31 Janvier 2020
De « Charlie » à Mila, le droit au blasphème
Par Michel Guerrin
Pour avoir insulté l’islam sur son compte Instagram, une lycéenne de 16 ans, en Isère, est traînée dans la boue, on lui souhaite de brûler en enfer, elle est menacée de mort, de viol, d’égorgement, ses données personnelles sont dévoilées, le nom de son lycée aussi. Elle s’appelle Mila. Elle voulait partager sa passion pour le chant, elle récolte la haine.
Cette histoire porte un autre enjeu, autour de la liberté d’expression et de création. Le parquet de Vienne a lancé deux enquêtes préliminaires : une pour les menaces de mort, ce qui est logique, l’autre pour provocation à la haine raciale, ce qui l’est moins. Il vient, précipitamment, de classer sans suite ce deuxième point face à l’ampleur de la polémique.
Rappelons ce que Mila dit dans une vidéo, le 18 janvier, après avoir été menacée de mort : « Je déteste la religion. L’islam c’est de la merde. Je ne suis pas raciste. On ne peut pas être raciste envers une religion. Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul. »
Mila sculpte le mot ordurier comme ses contempteurs l’ont fait et comme les réseaux sociaux en regorgent. Mais elle est une mineure. « Cela reste une parole d’adolescente », rappelle l’islamologue et écrivain Rachid Benzine. Surtout son principal bouclier est le droit. Le délit de blasphème n’existe pas en France. La jurisprudence constante, dans l’Hexagone et à la Cour européenne des droits de l’homme, fait une distinction : insulter une religion est toléré ; insulter les croyants, non. Ainsi, la Cour d’appel de Paris a relaxé en 2008 Charlie Hebdo pourles caricatures de Mahomet publiées deux ans plus tôt. Michel Houellebecq a été relaxé en 2002 pour avoir dit « la religion la plus con, c’est quand même l’islam ». Et l’humoriste Frédéric Fromet a pu chanter, le 10 janvier, sur France Inter, « Jésus est pédé/Y a pas que l’hostie qu’il faut sucer ».
Une frontière fragile
De la même façon, Mila insulte l’islam, pas les musulmans. L’enquête pour incitation à la haine raciale a donc fait polémique. Certains reprochent au parquet de Vienne d’avoir remis sur le tapis le délit de blasphème, fragilisant de ce fait la liberté d’expression et de création. C’est la conviction de Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo et maintenant de Mila – la continuité fait sens –, qui, dans Le Journal du dimanche du 25 janvier, constate que « la France a oublié qu’elle était celle de Voltaire ». Reste que la frontière entre religion et croyants est fragile. Comment composer entre deux droits irréconciliables ? Jusqu’ici, la liberté d’expression l’emportait. Dans les dessins de Charlie Hebdo, il y avait celui de Cabu, en première page, où l’on voit Mahomet se prenant la tête et dire : « C’est dur d’être aimé par des cons », mais qui fut relaxé au motif, entre autres, qu’il s’en prend non pas à tous les fidèles, mais aux extrémistes.
Le parquet de Vienne, lui, semble renvoyer dos à dos Mila et ceux qui la menacent de mort. Tout comme la ministre de la justice, Nicole Belloubet, qui, sur Europe 1, le 29 janvier, tout en jugeant « inacceptables » les menaces de mort, ajoute que « l’insulte à la religion est une atteinte à la liberté de conscience. C’est grave ». Ce qui est grave, ce sont ses propos. Ce qui est grave, c’est que Mila est la victime.
Mme Belloubet a ensuite reculé. Mais ses mots à chaud sont surtout révélateurs de l’époque. Ils trahissent sa crainte d’être taxée de racisme et d’islamophobie. Toutes les réactions aux propos de Mila, entre sincérité et posture, sont à lire avec ce prisme. Des organismes dans la mouvance de la laïcité et des droits de l’homme ne l’ont pas défendue. Même mutisme, et parfois hostilité, dans la sphère féministe et LGBT, alors même que la jeune femme est homosexuelle et qu’elle a été traitée de « sale lesbienne ».
Côté politique, c’est essentiellement la droite et l’extrême droite qui défendent Mila. La gauche, qui s’est battue pendant des décennies contre les censures de l’Etat, de l’Eglise ou des culs serrés, semble muette. D’où un édito affligé dans L’Obs du 30 janvier : « Dans la France de 2020, si tu es de gauche, tu n’as pas le droit de questionner les dérives de l’islam. Et encore moins de blasphémer contre le Dieu des musulmans. Car cela fait automatiquement de toi un raciste islamophobe. » Et de conclure que Mila mérite protection, même si c’est « en mauvaise compagnie ».
Le silence est tout autant assourdissant dans le monde de l’art et de la création. Richard Malka déplore, que du côté « des artistes et des “progressistes”, on tourne la tête, on sifflote vers le ciel, on regarde ses souliers ». Le créateur regarde ailleurs, car il y a trop de coups à prendre. Il évacue la religion en général, l’islam en particulier, d’autres communautés aussi, sauf s’il en fait partie. L’autocensure est généralisée. Attendons le jour où Frédéric Fromet aura les mêmes mots rustiques sur Mahomet que sur Jésus.
Le tempo est donné par Abdallah Zekri, délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM). A propos de Mila, il a déclaré, tout en condamnant les menaces de mort : « Qui sème le vent récolte la tempête. » Ses mots rappellent certaines réactions après les assassinats à Charlie Hebdo. Des mots néanmoins contredits par d’autres figures de l’islam. Des mots « criminels », selon Marlène Schiappa, la secrétaire d’Etat chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes.
M. Zekri accepte que l’on critique l’islam, mais avec « respect ». Pour un créateur, c’est un non-sens. Depuis des décennies, les exemples pullulent de dessins, films, pièces de théâtre ou livres qui sont convoqués devant un tribunal pour insulte à la religion. Le plus souvent les juges font primer le droit à « choquer ».Mais ces mêmes juges tiennent compte du contexte social. Et de la façon dont les artistes affirment leur droit. C’est pour cela que leur absence dans l’affaire Mila est inquiétante.