« C’est incompréhensible et totalement contradictoire ! » Pierre Mansat, président de l’association de Josette et Maurice Audin ne décolère pas. « Lors de la reconnaissance de la responsabilité de la mort de Maurice Audin par l’Etat français (NDLR : militant de l’indépendance algérienne assassiné en 1957), Emmanuel Macron nous avait promis l’ouverture des archives sur les dossiers sensibles », tient à rappeler l'ancien adjoint communiste au maire de la ville de Paris. Et d 'ajouter : « Force est de constater qu'il est devenu de plus en plus difficile pour les historiens de faire leur métier depuis plusieurs années, notamment sur tout ce qui touche à la période coloniale. »
Le non-respect des promesses du président Emmanuel Marcon ne passe pas non plus chez Clément Thibaud, historien, chercheur à l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) à Paris et président de l’association des historiens contemporanéistes. « Ce contraste entre l’affichage politique et la réalité sur le terrain est très irritant », déplore-t-il. « Nous historiens, sommes opposés à toute forme de judiciarisation des affaires de l’Histoire, mais là nous sommes tellement entravés dans notre métier… », regrette l'historien. Les deux associations, au côté de l’association des archivistes français, ont donc agi et elles ont décidé de défier le gouvernement. Elles viennent en effet de porter un recours devant le Conseil d’Etat, le 15 janvier dernier. L’objet du courroux ? Un texte pondu par les services de Matignon.
Il est devenu de plus en plus difficile pour les historiens de faire leur métier depuis plusieurs années, notamment sur la période coloniale.
Pierre Mansat, président de l'association Josette et Maurice Audin
« L’instruction générale interministérielle » du 13 novembre 2020 entend en effet défendre une application plus stricte de l’usage du Secret-Défense. Ce texte réglementaire renforce un précédent texte sur le Secret-Défense datant de 2011 et allant dans le même sens. L’application de ce règlements de 2020 entrave de fait les travaux de recherche des historiens sur la période 1934-1970, période qui couvre notamment les guerres de décolonisation en Algérie et au Vietnam mais également les années du régime de Vichy en France.
Des entraves sur la période 1934-1970
« Quand un historien ou citoyen veut accéder à un document considéré Secret-Défense, l’archiviste doit contacter l’administration qui a produit cette archive. Un représentant de cette autorité doit se rendre sur place et examiner le document pour ensuite le déclassifier », décrit Céline Guyon, archiviste, présidente de l'association des archivistes français.
« C’est une véritable usine à gaz », peste pour sa part l’historien Clément Thibaud.
« Par exemple, si vous faites une recherche sur l’ETA (NDLR : organisation basque indépendantiste) dans les années 60, en France, vous devez contacter la Préfecture des Pyrénées-Orientales. Ensuite si un membre de l’ETA se trouvait être un membre du corps enseignant, vous devez contacter également le ministère de l’Education nationale…. Et tout cela pour un même document ! Il y a des administrations qui répondent assez rapidement, d’autres un peu moins et certaines pas du tout, souvent par manque de personnel. Les délais vont de six mois, un an... à jamais », explique l’historien.
Et cela ne concerne pas que quelques cartons d’archives. Certaines administrations françaises ont eu tendance à user et abuser du tampon Secret-Défense. « C’est le cas des administrations coloniales qui ont classifié des documents sur des secteurs qui ne relevaient pas de l’armée comme l’éducation. Pour la Seconde Guerre Mondiale, une simple lettre de la Gestapo (NDLR : police politique du Troisième Reich) peut être classée Secret-Défense. Les menus des déjeuners du maréchal Pétain sont classés également Secret-Défense », décrit l’historien Clément Thibaud.
Les historiens ne peuvent plus consulter des archives pourtant rendues publiques il y a quelques années et publiées pour certaines.
