Nicolas Sarkozy défend personnellement l'idée d'un "Grand Paris" liant la ville à sa banlieue et suscitant un intense débat entre politiques, urbanistes et associations. Est-il temps de revoir l'organisation de la région parisienne ? Comment rivaliser face aux grandes métropoles internationales comme New York ou Londres ? Comment désenclaver le centre-ville ? Faut-il construire de grandes tours ? Sur ces sujets brûlants à l'approche des élections municipales, vous avez dialogué en direct avec Charles Lambert, urbaniste spécialisé dans l'aménagement stratégique des villes et des régions et président d'honneur du Conseil européen des urbanistes, le mardi 19 février.
Christian Horn: Est-ce qu'il existe une alternative à la construction d'un "Grand Paris" ou est-ce que c'est inévitable pour dessiner un future cohérent pour ce territoire partiellement fragmenté ?
Il n'y a pas d'alternative. Le Grand Paris se construit tous les jours. La question est désormais de trouver l'échelle stratégique à laquelle la plus grande ville d'Europe doit raisonner pour inventer son futur. Le général De Gaulle et Paul Delouvrier en 1964 jugeaient que Paris devait se développer vers les ports de l'estuaire de la Seine. Depuis, l'Europe s'est construite et 30% de toute l'activité créatrice et économique est concentré entre Londres et la Rhénanie via la Flandre et Bruxelles. La stratégie, c'est de souder le territoire de la Grande Métropole parisienne avec ce nouveau coeur de l'Europe. Alors Paris aura conservé le rôle majeur qui est une des valeurs positives de l'économie française et du rayonnement de la France en Europe.
lise: Depuis des années, le périphérique enserre Paris hermétiquement. Comment pourrait-on améliorer les relations entre Paris et la banlieue ?
Vous avez raison. Il n'est plus exact de distinguer la ville et la banlieue. C'est un archaïsme d'avant la civilisation urbaine dans laquelle le monde se développe désormais. Ce que nous appelions à tort la banlieue, ce sont en fait des parties de la ville et même des parties parmi les plus intéressantes. C'est par essence le territoire vivant de la ville contemporaine. Ces parties sont au contact de la nature puisque développées autour des noyaux trop denses. Elles sont habitées par la jeunesse. Elles disposent d'espaces pour développer toutes les nouvelles sortes d'activités dont la société moderne doit se doter tous les jours. Les hypers centres villes comme Paris intra muros ont, par contre, d'autres obligations, comme celle de ménager des espaces disponibles pour accueillir les grandes fonctions de commandement du futur. Dans 20 ans, j'espère qu'on aura décentralisé vers Paris trois ou quatre grandes directions européennes qui encombrent Bruxelles. Paris pourra les revendiquer d'autant plus facilement qu'elle aura réservé les meilleures emplacements du coeur de Paris pour les accueillir. Ne recommençons pas avec Bruxelles l'erreur des 19e et 20e siècles où toutes les forces vives de la France étaient concentrées à Paris.
nico640m: Le Grand Paris doit-il être simplement syndicat mixte ouvert, une communauté urbaine, ou une collectivité locale à part entière qui ferait disparaitre les communes et départements de la petite couronne?
Pour compléter mes 2 réponses précédentes, je vous propose d'observer cette photo aérienne de l'Europe la nuit qui met en évidence l'importance de connecter le territoire du bassin parisien avec le coeur économique, artistique et culturel de l'Europe. http://www.lesechos.fr/chats/pdf/photo-satellite-europe-nuit.pdf Par contre, pour répondre à la question de nico640m, il est évident qu'un très grand territoire ne peut être conçu comme un ensemble par ses habitants que s'ils ont l'intime conviction qu'il leur appartient d'en orienter le contenu. C'est le phénomène d'identification et la fierté d'une appartenance. A partir de là, nos institutions regorgent de formes juridiques. Cependant, le syndicat mixte a un très grand avantage puisqu'il permet d'associer aux personnes publiques des acteurs de la vie économique, de la vie culturelle et de l'ensemble des organisations qui composent le tissu social. C'est donc certainement le lieu de conception le plus riche pour l'avenir. Il faut d'un côté conserver l'identification communale parce que les liens sociaux y existent et il faut se doter d'un instrument exécutif avec beaucoup de pouvoirs et de facultés d'exécution; donc la représentation de très haut niveau de l'Etat devrait aider à rejoindre par l'action l'ambition stratégique que représente le développement de Paris _ Grand Paris évidemment _ pour la France tout entière, son économie et son rayonnement culturel. Le périmètre du Grand Paris dont je parle, c'est d'arriver progressivement à considérer comme un ensemble le département de Paris et les 91-92-93-94 et 95 auxquels nous devons ajouter très vite l'Oise et la Somme. Imaginons par exemple une Vallée de Chevreuse du 21e siècle dans la Vallée de l'Oise... et une université de plus en plus florissante et réputée à Compiègne.
