4 Février 2019
La dernière fois que nous avions été la voir, c'était à la mi-décembre. Nous lui avions demandé ce qu'elle avait emporté, en 1966, après le coup d'Etat de Houari Boumediene, quand elle avait quitté l'Algérie pour rejoindre la France, en passant par le Maroc et l'Espagne, avec ses trois enfants, dans une voiture bourrée à craquer. Comme souvent, Josette Audin avait d'abord répondu par un silence. Puis elle avait lâché six mots, pas un de plus.
"J'ai pris les choses importantes, les livres et les photos."
Les livres qui avaient traversé la Méditerranée étaient encore-là, un demi-siècle plus tard, dans la bibliothèque de son salon, perché au cinquième étage d'un immeuble blanc de Bagnolet, en banlieue parisienne. Et les photos aussi, les rares portraits en noir et blanc, visage resté à jamais enfantin, de son mari, Maurice Audin. Le combat de toute sa vie.
Photo non-datée de Maurice Audin. (STF / AFP)
Le jeune homme était assistant en mathématiques à la faculté d'Alger, adhérant du Parti communiste algérien (PCA) et militant anticolonialiste. Il a 25 ans quand les militaires viennent l'arrêter, le mardi 11 juin 1957, à 23 heures, dans son appartement de la rue Flaubert, au cœur du quartier du Champ-de-Manœuvre, à Alger. Josette, 26 ans, est là. Leurs trois enfants, Michèle, 3 ans, Louis, 1 an et demi, et Pierre, 1 mois, aussi. Elle s'inquiète de savoir quand son époux va revenir. L'un des militaires lui répond :
"S'il est raisonnable, il sera de retour ici dans une heure."
Maurice Audin est conduit dans un immeuble en construction d'El Biar, sur les hauteurs de la ville, transformé en centre de détention par l'armée française. Torturé à mort ? Exécuté ? Il n'en est jamais revenu. Le 1er juillet 1957, vingt jours après l'arrestation, un lieutenant-colonel tente de faire croire à Josette Audin que son mari s'est évadé lors d'un transfert. Elle dépose plainte contre X pour homicide volontaire.
"Il n'y aurait pas eu d'affaire Audin sans Josette Audin", a l'habitude de dire sa fille, Michèle, mathématicienne, comme son frère Pierre et auteur de nombreux ouvrages, dont "Une vie brève" (Gallimard), un livre très émouvant sur son père. Josette participe à la création d'un Comité Maurice Audin, sonne à toutes les portes, celles des avocats, des journalistes, des militants des droits de l'homme, des politiques.
Les soutiens se réduisent comme peau de chagrin dans une Algérie déchirée par la guerre et où les anticolonialistes sont minoritaires. En mars 1962, au moment des Accords d'Evian qui organisent l'indépendance, un décret amnistie "les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre dirigées contre l'insurrection algérienne". Un non-lieu est prononcé, suite à la plainte contre X, pour insuffisance de charges, le mois suivant.
Josette Audin n'a pas beaucoup de temps libre entre ses cours de mathématiques au lycée d'Argenteuil et ses trois enfants qu'elle élève seule. Mais elle ne renoncera jamais. En 2001, après de nouvelles révélations sur la torture par "le Monde" et la publication des Mémoires du général Paul Aussaresses, où il détaille ses exactions, elle déposera une nouvelle plainte pour séquestration et crime contre l'humanité qui aboutira encore à un non-lieu l'année suivante.
"The widow who asked eight French presidents for the truth" ("La veuve qui a réclamé la vérité à huit présidents français") a titré le site de la BBC à la mi-janvier, dans un article. A chaque élection, Josette Audin prend la plume pour écrire au nouveau locataire de l'Elysée… et se heurte à un mur.
François Mitterrand ? Ministre de la Justice du gouvernement Guy Mollet, pendant la bataille d'Alger, encore en fonctions le jour où Maurice Audin est arrêté. Jacques Chirac ? Engagé volontaire pendant la guerre d'Algérie, alors que son statut d'ancien élève de l'ENA, l'en dispense. Nicolas Sarkozy ? Il ne prend même pas la peine de répondre au courrier qu'il reçoit :
"Mon mari s'appelait Maurice Audin. Pour moi il s'appelle toujours ainsi, au présent, puisqu'il reste entre la vie et la mort qui ne m'a jamais été signifiée".
François Hollande, lui, se contente d'un – petit – pas. Il ouvre une partie des archives, déclare "les documents et les témoignages [...] suffisamment nombreux et concordants pour infirmer la thèse de l'évasion" et admet que Maurice Audin est mort durant sa "détention".
Né quinze ans après la fin de la guerre d'Algérie, un "poison" distillé dans la société française selon lui, Emmanuel Macron est le premier président de la Ve République à avoir été aussi loin. Le 13 septembre, au domicile de Josette, il reconnaît la responsabilité de l'Etat français dans la mort de Maurice Audin, annonce la dérogation générale des archives relatives aux "disparus" de la guerre d'Algérie et encourage les témoins à faire connaître la vérité.
"Quand il y a des gens comme Josette qui se battent pendant des décennies, sans rien lâcher, ça oblige", dit-il, assis dans le canapé noir du salon.
"Ça oblige parfois, lui répond-elle. Ça prend du temps… ". La photo dédicacée et encadrée du président de la République prise lors de sa visite est allée rejoindre celles de Maurice Audin, sur les étagères du salon.
Josette Audin aurait dû avoir 88 ans le 15 février prochain. Elle aura été veuve à peine mariée. Elle aura aussi connu une enfance un peu grise, de celles que raconte Albert Camus dans son roman autobiographique et inachevé, "le Premier homme". Elle est née et a grandi à Bab-el-Oued, le quartier algérois des Européens les plus pauvres.
Dans l'appartement, où l'évier de la cuisine sert à la toilette du soir, Josette dort avec sa grand-mère et ses deux petites sœurs, à quatre dans la même chambre. Sa mère, d'origine piémontaise, est morte à 25 ans (l'âge qu'avait Maurice Audin au moment de son arrestation). La fillette n'a alors que 3 ans (comme sa fille aînée en 1957). L'histoire pour Josette Audin s'est désespérément répétée.
Elle est la première de la classe. Son institutrice l'aide à devenir aussi la première femme de la famille à faire des études, lui prête des livres, lui donne des cours gratuitement le soir, convainc la grand-mère et le père à l'autoriser à passer l'examen de sixième pour entrer au lycée. Josette rencontre Maurice sur les bancs de la faculté d'Alger. Les liens se resserrent au sein de la cellule des étudiants communistes, où ils militent tous les deux. Les années d'insouciance auront été peu nombreuses.
Il y a un an presque jour pour jour, le 14 février 2018, date anniversaire de la naissance de Maurice Audin, lors d'une conférence de presse à l'Assemblée nationale, organisée par Cédric Villani, député LREM et Sébastien Jumel, élu communiste, pour réclamer "une parole forte au plus haut niveau de l'Etat", Josette Audin, assise à la tribune, n'avait pris que quelques minutes la parole, comme à son habitude.
Dans un souffle, elle avait murmuré :
"Tous les militaires impliqués dans l'affaire Audin sont morts tranquillement ou vont bientôt mourir sans avoir dit ce qu'ils avaient fait de Maurice Audin."
Josette Audin est morte sans savoir comment a été tué son mari. Et c'est une tristesse supplémentaire pour tous ceux qui l'ont connue.