6 Janvier 2009
C'est dans l'immeuble parisien qu'il a rehaussé et entièrement réagencé - socle et partie de façade ancienne, puis nouvelle construction, avec un escalier sans contremarches -, à deux pas des arènes de Lutèce, du Jardin des Plantes et du quartier Mouffetard, qu'il me reçoit. Comme il se doit, son bureau comprend des livres, plus en piles qu'en rayonnages, et des dessins et peintures encadrés qui ornent les murs. Paul Chemetov, né en 1928, est grand, solide, les cheveux blancs bouclés, l'air rieur, la poignée de main franche, l'œil attentif. Je le fréquente depuis que je suis à Urbanisme, où il siège au comité de rédaction. J'ai pu apprécier sa curiosité intellectuelle, ses prises de position, et me rendre compte qu'il représente une exception parmi les architectes, une sorte d'essayiste qui manifesterait ses convictions aussi bien par la plume - son écriture polémique est redoutée - que par les matériaux de construction. Oui, un essayiste avec les mots, la brique, le béton, le bois, la matière en quelque sorte... Me plongeant, à l'occasion de cette rencontre "officielle", dans son œuvre dessinée et bâtie, j'ai découvert qu'il pratiquait une architecture "solide", au sens vitruvien du terme. Comme si à la fluidité de sa parole - militante - correspondait la solidité de ses constructions. "Solide" ne veut pas seulement dire compact, massif, monumental, mais substantiel, plein, entier. À chaque projet toujours différent - Paul Chemetov possède un riche vocabulaire technique et esthétique -, je retrouve ce sentiment d'entièreté qui confère au bâtiment une incontestable stabilité. L'homme est-il aussi "entier" ? Écoutons-le nous parler de son métier et aussi de ses idées sur la vie et sur le monde...
Comment devient-on architecte ?
Mon père était russe, ingénieur-chimiste de formation. En 1921, à la fin de la guerre civile en Russie, il a échoué avec le restant de la flotte impériale en Tunisie puis est arrivé clandestinement en France en 1924. Son diplôme n'ayant pas d'équivalence, il n'a pas pu exercer son métier. Il est devenu graphiste, ayant un don naturel pour cela. C'est lui qui a inventé le logo de l'Alsacienne, celle des biscuits. Par la suite, il a mis en pages la très belle revue d'un coiffeur chic des années 1930, Antoine, puis la revue d'Air France. Je suis né en 1928. Jusqu'à la guerre de 1939, mes parents vivaient dans un milieu russe. Ma première langue, c'est le russe. On le parlait à la maison. Tous mes copains étaient russes, fils des amis de mes parents. La guerre a représenté une coupure ; à sa déclaration, mon père a eu la prudence de nous envoyer à Châteauroux. L'appartement parisien où nous vivions ayant été confisqué, toutes nos affaires ont été expédiées à Châteauroux, les livres de mes parents, mais aussi une incroyable collection de revues (Casabella, Gebrauchsgraphik, Arts et Métiers graphiques). Par ailleurs, le père d'un de mes camarades de lycée possédait une bibliothèque fabuleuse où j'ai notamment découvert tous les livres de Le Corbusier. À la campagne à Châteauroux, j'ai pu m'immerger dans la culture française. J'ai lu, j'ai lu, j'ai lu. Mon père interdisait que l'on aille au cinéma, j'ai donc passé les années de guerre à lire. Il n'y avait pas la télévision, on n'écoutait pas la radio sauf la radio anglaise parfois, je disposais d'un temps infini pour la lecture. Je crois que j'ai constitué un stock pour la vie. Certaines lectures sont très anciennes, mais elles ne s'oublient pas.
En 1943, je suis tombé sur un orienteur professionnel remarquable qui m'a fait passer des tests et a décrété que je devais être architecte ou graphiste. Mon père étant graphiste j'ai opté pour l'architecture. Ma tendance naturelle m'aurait volontiers porté vers la philosophie, je m'y étais intéressé. J'avais la même passion pour l'histoire en raison d'un professeur exceptionnel, plein d'humour et de culture, qui s'amusait des farces qu'on lui faisait. Revert. C'était un prof d'université placardisé à cause de ses opinions, qui se comportait avec nous comme si nous étions des étudiants. Or, il n'y a rien de plus stimulant, quand on est adolescent, que d'être pris dans la confidence des adultes.