William: On a l'impression que des villes comme New York ou Londres se développent ainsi : pour un quartier donné d'abord des pauvres, ensuite des artistes, ensuite des bobos, ensuite l'embourgeoisement. Est-ce vrai de Paris? Le périphérique empêche-t-il ce type de développement au-delà de la petite ceinture? En pratique, il est exact que les processus de réanimation d'un quartier ont tendance à être engagé, d'abord par déstabilisation des populations qui y résident en les incitant à partir, puis par une phase de bonne conscience où les locaux sont mis à disposition des jeunes pousses créatives. On arrive ensuite à ses fins en attirant les populations plus "bobo". Ces systèmes sont non seulement détestables mais ils ne sont même pas souhaitables car ils ne conduisent pas à accueillir la société dans sa diversité et constituent de fait de nouveaux systèmes de ségrégation. alice: Est-ce une priorité de rendre la ville aux travailleurs, de faciliter le dynamisme économique et non de réserver l'inta-muros aux très riches et aux touristes? Le fait que le sentier quitte le centre par exemple, n'est-ce pas dommageable? Sans aucune polémique politique, la ville n'appartient pas plus à une catégorie qu'à une autre. La ville est désormais le lieu de vie et le lieu de référence de milliards de personnes dans le monde. La ville dont nous parlons pour le futur, c'est un territoire large, constitué d'espaces variés, plus ou moins habités par des populations, diversifiées ou non, par petits secteurs, avec plusieurs centres villes coordonnés entre eux qui ont chacun leur caractère : bâti, paysages, vie sociale, atmosphère, performances. Dans cette ville, les travailleurs sont partout. Leurs enfants également mais ils ont le choix de modes d'habitat à des prix différents selon que ces centres ont une tradition chère ou moins chère. Donc au lieu de continuer à tout concentrer autour d'une ville au coeur unique, par le renforcement de coeurs de villes comme Compiègne, Boulogne, Issy-les-Moulineaux, Corbeil-Evry, mais aussi tout un projet urbain dans la Plaine-Saint-Denis, on aura bâti une ville souple où pour chacun et pour chaque entreprise il y aura plus de choix qu'aujourd'hui. Utopique? Non, au contraire. Dans le schéma de développement de la région Ile-de-France (SDRIF) qui vient d'être soumis à l'enquête publique, l'objectif est de construire 1.500.000 logements d'ici à 2030 (22 ans). 1.500.000 ce sont 50.000 immeubles de 30 logements. Or, aligné le long d'une rue un immeuble de 30 logements occupe une longueur de 40 à 50 mètres de façade. 50.000 logements c'est donc plus de 1.000 km de rues et boulevards qu'il faudrait ajouter si on ne changeait pas de manière de concevoir la ville française que nous avons héritée du milieu du 19e siècle (Haussmann et Napoléon III). Donc, loin d'être utopique l'invention permanente de Paris_ grande région urbaine du coeur de l'Europe _ est une ardente obligation.
Miguel: Pourquoi le quartier de la Défense a-t-il perdu de son aura internationale et s'est fait dépasser par la City ? Y a-t-il des raisons urbanistiques? La Défense n'est pas dépassée. C'est encore le plus grand quartier d'affaires d'Europe mais Londres brille de tous ses feux alors que Paris vit sur le succès de fréquentation de sa Tour Eiffel de la fin du 19e siècle. L'essence de la différence est donc ailleurs que dans le nombre d'immeubles et le nom de ses architectes. La conception de Londres a toujours été plus variée, moins composée, moins léchée et moins sacralisée que l'est encore celle de Paris. De plus, à Londres on laisse exploser les initiatives même dérangeantes. Or, le futur est fait de la variété de toutes les inventions qu'on laisse éclore. A la fin, on a un jardin extraordinaire au sens du poète ou bien on a un coeur figé et on rejette la modernité à la périphérie... A la fin du 20e siècle on a fait également cela avec les hommes nouveaux venus qui approchaient des villes (les banlieues!). Nous devons oser repenser tout cela. D'abord continuons La Défense. Faisons une gare de trains à grande vitesse directe avec Londres et Bruxelles depuis La Défense. Continuons dans la Plaine-Saint-Denis. Et développons Compiègne, Amiens et Evry-Corbeil-Sénart en plus de la réussite de Marne-la-Vallée qu'il ne faut pas oublier. Apportons la douceur et la modernité du développement durable dans tous ces nouveaux lieux de rayonnement de Paris dans le monde européen. Alors Paris restera l'une des grandes villes du monde au service de l'Europe et de la France, comme Londres l'est pour la Grande-Bretagne.
