David ou le néoclassicisme jacobin
PORTRAIT . 220 ANS APRÈS LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
1748-1825 .Avant de servir la « propagande » napoléonienne, le peintre affirma avec force l’importance esthétique et révolutionnaire du recours à l’Antique.
La Révolution fut aussi un événement esthétique. Victor Hugo écrit dans les Contemplations : « Oui, je suis ce Marat ! je suis ce Robespierre ! » Qu’est-ce à dire ? Ce vers est tiré d’un poème intitulé Réponse à un acte d’accusation. On l’accuse de détruire la poésie française. Il le revendique. N’oublions pas que le XVIIIe siècle n’a produit en France que de très médiocres poètes, et ce n’est pas le mièvre Chénier et sa trop fameuse lyre au pied de l’échafaud qui feront dire le contraire. Hugo se présente, se revendique en terroriste, en jacobin. Il souhaite poser un bonnet rouge sur la poésie. Ce vers est symbolique de ce mouvement vital qu’ont insufflé Robespierre et le jacobinisme jusque dans la création littéraire et artistique. Le surnom de Robespierre, l’Incorruptible, en porte la trace : incorruptible signifie bien sûr, pour reprendre les définitions de Littré, « qui ne peut se laisser séduire pour agir contre son devoir », mais aussi qui est imputrescible, mais encore la corruption est une « altération du langage, du goût ». Qui sont les corrupteurs ? Les peintres de cour, favoris de l’Ancien Régime, Van Loo ou Boucher, le Fragonard de l’Escarpolette, aimables fabricants d’une joliesse à nuages roses et sourires languissants, peintres légers pour Petit Trianon, pour dentelles et marqueteries, angelots de stuc dorés et marbres où glissent les pas de danse des exploiteurs. Un art rococo tout simplement fait pour cette aristocratie qui s’était installée dans l’oppression, comme le porc dans la fange, et qui était entrée dans une dégénérescence morale, intellectuelle et politique que le futur jacobin Choderlos de Laclos avait dépeinte dans les Liaisons dangereuses. En somme, l’art était devenu aussi frivole que les bulles d’un vin de Champagne renversé par une main trop ivre. Ce renouveau de l’art passera par un mouvement esthétique européen, le néoclassicisme, qui, s’il n’a pas toujours épousé les idéaux de 1789 ou de 1793, porte et est porté en France par la Révolution. Comme l’écrira David en l’an VIII dans un opuscule sur son tableau l’Enlèvement des Sabines : « La nature et le cours de nos idées ont changé depuis la Révolution, et nous ne reviendrons pas, j’espère, aux fausses délicatesses qui ont si longtemps comprimé le génie. » Lorsque le club des Jacobins commanda à Jacques-Louis David, en 1791, une toile représentant le Serment du jeu de paume, le citoyen Dubois- Crancé justifia ce choix – très rétrospectivement, il est vrai, tant ses premières oeuvres n’affichent aucune opinion politique particulière – en présentant l’artiste comme « ce Français patriote dont le génie a devancé la Révolution ». La peinture de David, dont on a pu dire encore qu’il « fut une créature de Robespierre » ou, comme Michelet, qu’il fut le « Prométhée de 93 », jacobinise l’Antique, jacobinise le néoclassicisme. David est né à Paris en 1748. Il étudie à l’Académie royale, puis à l’Académie de France à Rome ; ses premières oeuvres seront essentiellement des commandes royales, qu’il exposera dans les salons. Parmi ses toiles, on compte le Serment des Horace (1784), la Mort de Socrate (1786), Pâris et Hélène (1789) ou Brutus, également exposé au Salon de 1789 et qui sera loué après la prise de la Bastille. L’historien de l’art et spécialiste du néoclassicisme, Hugh Honour, commente ainsi ces oeuvres : « En peignant le Serment des Horaces et Brutus, David exprima l’esprit des intellectuels français qui, comme lui, allaient se laisser emporter par la vague révolutionnaire. Il rendit en termes artistiques leur morale austère, leur idéalisme, leur foi dans la raison et les droits des hommes, leur empressement à sacrifier à leur nouvelle conception du patriotisme leurs amis, leurs parents et eux-mêmes. » David se rapprochera rapidement de Robespierre et des Jacobins, signera la pétition du 17 juillet 1791 demandant la destitution du roi, sera élu député de Paris à la Convention avec l’appui de Danton et de Marat, et votera pour la mort du roi. On confia à David l’organisation de fêtes et cérémonies révolutionnaires telles que les obsèques de Marat et il dessinera des projets de costumes officiels inspirés de l’Antique. Pour la Convention, il peindra Marat mort et également Le Peletier de Saint-Fargeau, assassiné par un royaliste pour avoir été, lui aussi, un régicide. Mais que peut vouloir dire « créature de Robespierre » ? Dans la biographie du peintre et conventionnel par son ancien élève, Étienne-Jean Delécluze, rien n’indique que David fut « créé » par Robespierre : il peignait avant la Révolution et il mena son oeuvre durant cette période suivant sa propre réflexion, qui, certes, rejoignait politiquement celle de Robespierre, mais qui prolonge les formes esthétiques, les choix esthétiques du Serment des Horaces ou de la Mort de Socrate. En outre, on serait bien en peine de trouver, dans les écrits de Robespierre, un discours construit et évident sur la création artistique. Connaît-on d’ailleurs ses goûts en art ? On le sait homme de lettres puisqu’il prononça divers discours aux académies royales des belles-lettres d’Arras et de Metz, qu’il fut membre de la Société des Rosati, un cercle littéraire de sa ville natale. On le sait lecteur des auteurs antiques, Plutarque en particulier, ou des philosophes tels que Montesquieu, Condillac et surtout