L'entrée dans l'âge adulte a aussi été le moment de votre engagement au Parti communiste français. Quelles en sont les circonstances ?
Mon père était lié à la Résistance pour des histoires de faux papiers, de tracts. En 1944, à la libération de Châteauroux, j'ai naturellement adhéré aux Jeunesses communistes, avec lesquelles j'ai perdu le contact du fait de notre retour à Paris. Je suis resté profondément marqué par cette expérience. Le communisme, pour moi, c'était L'Espoir de Malraux, les combattants de la guerre d'Espagne, les maquisards de toutes nationalités, un univers incroyable avec mes parents mêlés à tout cela. Lorsqu'au lendemain de la guerre je me suis retrouvé à Paris, je suis entré dans l'atelier d'André Lurçat. Sur mes portemines, je gravais faucilles et marteaux. Un jour, un ancien de l'atelier m'a demandé : "Tu es communiste ?" Oui. "Membre du Parti communiste ?" Non. "Alors tu n'es pas communiste." C'est sur ce syllogisme que j'ai adhéré au Parti en 1946 et j'en suis resté un membre actif pendant toutes mes années d'école. La première coupure a eu lieu en 1968, à la fois en raison des événements français mais surtout à cause du Printemps de Prague. Je me suis mis dans une sorte de stand-by, je payais mes cotisations, mais je ne militais plus. La grande coupure a eu lieu vers 1984, avec le "globalement positif" de Georges Marchais lorsqu'il a qualifié le bilan du monde soviétique. Quand on sait l'échec que cela a été...
Je reste marqué par cette expérience militante, par des réseaux d'amitié et toute une imprégnation philosophique ou historique. Le Manifeste du parti communiste est un pur chef-d'œuvre littéraire. Benjamin ou Bloch et Braudel, Le Goff ou Francastel en France sont tous des marxiens, et je préfère de loin leur approche aux œuvres complètes du camarade Staline et à toutes leurs resucées. J'ai mesuré l'atrophie intellectuelle des appareils. C'est comme dans l'Église catholique. Les hérétiques sont plus intéressants. Prenons Teilhard de Chardin, par exemple. Il y a une forme d'impossible confusion entre une pensée critique et un appareil.
Le communisme, le marxisme, malgré leur avatar soviétique qui a éradiqué une infinité de possibles, ont été également un creuset de formation politique et de réconciliation du peuple avec la nation, la société et l'État. Par sa contre-culture, je pense qu'il a joué en France un rôle fondamental et constitutif égal dans sa brutalité à l'alphabétisation de Jules Ferry, qui a, certes, écrasé les cultures patoisantes mais conduit tous les habitants du pays à parler le français.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, vous entrez aux Beaux-Arts ?
Je devais aller dans l'atelier de Leconte, mais je suis tombé dans celui de Lurçat. Or, il ne s'occupait pas du tout des débutants et a très rapidement renoncé à sa charge.
Je me suis donc retrouvé dans ce monde qui, pour un jeune homme bien éduqué issu du milieu intellectuel russe du xixe siècle, était quelque chose d'effrayant. Pourtant j'ai résisté et j'ai finalement fait des études assez longues. Car j'ai mené pendant toutes ces années une activité pratique d'architecte dans le cadre de la Reconstruction. Alexandre, mon fils, était né, ma fille Marianne naissait, je travaillais. J'ai commencé les Beaux-Arts en 1946 et passé mon diplôme en... 1959. Je l'ai même passé deux fois ! Le premier sans rendu, à l'exception d'un trait de coupe qui courait sur les 16 m2 de châssis obligatoires, ce qui avait fortement déplu aux membres du jury. Ils ont demandé que je fasse une planche de détails de construction pour me punir sur mon terrain favori. Les choses m'ont été mal transmises par l'administration de l'École et j'ai dû refaire un diplôme entier sur le même sujet, mais à la gouache, 16 m2 de gouache ! Mais bon, j'ai quand même appris des choses aux Beaux-Arts. Il ne faut pas cracher dans la soupe. Le néoclassicisme est l'un des sommets de l'architecture française, même s'il a failli avec le pompiérisme fin de siècle. Les bibliothèques d'atelier étaient riches de livres fabuleux et dépareillés, il y avait vraiment une imprégnation de toute cette culture un peu néoclassique qui a aussi nourri la part autodidacte de ma vie.
