9 Février 2021
Par Philippe Bernard
Il avait fallu cinquante ans pour que la France ose se regarder en face à propos de la déportation des juifs. En 1995, sur les lieux de la rafle du Vél’d’Hiv à Paris, Jacques Chirac reconnut que la France avait trahi son idéal des droits de l’homme en « livrant ses protégés à leurs bourreaux ». Une immense avancée. Dix ans auparavant, des manuels scolaires assuraient encore faussement que des policiers allemands, et non français, avaient arrêté hommes, femmes et enfants promis à l’extermination.
Presque soixante ans après les accords d’Evian – l’anniversaire tombera en pleine campagne de l’élection présidentielle de 2022 –, la France n’est toujours pas parvenue à la sérénité à propos de la guerre d’Algérie. Des milliers d’ouvrages et d’articles de presse ont pourtant mis au jour les crimes commis au nom du maintien d’une domination coloniale que les livres scolaires ont cessé d’occulter. Il reste des mémoires qui saignent et s’affrontent, celles des sept millions de personnes vivant en France (appelés, immigrés, pieds-noirs, harkis) dont la jeunesse ou l’histoire familiale baigne dans cette « sale guerre ».
Chargé par Emmanuel Macron de lui proposer des gestes susceptibles de contribuer « à l’apaisement », l’historien Benjamin Stora vient de suggérer la reconnaissance par la France d’une série d’événements précis, l’impulsion d’initiatives mémorielles communes aux deux pays par une « commission Mémoire et vérité » et l’élucidation de drames comme les assassinats d’Européens à Oran en juillet 1962. La complexité des événements serait illustrée par l’entrée au Panthéon de Gisèle Halimi, avocate française défenseuse de militantes du FLN. Bref, une méthode fondée sur l’éducation, les savoirs, la connaissance mutuelle de tous les groupes impliqués, plutôt qu’une déclaration de « repentance », concept que M. Stora qualifie de « piège politique ».
En Algérie comme dans le monde anglo-saxon, cette réserve a été critiquée, comme si le repentir était l’alpha et l’oméga de la réconciliation. La communication de l’Elysée, focalisée sur le refus des « excuses » et de la « repentance », a accrédité l’idée d’un recul par rapport aux déclarations d’Emmanuel Macron de janvier 2020. « Le défi mémoriel de la guerre d’Algérie, avait-il dit, a à peu près le même statut que la Shoah pour Chirac en 1995. »
Or, en 1995, Jacques Chirac n’avait parlé ni d’« excuses » ni de « repentance ». Ce dernier terme a tant envahi et pollué le débat sur l’histoire depuis lors, qu’il a masqué le sens initial de la parole présidentielle : la reconnaissance solennelle du rôle de l’Etat français dans la Shoah, une réalité jusque-là niée.
Si le discours de 1995 est fréquemment associé à l’idée de repentance, c’est probablement par confusion avec la « déclaration de repentance » faite deux ans plus tard par l’Eglise catholique sur ses silences et sa compromission dans la persécution des juifs. Hors du strict champ religieux où il aurait dû demeurer, la montée de la notion de « repentance » date des tentatives de Jacques Chirac pour soulever le couvercle de l’histoire coloniale dans la foulée des révélations du Monde de 2000 sur la torture en Algérie. « Ce passé [algérien], encore douloureux, nous ne devons ni l’oublier ni le renier », déclare-t-il, sous les acclamations, à Alger en 2003, alors qu’un traité d’amitié est envisagé avec le président Bouteflika. Le vote de la loi de 2005 prévoyant des programmes scolaires « reconnaissant (…)
« Pourquoi Eric Zemmour reprend-il aujourd’hui les vieux mensonges tendant à exonérer Pétain dans la déportation des juifs ? C’est pour dénoncer l’idée d’une France ne cessant de se battre inutilement la coulpe et, pour cette raison, hésitant à la fermeté contre les immigrés », analyse Laurent Joly, historien spécialiste de Vichy. La « repentance » fonctionne ainsi à la manière d’un guet-apens tendu pour empêcher tout regard lucide et tuer dans l’œuf tout discours reconnaissant les épisodes sombres de notre histoire. Un piège d’autant plus redoutable qu’il s’appuie sur l’idée d’un déclin français nourri par cette culpabilité historique. « C’est un chiffon rouge agité par certains afin d’interdire toute réflexion sur le passé et sur ce que l’on peut en faire aujourd’hui, résume sur France Culture Raphaëlle Branche, éminente historienne de la guerre d’Algérie.
Mais si l’idée religieuse de « repentance » n’a pas grand sens pour un Etat et conduirait à s’aliéner une partie des « mémoires » qu’il s’agit de réconcilier, la reconnaissance des faits et de la responsabilité politique en a un, d’une immense portée. Les crimes du colonialisme et de la guerre d’Algérie doivent être reconnus, non par masochisme, mais par souci de vérité.
Sur cette voie, Emmanuel Macron a fait plus de pas qu’aucun de ses prédécesseurs en reconnaissant « au nom de la République française » la responsabilité non seulement de l’armée dans les tortures et l’exécution du mathématicien Maurice Audin, mais du système des « pouvoirs spéciaux » confiés aux militaires par un vote du Parlement en 1956.
Sur la colonisation aussi, un récit officiel clair est nécessaire, pour contrer à la fois le discours raciste contestant aux descendants d’Algériens la pleine qualité de Français, et la rhétorique islamiste qui les assigne à l’identité musulmane en tant qu’éternels colonisés. Il reste au président à trouver les mots et le moment pour accomplir, à l’image de Jacques Chirac en 1995, un libérateur devoir de vérité.