dlonra: L'un des problème n'est-il pas l'incapacité bien française à construire des ensembles de très grande hauteur intégrés c'est-à-dire comprenant les lieux de vie de travail, loisir, et d'habitation ? Non Dlonra, je ne crois pas. La très grande hauteur est fortement dominée par la valeur de symbole et les signes d'identification d'un paysage qu'elle permet. Comme beaucoup le savent désormais, la hauteur n'a pas grand chose à voir avec la véritable densité. Vous avez raison d'évoquer la densité en associant le plus grand nombre d'activités que chacun d'entre nous accomplissons ou voudrions pouvoir accomplir autour de nous. C'est également la ville dont nous parlons pour l'avenir: une ville suffisamment polycentrique pour que chacun puisse bien identifier tous les services et les activités qui l'entourent et puisse y participer d'une part, mais aussi pour que ceux qui conversent avec cette ville puissent en comprendre l'organisation (ce qu'on appelle la lisibilité). Enfin, y-a-t-il une incapacité française, puisque c'est votre question? Non, au contraire. Il y a encore 20 ans la France était visitée pour ses savoir-faire en matière d'urbanisme. C'est moins le cas aujourd'hui parce que nous n'avons pas encore surmonté le choc structurel de la décentralisation. Les grandes équipes de professionnels qu'avait montées l'Etat sur des échelles supérieures aux échelles des agglomérations n'existent presque plus. Par contre, nos agglomérations disposent d'outils très appropriés: les agences d'urbanisme. Mais dans la ville du futur, l'urbanisme doit composer tout autant en percevant les aspirations et les signes des temps futurs, qu'en recherchant à améliorer le fonctionnement et les formes urbaines. Cette révolution dans la pensée urbaine demande une modification profonde des structures traditionnelles de production urbaine qui existent dans l'administration de nos ville. Chacun sait aujourd'hui qu'il ne suffit plus d'équiper, il s'agit d'attirer et d'accueillir.
LeCorbusier: Les parisiens (au sens large) sont-ils définitivement insensibles à l'esthétique des tours? Le problème est qu'on a tellement peaufiné l'homogénéité des toits, des matériaux et des hauteurs dans Paris depuis des décennies innombrables que plus on attend, plus il apparaît barbare et inculte à certains de vouloir développer des tours. N'oublions pas que cette théorie qui a rejeté l'architecture moderne dans les banlieues a disqualifié les banlieues et n'a pas servi le centre de Paris. Dans 250 ans, il faudra avoir fait mieux qu'au milieu du 19e siècle; il est temps de commencer aujourd'hui parce que toutes les grandes villes du monde se distinguent par leur souci de montrer leur modernité et leur créativité. picsou: Selon vous, et selon votre expérience, comment financer tous les projets que le Président Sarkozy appelle de ses voeux. Existe-t-il des mesures low-cost? Est-ce bien que Sarkozy se mêle de ces questions ou doit-il les laisser aux autorités locales? Plusieurs questions, plusieurs réponses courtes. Financement : de toute manière il faut financer les 1.500.000 logements nécessaires dans la région urbaine de Paris d'ici 2030. Ce ne sera pas plus cher de profiter de ce très grand nombre de logements pour développer les petites villes qui ont déjà tout leur patrimoine de vie sociale, de caractère et d'équipements publics que de payer des rentes de situation ou des démolitions dans les zones où le foncier est hors de prix. Mesures low-cost? Il est sûr que de construire en alignement dense avec 100% de parkings souterrains, plus des métros enterrés coûte cher. En réfléchissant avec la philosophie du développement durable, on aura peut-être 15% de plus de dépenses de construction de l'habitat mais un système urbain beaucoup plus fluide, moins technique et moins lourd à faire fonctionner. Le président doit-il se mêler de ces questions: c'est une chance merveilleuse que cet homme montre une réelle conscience des enjeux de la vie urbaine pour tous les habitants et de l'importance stratégique de maintenir la place de Paris dans l'activité de l'Europe qui se construit. Sans l'appui du Général De Gaulle il n'y aurait pas eu La Défense et le 1er schéma directeur de 64, sans Jacques Chirac Premier ministre et le Président Mitterrand ensuite, il n'y aurait pas eu la prise de conscience de l'erreur des banlieues (même s'ils n'ont pas su s'en occuper avec succès). Souhaitons que l'ambition exprimée par le Président actuel soit relayée par les collectivités locales, la société civile et les pouvoirs économiques français sans encore attendre.
PierT: Rivalité avec Londres ou New York, construire de grandes tours ... les préoccupations environnementales pourtant croissantes sont encore reléguées à l'arrière plan. L'aptitude d'une ville à FONDER son développement sur des principes environnementaux n'est-elle pas l'enjeu du futur? La rivalité dont vous parlez n'est pas artificielle. L'enjeu primordial des grandes métropoles aujourd'hui, c'est d'attirer et de retenir les meilleures ressources humaines dans chaque secteur de pointe. Bien au-delà des quotas de Kyoto, c'est aujourd'hui sur le critère de modernité dans l'approche du développement durable dans la ville où on leur propose un emploi que beaucoup de jeunes cadres supérieurs et leur famille choisissent de s'installer. Donc je ne me fais pas de souci, les villes ont compris qu'elles doivent avoir une attitude moderne sur ces sujets. Par contre, elles n'ont pas encore intégré qu'on ne peut pas faire du développement durable sans changer les processus de production et sans changer les modèles de conception. C'est tout ce que les professionnels urbanistes, sociologues, économistes et environnementalistes doivent marteler et proposer. C'est tout ce que les citoyens doivent demander à leurs candidats aux élections municipales d'ici 15 jours pour les choisir pour 6 ans. Merci de vos questions et j'espère que ces débats se multiplieront.