En 1959, je suis entré chez Sarger, un bureau d'études. J'ai dessiné le réaménagement des locaux et quelques projets de bâtiments. C'est à ce moment-là que l'AUA (l'Atelier d'urbanisme et d'architecture) s'est formé. Je l'ai rejoint fin 1960. Je n'en suis pas le fondateur, c'est Jacques Allégret. Il n'était pas architecte mais diplômé de l'école Boulle, une excellente école qui continue de l'être. Au lendemain de la guerre, il vivait d'enquêtes urbaines. Rapidement, il lui est apparu logique d'être aussi acteur de la suite. Il a donc créé un atelier pluridisciplinaire au sein d'une structure intégrée, ce en quoi il a été précurseur. Nous avons fédéré jusqu'à une dizaine d'associés et une centaine de personnes. Il y avait des ingénieurs de fluides. J'avais amené à ma suite un ingénieur de structure, Miroslav Kostanjevac, que j'avais connu chez Sarger, un pur génie. Berce était là avec Fabre, tous deux architectes décorateurs, des sociologues se sont également joints à nous. Michel Steinbach était encore à cette époque projeteur d'électricité. Il travaillait dans une agence où je faisais le nègre avec Kalisz. Nous y avions été embauchés comme dessinateurs d'architecture. Très rapidement, Steinbach a entrepris des études pour devenir urbaniste.
Il faut songer au contexte de l'époque. Quand on dit du mal des grands ensembles ou de l'accélération des choses, on oublie le besoin irrépressible alors de construire des logements. Cela paraissait normal de confier 3 500 logements à de jeunes architectes, en l'occurrence Loiseau et Tribel. Il existait une certaine sécurité technique, normative, financière, et l'on demandait aux architectes d'assembler tout ça le plus agréablement possible. Certains l'ont bien fait, d'autres ont fait n'importe quoi et nous en subissons les conséquences.
Quel est votre premier bâtiment ?
J'avais déjà bâti des bâtiments personnels. En effet, lorsque je travaillais pour la Reconstruction, mes patrons Genuys et Guimpel avaient un contrôle très lointain sur mon travail. Finalement, cela correspondait, de leur part, à une certaine forme de bienveillance, ils me laissaient faire ce que je découvrais, même des conneries. Mais qu'est-ce qu'on apprend en faisant des conneries ! J'ai appris en reconstruisant des églises, des écoles ! La pratique sur le chantier, le rapport avec les gens, tout cela a été très formateur. Mon premier bâtiment, à titre individuel, est une maison dans la Creuse. Une maison c'est un univers, ne serait-ce que dans l'usage des mots. Depuis très longtemps, ayant toujours été mêlé, à travers le mouvement social, à des réunions de quartier, de locataires, à des explications avec des municipalités, j'ai appris à parler simplement des choses. Au lieu de parler de "F2", de "F3", de "cellule", d'"appartement", je parlais de "maison", qu'elle soit collective ou individuelle, et il est bien certain que le groupement de ces maisons constitue l'amorce d'une certaine cosmogonie. Je ne le dirais pas dans des termes aussi fervents lors d'une réunion de quartier, mais je dirais pourtant la même chose bien qu'avec des mots plus simples. Une maison c'est le début du monde, le début de la représentation du monde, c'est un petit monde en soi.
