25 Novembre 2019
Tribune. C’est drôle comme une société peut soudain ne plus désirer la liberté. Je me souviens de cette conversation, fin 2017, avec un membre de l’Observatoire de la liberté de création, qui faisait cet alarmant constat : une bonne part des demandes de censure auxquelles cet organisme doit répondre provient, non plus des traditionnels réactionnaires de tout bord, mais de militants féministes et antiracistes. Dans un malaise grandissant, nous fûmes quelques-uns à évoquer de plus en plus souvent, entre nous qui ne sommes pas moins féministes et antiracistes, cette étrange dérive : les héritiers des chantres de la liberté sont en train de devenir les pires ennemis de la liberté.
Deux ans plus tard, échappant à présent à tout cadre légal ou judiciaire, la volonté de censure s’est amplifiée et elle se manifeste à la fois sur les réseaux sociaux et au travers d’actions directes. Je ne mentionnerai que quatre cas récents et spectaculaires de blocage : celui de la pièce Les Suppliantes, à la Sorbonne, celui de diverses projections de J’accuse, le film de Roman Polanski, ceux des conférences de la philosophe Sylviane Agacinski à l’université de Bordeaux et de François Hollande à l’université de Lille.
C’est à chaque fois la culture, le savoir et le débat qui furent attaqués, et à chaque fois la vertu qui cautionna les atteintes à la liberté. Certes, cette vertu a changé d’aspect depuis le XIXe siècle : les vociférations du procureur Pinard contre les œuvres de Baudelaire et de Flaubert ont laissé place à celles des néoantiracistes, des néoféministes et des défenseurs des LGBT. Mais ne nous y trompons pas : il s’agit encore et toujours d’empêcher par la force l’existence d’œuvres ou de réflexions qui ne répondent pas à une certaine idée de la morale et du Bien.
On sait que les réseaux sociaux peuvent faciliter le témoignage et accélérer la prise de conscience. Ainsi, l’événement #metoo a marqué une avancée pour la cause des femmes. Aujourd’hui est en train de se modifier un ensemble de « réflexes » qui présidaient aux relations entre les sexes. Les hommes découvrent la violence de certaines de leurs conduites. Mais on ne peut ignorer la limite de cette parole sans médiation et souvent anonyme : l’accusation peut être fausse et diffamatoire, et la personne calomniée n’en ressort jamais tout à fait indemne. On ne saurait donc admettre qu’Internet, où éclosent des procureurs de tout poil, tienne lieu de tribunal.
Je regrette qu’on veuille faire jouer ce rôle aussi à la presse. Il entre dans ses fonctions d’enquêter et de révéler les désordres qui traversent la société, assumant ainsi son rôle démocratique de contre-pouvoir. Mais elle ne doit pas se substituer à l’action de la justice. Les courageux propos d’Adèle Haenel – importants, car le cinéma français n’avait pas encore pris la mesure de ses mauvaises pratiques – ont été accompagnés de son refus d’en appeler à la justice.
C’est dommage. Si la justice fonctionne mal, on ne la contourne pas, on la réforme. Aussi sérieuses qu’aient été les investigations de Mediapart, elles n’équivalent pas à un procès. Et l’on vient de voir, à travers les déclarations de différentes sociétés de réalisateurs, comment la disqualification, implicite ou explicite, du système judiciaire, conduit à la tentation de bricoler la justice soi-même.
Comment expliquer ces multiples dérives et cette autopromotion de citoyens en justiciers ? D’abord, parce que ceux qui aujourd’hui musellent la parole et brûlent des livres ignorent sans doute l’histoire et les méthodes des totalitarismes du XXe siècle. Ensuite parce que, comme on sait, la France se signale dans le monde par le plus fort taux de défiance généralisée envers ses institutions, juste avant les pays pauvres et les zones de conflit.
Dans les opinions qui se répandent à grande vitesse dans la société civile, ce manque de confiance globale trouve sa traduction dans des « analyses » qui l’accentuent : on dénonce, à l’aide de notions aussi floues qu’inconsistantes, le « patriarcat » et le « racisme systémique » (entendez que le racisme serait organisé et promu au niveau de l’Etat). Par exemple, les magistrats français ont beau être pour moitié des magistrates, on dénonce leurs attitudes patriarcales… A quand les camps de rééducation pour combattre les inconscients retors ?
Sans confiance, pas de pacte social. Or, il faut se demander si nous vivons dans un pays totalitaire, où il serait tellement impossible de faire confiance à l’Etat et à ses institutions qu’on doive y intervenir par la force, ou si nous vivons dans un pays démocratique dont les citoyens peuvent (et même doivent), par le débat et la négociation, améliorer le fonctionnement des institutions. Les nouvelles ligues de vertu ont répondu : elles prétendent corriger par la force une société patriarcale et raciste. Mais attention : si les agissements des citoyens se modèlent sur ceux qui prévalent dans les pays non démocratiques, la défiance et le complotisme qui nourrissent le populisme risquent de gagner. Et nous deviendrions un pays totalitaire.
Enfin, cette volonté de punir et d’empêcher tient probablement au fait qu’on a essentialisé la position de victime. Aujourd’hui, on n’est plus victime de discriminations ou de violences, on est « Une Victime ». Alors, dans cette nouvelle vision d’un monde strictement polarisé entre dominants et dominés, oppresseurs et victimes, monde non complexe qui ressemble à s’y méprendre aux fictions grand public américaines, il n’y a d’autre choix que de mener par tous les moyens le grand combat du Bien contre le Mal.
Il faut résister aux nouveaux censeurs. Nous, défenseurs de l’Etat de droit, devons réaffirmer nos convictions démocratiques et, dans cette période troublée, maintenir notre exigence d’émancipation et notre désir de création. Car nous persistons à chérir la liberté.
Belinda Cannone, écrivaine, est également maître de conférences à l’université de Caen. Elle a notamment écrit « La Tentation de Pénélope » (réédité en version augmentée chez Pocket) et a publié « La Forme du monde » (Arthaud, 160 pages, 13 euros)