Céline Guyon, archiviste
Ces entraves sont d’autant plus incompréhensibles que les historiens ont pu avoir un accès à de nombreuses archives sur cette période de manière assez libre. C'était le cas encore il y a quelques années lorsque la loi de 2008 relative aux archives était appliquée. Celle-ci stipule bien que les documents publics « dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts fondamentaux de l'État dans la conduite de la politique extérieure, à la sûreté de l'État, à la sécurité publique » sont communicables passés un délai de 50 ans. Or, l'instruction du 13 novembre 2020 crée de nouvelles conditions d’accès aux archives et rentre en opposition avec l'esprit de la loi de 2008.
« C’est une situation totalement ubuesque. Des historiens qui ont consulté des documents il y a quelques années ne peuvent plus consulter ces mêmes documents dont certains ont été publiés et rendus publics », décrit Céline Guyon, archiviste. La loi de 2008 dépend du Code du patrimoine et le respect du Secret Défense relève du Code pénal. « Concrètement, lorsque vous ouvrez un carton d’archives, les documents classés Secret-Défense sont généralement dans une enveloppe au milieu d’autres documents. Si vous ouvrez ces enveloppes, vous risquez des poursuites pénales », explique l’historien Clément Thibaud.
Si vous ouvrez ces enveloppes Secret-Défense dans un carton d'archives que vous consultez, vous risquez des poursuites pénales.
Clément Thibaud, historien
Ces difficultés mettent à mal la recherche historique française. « Des doctorants ne peuvent plus travailler sur des thèmes sensibles qui ont trait non seulement à la période coloniale mais aussi à la Seconde Guerre mondiale ou la montée des ligues d’extrême droite (dans les années 30). On a un doctorant qui voulait travailler sur l’OAS (NDLR : l’organisation de l’armée secrète, organisation terroriste partisane de l’Algérie française) et il ne peut pas aborder certains thèmes », raconte l’historien Clément Thibaud. D'autres étudiants ont tout simplement abandonné l'idée de faire une thèse en histoire selon le chercheur.
Certains envisagent même « une reconversion devant l'impossibilité de pouvoir continuer leurs travaux ». Les associations, qui ont porté le recours devant le Conseil d’Etat, ont rencontré le général Benoît Durieux, chef du cabinet militaire du Premier ministre en charge du dossier. Les services de Matignon avancent exclusivement une argumentation juridique, sans vouloir communiquer davantage.
Une "bataille des archives" suivie à l'étranger
« Le Secret-Défense dépend du droit pénal et donc il faut mettre en place cette procédure de demande de déclassification longue et complexe pour se conformer au droit. C’est ce qu’ils avancent. Nous nous estimons que la loi de 2008 est supérieure à un simple texte réglementaire protégeant le Secret-Défense », explique Céline Guyon, archiviste.
Au-delà de ces arguments judiciaires complexes, existe-t-il une raison plus politique à ces blocages ? « On sent le gouvernement embêté par cette tournure », confie l'historien Clément Thibaud. « Peut-être que cette situation arrange certains ? Dans l’armée, et ce n’est qu’une hypothèse, il y a des gens qui préfèrent que l’honneur de l’armée soit préservée. Pourtant les historiens, qui travaillent sur ces périodes, sont des gens sérieux. Ils produisent une histoire scientifique, qui n’est pas à charge. En refusant l’accès aux sources, on renforce les thèses conspirationnistes », ajoute le chercheur en histoire.
L’accès aux archives n’est pas un combat qui concerne seulement les professionnels de l’histoire, selon Pierre Mansat, président de l'association Josette et Maurice Audin. « C’est une question démocratique. Depuis la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, chaque citoyen doit pouvoir accéder aux documents que l’Etat produit en leur nom ». En 2017, le Conseil constitutionnel en France a rappelé ce principe. Cette bataille des archives est en tous cas très suivie à l’étranger. L’historien américain Robert Paxton, grand spécialiste du régime de Vichy, soutient la démarche juridique entreprise. Et l'historien Clément Thibaud de souligner : « Les historiens originaires des pays de l’ancien empire colonial français suivent de près cette situation ».