Très rapidement, j'ai été embauché sur recommandation de Jean Nicolas par la municipalité de Romainville pour bâtir un patronage. Puis sont venues les HLM de Vigneux entre 1962 et 1964. À Saulx-les-Chartreux, j'ai appris comment faire un groupement de maisons individuelles qui aient les qualités d'une bande, c'est-à-dire qui soient liées par autre chose que par la continuité des murs mitoyens. Telle était pourtant la problématique de ce promoteur social qui n'avait jamais fait que ça. Avec en plus des conditions très difficiles : le terrain était argileux, il n'y avait pas d'argent, 1 000 francs du mètre carré, il fallait construire en parpaings sans matériel. J'ai donc inventé cette rue intérieure dont on s'est rendu compte, par la suite, qu'elle était une machine thermique. La température dans cette rue était de 5 °C plus chaude qu'à l'extérieur en hiver, et plus fraîche d'autant en été. C'était donc une expérience anticipatrice, même si ce n'était pas son premier but, qui était d'établir un phalanstère autour d'un passage couvert avec de simples coques en plastique et des ouïes de ventilation. Cette rue suit strictement la pente du terrain, avec le parking en dessous, et dessert toutes ces maisonnettes qui s'ouvrent sur l'extérieur avec qui des terrasses, qui des jardins. C'est un thème qui se développera sous toutes ses formes. C'est ce que l'on a appelé, plus tard, la double-barre, que ce soit à Villejuif, à Saint-Ouen ou à Grenoble. Il s'agit d'un front de maisonnettes, un demi-front adossé par une rue intérieure à un immeuble collectif, recevant parfois une arcade, un équipement public.
Vous y retournez ?
J'y retourne de temps en temps parce que j'ai également construit là-bas, un peu plus tard, un ensemble de maisons individuelles évolutives autour d'un green. Au lieu d'avoir un lotissement avec une piscine comme alibi, nous avions occupé tout le contour du terrain en laissant le milieu totalement libre, naturel, pour servir d'aire de jeux aux enfants. Certains logements avaient des greniers qui pouvaient être aménagés, les autres des caves susceptibles d'être creusées plus avant. Les fondations étaient faites pour que les habitants puissent récupérer ces espaces, ce qu'ils ont à peu près tous fait. Assez récemment, vingt-cinq ans après, la municipalité de Saulx-les-Chartreux m'a rappelé pour un nouveau projet, sur lequel nous travaillons.
Pourquoi, selon vous, le logement - et l'agencement des pièces - évolue-t-il si lentement ?
Les habitants sont-ils réticents ou cela relève-t-il du bailleur ?
Le premier responsable c'est la norme, les normes jour/nuit, les cotations Qualitel, l'obligation pour y parvenir d'avoir, par exemple, deux portes entre des toilettes et un séjour, quand un dispositif autre pourrait éviter la vue directe. Certaines interdictions sont en train d'être levées, c'est le seul bon côté des règles sur les handicapés, dont je dirais du mal par ailleurs. La norme ! C'est comme dans les voitures, pour la revendre il faut qu'elle soit blanche, qu'il y ait des housses sur les sièges. Les logements subissent malheureusement cette pression, et le logement social en particulier, qui, en France, a été le terreau de l'inconscient psychologique formel, architectural. Le retour en force du marché sous toutes ses formes, la marchandisation l'ont stéréotypé à un point extravagant. Les plans des logements n'étaient souvent pas si mauvais que ça au sein des grands ensembles, et même parfois très bons. Les qualités typologiques de beaucoup de logements des grands ensembles étaient de loin supérieures à ce que l'on a vu ultérieurement dans une sorte de déni et de conduite d'oubli, avec en contrepartie de l'ornementation architecturale - tout dans la façade - et des plans d'une confusion et d'une médiocrité extrêmes ! Des plans mal distribués, sans travail.
Le rétrécissement des surfaces est également responsable. L'appartement où nous sommes correspond à une norme HLM avec 110 m2 de développé. Aujourd'hui, ce n'est pas une question de coût de construction mais de solvabilité des acquéreurs. Elle va en se dégradant de jour en jour, ne permettant pas d'acheter plus de 60 m2. Les vendeurs gagnent donc plus en multipliant des petits lots et en se payant sur la bête. Compte tenu du haut niveau des prix fonciers, qui, je l'espère, vont s'effondrer, on multiplie les morceaux.