Rousseau. Mais quelle toile, quel marbre admirait-il ? Peu importe. Des noms tels que Plutarque et Rousseau montrent que Robespierre partageait les enthousiasmes d’une partie de sa génération, celle des Lumières, cette partie justement qui a lancé le mouvement néoclassique, lui-même lié aux Lumières. Ainsi, Hugh Honour explique-t-il que « le néoclassicisme, dans ses expressions les plus fondamentales, partageait pleinement l’esprit de réforme [des philosophes des Lumières] qui cherchait à promouvoir – que ce soit par la patience du progrès scientifique ou, à la Rousseau, par un retour purgatif à la simplicité et à la pureté primitives – un monde nouveau et meilleur gouverné par les lois immuables de la raison et de l’équité, un monde dans lequel “l’infâme” serait à jamais “écrasé” ». Revenons sur le rôle de l’Antique, qui est fondamental dans cette période. Parmi les événements qui ont fait date dans l’histoire de l’art et dans l’évolution des sentiments et théories esthétiques, il y eut la découverte d’Herculanum, en 1738, et de Pompéi, dix ans après, qui a relancé le goût pour l’Antique, créant ce que l’on pourrait appeler une nouvelle Renaissance. Dans cette lignée, il y eut également les ouvrages de Johann Joachim Winckelmann, tels que Réflexion sur l’imitation des oeuvres grecques en peinture et en sculpture (1755) ou Histoire de l’art de l’Antiquité (1764), ouvrages qui connurent un succès considérable en Europe, influencèrent par exemple Goethe qui lui consacra un ouvrage, et furent rapidement traduits de l’allemand en français. Jacques-Louis David les avait-il lus ? Il ne les cite pas. Néanmoins, on sait que l’Histoire de l’art figurait dans sa bibliothèque. Winckelmann, mort en 1768, aurait-il aimé ou admiré la Révolution ? Laquelle ? Rien ne permet de le dire. Mais la Révolution l’a aimé. Le 14 janvier 1791, paraît une brochure intitulée Projet tendant à conserver les arts en France en immortalisant les événements patriotiques et les citoyens illustres dans laquelle on peut lire : « Sous l’empire de la liberté, les arts s’élèvent, s’étendent et fleurissent par l’enthousiasme de la gloire et par l’amour de la chose publique. (…) Que la Grèce nous serve de modèle. » Et l’auteur de s’appuyer sur une citation de l’Histoire de l’art de l’Antiquité : « À l’égard de la constitution et du gouvernement de la Grèce, la liberté forme une des principales causes de la prééminence des Grecs dans l’art. » Les discours de Robespierre étaient constamment émaillés de références à l’histoire antique. Les costumes inventés par David, mais aussi la mode de l’époque reprenaient les costumes des Anciens. Ainsi Marx pourra écrire, dans le 18 brumaire de Louis Bonaparte, que les révolutionnaires « accomplirent en costumes romains et avec des phrases romaines les tâches de leur temps ». David, dès ses premières oeuvres, comme l’écrit Philippe Bordes dans le Dictionnaire historique de la Révolution française, dirigé par Albert Soboul, « donne aux scènes antiques une dimension d’actualité que décèlent certains critiques prêts à saisir une occasion pour politiser leur commentaire ». David affirmera très clairement l’importance esthétique et politique du recours à l’Antique dans le discours qu’il prononça à la Convention, le 26 octobre 1792, dans le but de célébrer la mémoire du régiment de Châteauvieux qui s’était soulevé contre les officiers : « Je désire que cet usage de faire frapper des médailles soit appliqué aussi à tous les événements glorieux ou heureux déjà passés et qui arriveront à la République, et cela à l’imitation des Grecs et des Romains, qui, par leurs suites métalliques, nous ont transmis non seulement la mémoire des époques remarquables, mais nous ont encore instruits du progrès de leurs arts. » L’importance de Rome pour David est parfaitement résumée par Bernard Noël : « David pensait, comme Saint-Just, “le monde est vide depuis les Romains” ; il crut que la Révolution marquait le retour des vertus civiques. Son réalisme l’engagea dans cet idéal, et sa raison. » Le 14 septembre 1793, David entre au Comité de sûreté générale, dans lequel, même s’il ne s’occupe essentiellement que de questions artistiques, il signera les mandats d’arrestation. Lors de la chute de Robespierre, David n’était pas présent à la Convention, « malade depuis huit jours » affirmera- t-il. Il est néanmoins arrêté le 15 thermidor, après les exécutions de Robespierre et de Saint-Just. David se renie et devient thermidorien. Thermidor a tué la Révolution, ou plus exactement il a achevé une moribonde que la fête de l’Être suprême et autres ridicules de Robespierre avaient mise à mal. David s’était d’ailleurs prêté à cette religiosité en organisant la fête de l’Être suprême, mais aussi avec son Marat mort, hommage au premier martyr de la Révolution, dont Jean Starobinski donne une brillante analyse dans les Emblèmes de la raison : « Le Marat assassiné, “pietà jacobine”, énonce magnifiquement la solitude funèbre, pour la transmuer en communion selon l’impératif universel de la Terreur et de la Vertu. » Thermidor assassina également le talent de David. En trahissant son idéal, il deviendra, malgré l’Enlèvement des Sabines de 1795, le peintre figé, complaisant et pompeux du Sacre ou de la Distribution des aigles, avant de finir avec des mièvres toiles inspirées de sujets antiques aussi éloignées du Serment des Horaces que notre Constitution l’est de celle de 1793. Il meurt à Bruxelles en décembre 1825, un an après que Delacroix eut exposé les Massacres de Scio… Franck Delorieux, vigilant de Saint-Just Digraphe nº 49 (septembre 1989).