avait plus de corps, ou comme s’il avait laissé son corps à la maison. Sur les champs de bataille, botté, sanglé, poudré, Saint-Just est pâle et taciturne : comme un vainqueur absolu. Marat lui, dans son gilet de satin blanc souillé par la crasse, écrit. Jour et nuit il écrit. Ces hommes imberbes savent écrire : ils savent donc penser. Marat, dans sa baignoire, écrit ; Marat, le 13 juillet 1789, sur le Pont-Neuf, dans la mitraille, écrit ; Marat avec ses camarades de la cave parle dans la fumée des chandelles et il écrit ; il se gratte et il écrit ; à l’Assemblée, un salaud de Girondin, Buzot, l’insulte : « Les Prussiens demandent la parole pour Marat » ; il crache et il écrit ; il aime sa douce amie et il écrit. Les mots mènent le monde, et l’Ami du peuple de Marat mène Paris ! Huit pages tous les matins entre les mains des colporteurs, parfois huit pages de plus le soir quand ça chauffe. Et ça chauffe ! Les pamphlets royalistes pullulent, ces messieurs les perruqués corrompent des écrivains, achètent des orateurs qui font de l’« agit-prop » au coin des rues, financent des émeutes, diffusent des tonnes de libelles « contre la racaille », insultent, mentent, provoquent, bastonnent, ils veulent ramener l’histoire à l’avant-89… Ça fait du boulot pour Marat : de son soupirail il voit tout, il entend tout, il sait tout et il dénonce, il dénonce sans fin, avec portrait des excités d’en face, adresse précise des corrupteurs, mots d’ordre contre les corrompus… On le lui a assez reproché, d’avoir été le grand délateur institutionnel… Qu’importe, il vient d’inventer le journalisme politique moderne.
Les vieux esclaves
Quand tout est en révolution, on ne dort plus. On ne vieillit plus. Malgré la répulsion générale, dont il est l’objet depuis plus de deux siècles, Marat et ses textes méritent pourtant le détour, encore aujourd’hui. Il écrit : « Ce n’est pas avec de vieux esclaves qu’on fait les citoyens libres. » Diable ! Et il pousse le bouchon très loin ; les murailles de la Bastille à peine abattues, il se demande : « Que font au peuple les Bastilles ? Le peuple ne les connut jamais que de nom. Ce monument de la tyrannie n’était que pour les oppresseurs des malheureux ouvriers. » Voilà posé d’un coup la dialectique de la lutte des classes et de la lutte pour la liberté. Elle ne va cesser de hanter le siècle à venir et culminera au moment de l’affaire Dreyfus : quel intérêt avait donc le prolétariat révolutionnaire à s’occuper de l’officier bourgeois Dreyfus ? La réponse qu’a faite l’histoire est claire et sans appel : les deux combats ne se séparent pas. Marat ne dormait que d’un oeil ; il anticipe la fuite à Varennes (il moque et méprise « Antoinette, toujours à obséder le roi comme une furie »…) ; il annonce la corruption de Mirabeau ; il prédit la trahison de Dumouriez… et, surtout, quelques mois après le 14 Juillet, il met au jour l’immense conspiration, qui s’organise au coeur du pays, animée par l’alliance de « la robe, la mitre et la finance ». Et quel regard d’aigle ! Très vite il voit venir sur le devant de la scène « les négociants, les capitalistes ( !), les citoyens aisés pour qui la liberté n’est que le privilège d’acquérir sans obstacles, de posséder en assurance et de jouir en paix… Les peuples ont brisé le joug de la noblesse, ils briseront de même celui de l’opulence ». On aura compris qu’avec d’autres, il a préparé le terrain à Karl Marx. Certes, ce sont les historiens qui écrivent l’histoire, mais ils sont aussi écrits par elle et leur époque. Ils n’en ont pas fini avec Marat.
Le soleil noir de la mélancolie
Sombre, ténébreux, malheureux : la fureur de Marat enrobe une mélancolie. Un désir de se coucher et de dormir au bord de l’abîme. Comme s’il devinait Thermidor et rejoignait Saint-Just : « La Révolution s’est glacée. Il n’y a plus que les intrigues des bonnets rouges. » Moscou, derniers temps. Jaurès a esquissé une analyse très profonde de la Révolution française : « Ce qu’il y a de moins grand en elle, c’est le présent. Elle a des prolongements illimités. » Les révolutions sont des annonciations : elles n’ont pas toujours une issue immédiate heureuse, mais leurs éclats et leurs valeurs labourent l’histoire humaine pendant des siècles. Révolution d’Octobre, premiers temps. Marat dans sa baignoire.
Les révolutions sont toujours nécessaires.
Claude Cabanes