Je suis tout à fait peiné de constater que certaines expériences menées par le CSTB dans les années 1970 sont plus anticipatrices que ce qui se fait aujourd'hui. Les enquêtes sociologiques de satisfaction des logements menées par Monique Eleb pour Phénix aboutissent au souhait d'un logement, même bête et méchant, d'une centaine de mètres carrés, hors annexes et garage, qui puisse fluctuer selon l'évolution d'une famille qui s'agrandit, et qui permette aussi le stockage des objets de toute une vie lorsque les enfants sont partis. Dans ces conditions, c'est vrai qu'il faut avoir le cœur chevillé au corps pour continuer à faire de bons logements.
Comment un architecte tel que vous, qui prône la "morale construite", a-t-il accepté de bâtir en 1978 cet immeuble antibruit à Vienne, immeuble qui est fondamentalement inhabitable ?
C'est vous qui l'affirmez ! La Ville de Vienne devait gérer une décision aberrante des années 1970 qui avait fait passer une voie autoroutière le long de la vallée de la Gère, coupant définitivement la ville de son faubourg. C'est choquant. Ils voulaient 400 m2 d'espaces verts de part et d'autre de cette trouée et prévoyaient de faire 5 000 logements en contrepartie sur le plateau. J'ai dû signer une décharge pour que les responsables ne soient responsables en rien de ce qui pourrait arriver, et je me suis retrouvé entre la voie ferrée, la Gère, qui faisait un bruit du tonnerre mais dont personne ne se plaignait, et cette saloperie d'autoroute. J'ai bâti, grâce à l'aide du Plan construction, un immeuble antibruit retourné sur l'intérieur, vers la ville, ouvert sur une placette où poussait un grand arbre et ornée d'une ancienne fontaine récupérée, protégé par la forme de sa coupe, avec côté bruit des pièces de service ou de circulation. Il y a deux ans, la nouvelle municipalité a décidé de faire un exemple en rasant ce quartier de logements en parfait état, confortables, mais ayant le défaut d'être habités par des Turcs, donc malfamé ! Leur intention serait de faire des petites maisons coquettes.
Vous appréciez beaucoup la brique comme matériau de construction ?
Je crois que la qualité évidente de la brique c'est sa durabilité. Un enduit ne vieillit pas de la même façon, les bétons davantage, mais pour y parvenir deviennent alors un produit de luxe. La mode actuelle d'isolation par l'extérieur nous contraint à avoir une structure, un isolant et un parement. Si ce parement est fait avec n'importe quoi, sans parler du faux bois, il finit par se détériorer. Le bois, y compris rétifié, ne tient plus ses promesses au bout de trente ans. La brique, elle, dure depuis Babylone. Elle a une couleur, une forme, une mesure, qui est appréciable par n'importe qui. C'est de la terre. De la terre cuite, comme les jarres ou les pots. Il existe une très longue histoire entre l'homme et la terre cuite, et pas seulement dans l'habitat. Ce retour à la terre tel qu'on le constate aujourd'hui, non pas dans la vision pétainiste mais dans un sens fondamental, donne à la terre cuite toute sa valeur. Je construis de nombreux logements avec des briques très épaisses, que l'on appelle des maxi-briques. Elles font 22 cm d'épaisseur et sont perforées, ce qui permet d'avoir des isolants intérieurs. Il n'y a donc qu'une seule intervention du maçon. Mon intérêt pour la brique est issu de mon goût de l'architecture industrielle au xixe siècle, des maisons Jaoul de Le Corbusier : tout ça s'est fondu pour moi dans une même histoire. J'ai fait une quantité incroyable de logements en brique alors que tout le monde était dans la planche en béton. Aujourd'hui, le secteur de la planche en béton est totalement sinistré.
Il semble que la médiocrité des artisans et des entreprises sur les chantiers soit un leitmotiv récurrent dans le milieu du bâtiment? Est-ce exact ? Avez-vous constaté une perte de savoir-faire ?
