Tribune. Depuis de longs mois, des archivistes, des juristes, des historiennes et des historiens, relayés par une pétition signée par plus de 15 000 personnes, dénoncent une restriction sans précédent dans l’accès aux archives contemporaines de la nation.
L’application d’un texte de valeur réglementaire, l’article 63 de l’instruction générale interministérielle n° 1300 (IGI 1300), conduit en effet à subordonner à une procédure administrative dite de « déclassification » toute communication d’archives antérieures à 1970 qui portent un tampon « secret ».
Cette procédure administrative, désormais appliquée de manière systématique, est désastreuse pour l’accès aux archives publiques. Elle est désastreuse dans ses modalités, d’abord, car sa mise en œuvre se révèle extrêmement lourde. Elle conduit à bloquer pendant des mois, voire des années, l’accès aux documents concernant les épisodes les plus controversés de notre passé récent, qu’il s’agisse des périodes de l’Occupation, des guerres coloniales ou de l’histoire politique de la IVe République et des débuts de la Ve République.
Elle crée, en outre, des situations proprement ubuesques, quand des historiennes et des historiens se voient refuser l’accès à des documents qu’ils avaient déjà consultés il y a quelques années, et dont certains ont même été reproduits et publiés.
Pratique procédurale sans assise légale
Mais cette procédure administrative de « déclassification » est aussi désastreuse dans son principe même, dès lors qu’elle est appliquée à des archives publiques antérieures à 1970. Faut-il rappeler que la loi prévoit que les archives publiques « dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale » deviennent « communicables de plein droit » à l’expiration d’un délai de cinquante ans, sans qu’aucune autre condition particulière puisse être exigée ?
Communiquer ces archives sans les déclassifier, ce n’est pas compromettre le secret de la défense nationale, dans la mesure où le législateur a établi ce que, en droit pénal, on nomme une « permission de la loi », qui a précisément pour fonction de neutraliser l’infraction de compromission. Ici, l’atteinte au droit d’accès aux archives publiques – un droit constitutionnellement protégé – est manifestement caractérisée, et cette pratique procédurale, sans assise légale, vient saper les principes fondamentaux qui règlent les lois sur les archives depuis 1979.
La situation est donc intenable sur le plan juridique et en pratique, aussi bien pour les historiennes et historiens que pour les archivistes. Elle est surtout insupportable car, en entravant l’accès à la documentation la plus sensible portant sur le passé récent de notre pays, elle paralyse le travail critique sur des questions d’intérêt public qui intéressent et interrogent notre présent.
Et pourtant, cette situation perdure. Face à ce constat, l’Association des archivistes français, l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche et l’Association Josette et Maurice Audin, accompagnées d’un collectif de personnalités françaises et étrangères du monde des archives, de l’histoire et du droit, se sont donc résolues à saisir le Conseil d’Etat le 23 septembre 2020, afin que l’illégalité de l’article 63 de l’IGI 1300 soit constatée.
Espoirs douchés
Une donnée nouvelle est entre-temps survenue. Ce mardi 29 septembre, une réforme de l’instruction générale interministérielle n° 1300 a été présentée devant le Conseil supérieur des archives, l’organisme consultatif en matière d’archives placé auprès de la ministre de la Culture et présidé par l’ancien président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré. En soi, le principe d’une telle réforme doit être salué. Mais nos espoirs ont immédiatement été douchés.
Force est de constater que les orientations nouvelles qui ont été présentées ne répondent pas aux deux principales critiques qui ont justifié la saisine du Conseil d’Etat : d’une part, le principe de l’obligation de déclassification des archives publiques antérieures à 1970 est confirmé ; d’autre part, si d’incontestables efforts sont fournis pour fluidifier la procédure de déclassification, aucun encadrement des délais de celle-ci n’est organisé.
Alors que nous apprenons que cette réforme de l’IGI 1300 sera publiée « dans les prochains jours », nous nous tournons, en désespoir de cause, vers le président de la République. A plusieurs reprises déjà, et ce vendredi 2 octobre encore, M. Macron a appelé à un débat sur le passé colonial de notre pays et témoigné d’une conviction profonde, que nous partageons : seul l’accès aux archives, dans le respect de la loi, peut garantir un examen informé et contradictoire de notre histoire récente, ce que la ministre de la culture, Roselyne Bachelot, a d’ailleurs réaffirmé avec vigueur en ouverture de la séance du Conseil supérieur des archives.
Il faut que le président de la République le comprenne : le temps presse, mais il est encore possible de reprendre cette réforme que ses administrations ont préparée.