Oui, et il ne faut pas se cacher cette perte de savoir-faire. Les artisans avec qui j'ai travaillé sur les premiers chantiers, des artisans émérites du bâtiment, ont été submergés par le retour en force des entreprises générales à partir de 1967, 1968. Il y a eu le départ de toute cette main-d'œuvre qualifiée vers la retraite mais aussi vers l'industrie. Sauf qu'il existe sur un chantier une acculturation réciproque des gens qui font et de ceux qui projettent. Je me faisais encore engueuler, hier, par un promoteur parce que je m'obstinais à ne pas déléguer le chantier. Évidemment, je ne suis pas une entreprise bureaucratique avec des types incultes en architecture dont le seul souci est d'établir des bordereaux. Ce que l'on apprend en termes de compromis nécessaires, sur un chantier, est essentiel parce qu'il y a forcément des ratés. Comment récupère-t-on cette part de réalité, comment joue-t-on avec elle, en tient-on compte ? Comment apprend-on à se servir de la malfaçon ? Il y a de la vulgarité sur un chantier, de la médiocrité. On n'est pas forcément dans le chic, tout ça ce sont des signes d'humanité. Peut-être de petite humanité, mais d'humanité. Cela fait partie de l'habitat dans tous les sens. Cet habitat, il est fait de signes, de mémoires transmises, condensées, dilatées. Sans mémoire, il n'y a pas d'architecture.
Qu'est-ce que cela signifie de construire à Tokyo ou à New Delhi ?
Je n'ai fait qu'un petit bâtiment à Tokyo, tout à fait tokyoïte, une maison japonaise. Au Japon, il y a des artisans. Le métier du bâtiment n'est pas réservé aux immigrés, la main-d'œuvre est japonaise. J'ai trouvé des carreleurs avec des plans qu'ils étaient capables de lire au lieu de poser tout n'importe comment. Ils portaient des gants blancs en coton, c'est dire la qualité des finitions. 95 % de ces types avaient le bac, le bac japonais d'accord, mais disons que cela correspond à un BEPC français. J'avais préconisé du Profilit pour faire les façades, il n'y en avait pas au Japon. Pour ne pas perdre la face, ils ont collé des petits morceaux de verre afin de reconstituer un U, ils ont fait la façade comme ça pour ne pas avoir à dire qu'ils ne savaient pas. Ça c'est l'artisanat japonais.
À New Delhi, j'ai connu le même prodige avec 2 000 types, femmes et enfants sur le chantier, qui polissaient le marbre, portaient le béton dans des corbeilles en équilibre sur leur tête. Grâce à ces expériences de pur artisanat, j'ai construit un bâtiment indien à Delhi, un bâtiment tunisien à Hammamet, et un tokyoïte à Tokyo. Excepté ce qui concerne les mises en scène internationales, je constate que, chez les architectes que j'estime, le meilleur de leur œuvre est dans leur milieu d'origine, Siza par exemple, au Portugal, et je dirais même que le meilleur de Gehry est aux États-Unis. Prototype artisanal intégral. Il faut penser global et construire local. C'est un slogan qui s'impose. Pourquoi transporter des marbres du Zimbabwe ou du Brésil ou d'Asie ? Je préfère prendre des matériaux banals mais locaux, plutôt que d'importer des granits de Chine qui sont pourtant moins chers que les corréziens. Il faut construire en pensant aussi à ces choses-là si l'on a un peu de responsabilité sur l'économie. L'écologie, ce n'est pas le goût des marguerites ! C'est une économie. La crise financière prouve la vérité de tout ça. On ne peut pas délivrer des dividendes à deux chiffres dans une économie qui a une croissance à un chiffre. Au bout d'un certain temps, c'est de la fausse monnaie. On appelle ça la bulle. Travailler localement, avec des matériaux qui ne viennent pas de trop loin, prendre du pin ou du peuplier rétifié et non de l'ipé comme cela a été fait sur les marches de la Grande Bibliothèque. Les bois précieux sont faits pour des étagères précieuses, pas pour débiter des traverses de chemin de fer !
Comment l'idée vient-elle en architecture ?
C'est la grande question de tous ceux qui ne sont pas architectes. Je vais essayer d'y répondre honnêtement. Tout d'abord la culture compte, culture de références, de connaissance, la culture de son propre travail, l'expérience, et la culture de ce qui se fait, de ce que l'on a vu. Les architectes sont des machines visuelles. Mais l'invention, quelle que soit la matière concernée, en littérature, en science, en architecture, en peinture, cela reste quand même la rencontre inopinée sur une table d'opération entre une machine à coudre et un parapluie. L'invention procède de cette capacité d'agglomération de formes, de références dont il faut savoir tirer les fils et à partir desquelles il faut inventer. Bien sûr, il y a les contraintes, l'argent, la résistance des matériaux, les usages, les bonnes mœurs, etc., mais dans l'architecture la forme, la culture, la référence, le symbole pèsent le même poids que l'argent, la norme ou le statut. Si on tombe d'un côté, on est seulement un ingénieur calculateur et non un ingénieur projeteur, et, si on tombe de l'autre, on est seulement un dessinateur d'architecture et non un architecte. C'est cette rencontre de l'intention flottante avec ces nuages de culture, d'habitus, d'expérience qui provoque l'invention en architecture. Évidemment, chacun a ses tics, je suis d'accord. J'ai une grande facilité de dessin. De ce point de vue, j'aurais pu faire un excellent prix de Rome, sauf que je sais moralement qu'il ne faut pas faire ça. Je suis capable de faire des dessins comme tout le monde, mais je passe mon temps à approcher une architecture de la morale construite, c'est-à-dire une architecture qui tente de montrer ce qu'il y a d'activité de contrebande derrière les apparences. Il est bien certain que l'on a de la brique, du bois, du béton, c'est référencé, c'est quelquefois situationnel, plutôt rationnel, cela se réfère parfois à des stéréotypes, mais quand on y regarde bien il s'agit plutôt d'une façon de bâtir, c'est une espèce de bricolage. J'essaie de rendre la parole à l'architecture. Est-ce une forme d'humilité ou un orgueil maladif, je n'en sais rien, mais de toute façon il est désormais un peu tard pour faire autrement.
Aujourd'hui en 2008, en France, vous êtes le seul architecte que l'on pourrait qualifier d'intellectuel et d'auteur...
Il y en a quelques autres quand même. Pour se moquer de moi, mes amis de l'AUA m'appelaient l'écrivain public parce que j'intervenais à tout bout de champ, soit par un mot, soit par un texte, et je continue à le faire. Je pense que cela relève de notre devoir.
Je trouve qu'il faut être un peu gonflé pour oser construire des trucs dans la rue qui vont durer cent ans et ne pas se considérer comme étant dans la cité. Les architectes sont quand même les auteurs des villes plus que des campagnes, ils sont donc gonflés de ne pas se considérer d'abord comme citoyens. Certains font d'autres choix parce qu'ils pensent que la beauté seule les concerne, je pense moi que la cité me concerne.
L'écriture est quand même plus partagée que l'architecture. L'écriture est la façon la plus directe de parler au cœur et à la raison de nos contemporains. Je suis un homme du verbe, j'ai toujours été professeur, soit dans des écoles, soit dans mon propre atelier, je considère que l'architecte a une position professorale dont l'écriture fait partie. Et c'est également un plaisir.
Qu'est-ce qu'enseigner signifie pour vous ?
Les bons enseignants ne fabriquent pas des clones, ce sont de bons renvoyeurs de balle qui, de temps en temps, se décident pour une balle un peu liftée, un peu méchante, pour voir jusqu'à quand le type en face peut la renvoyer. Comment avoir une attitude méthodologique pour combiner invention et création ? Dans l'agence, je laisse une grande latitude aux gens qui travaillent avec moi, sachant qu'au final j'ai le privilège de trancher. Je les laisse courir dans la mesure où ils courent à mes côtés, ils me dépassent quelquefois, ils sont aussi mes stimulants. Je déteste travailler avec des types qui ne sont que des machines reproductrices.
Parmi tous les bâtiments que vous avez construits, l'un a été très critiqué, le ministère des Finances, notamment par François Mitterrand, qui évoquait un "péage d'autoroute", qu'en pensez-vous ?
L'État est un monstre froid et je n'ai pas la conception florentine du pouvoir de Mitterrand. J'aime bien ce bâtiment. C'est un bâtiment parisien qui, du point de vue de son implantation, par rapport à la Seine et aux icônes de la composition parisienne, est un sans-faute tant dans sa couleur, dans son métal que dans sa pierre. La couleur de ce bâtiment, c'est la couleur parisienne. Son échelle, fortuitement, est celle du Louvre, son système de composition est infiniment parisien. Après, on peut lui reprocher un certain nombre de défauts d'écriture, de lourdeurs. C'est la difficulté de l'avoir conçu à deux. Il y a certaines parties jouées à quatre mains où je me reconnais, et d'autres jouées à seulement deux mains où je ne me reconnais pas et qui me semblent déjà datées. Reste que ce bâtiment, en tant que lieu de pouvoir, de représentation, de travail, est une figure parisienne. C'est le ministère des Finances qui, le premier, a permis l'extension de Paris-Seine-Rive gauche jusqu'à ses limites. C'est lui qui a donné le statut monumental parisien, central, à ces arrondissements. Dominique Perrault me disait à propos de la Grande Bibliothèque : "Je ne fais pas un monument historique". "C'est dommage", lui ai-je répondu. Qu'il le veuille ou non, la Grande Bibliothèque est forcément un monument historique et pèse sur la silhouette parisienne autant qu'elle la construit. On ne peut pas s'en laver les mains en disant "je fais des mobiles et des boxes" !
Que vous apporte votre présence au sein du comité de rédaction d'Urbanisme ? Et, plus généralement, que représente l'urbanisme pour un architecte ? Plusieurs métiers s'entremêlent, l'architecte se fait volontiers paysagiste et urbaniste, quelles sont, à vos yeux, leurs complémentarités ?
La ville est, aujourd'hui, la condition et le milieu de l'architecture, elle est également le laboratoire de l'humanité et l'une des questions centrales de la politique des pays développés. C'est de cela que parle la revue Urbanisme, ou de cela qu'elle devrait parler. On peut regretter que la revue soit parfois un peu institutionnelle, mais c'est la condition actuelle de cette discipline qui peut se spécialiser dans la planification mais qui, en tant que discipline opératoire, ne peut se distinguer de l'activité de tous ceux - quelle que soit leur formation - qui sont liés par une pratique commune sur un objet commun : la ville. Leurs spécificités me paraissent avant tout corporatives. Évidemment, cela suppose pour ces trois approches une connaissance encyclopédique que peu ont encore. Il me semble que l'on devrait fédérer les architectes-urbanistes, les architectes-paysagistes et les architectes-constructeurs - et pourquoi pas les ingénieurs-constructeurs (je ne parle pas des calculateurs ni des managers) - dans une même instance transversale, à l'image de la SIA (Société suisse des ingénieurs et architectes, et son excellent journal Tracés). Il est évident qu'on ne peut demander à personne de couvrir ce champ dans son entier. Certains auront davantage une pratique d'architecte ou de paysagiste ou d'ingénieur ou d'urbaniste, mais c'est de toute façon un champ continu dont l'exercice transversal suppose une robuste culture, une robuste santé et certainement une robuste évolution des codes actuels des marchés publics, comme de la fragmentation croissante des missions et des contrôles. Que dire, dans un tel contexte, de l'étroitesse des formations réciproques ? La compréhension du champ global d'intervention est nécessaire : en effet, la ville exige plus que le supplément d'une spécialisation accrochée comme un dernier wagon au train-train de l'enseignement.
Quelle est votre ville préférée ?
C'est évidemment Paris. Je suis né, je vis et je travaille à Paris. Les architectes qui sont dans ce cas ne sont pas très nombreux. Cette ville m'a construit.
Propos recueillis par Thierry Paquot à Paris, le 24 septembre 2008.