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«La ville est capable d'auto-organisation»
Lauréat du concours pour la rénovation des Halles, à Paris, l'architecte Patrick Berger est aussi un chercheur. Il crée des outils informatiques pour comprendre et prévoir le développement urbain. Rencontre.
PAR DANIEL SARAGA
Faut-il considérer la ville comme un organisme vivant? Pour Patrick Berger, les métropoles contemporaines, en continuelle transformation, sont capables d'auto-organisation. L'architecte parisien a lancé à l'EPFL le projet «Morphogenèse de la métropole» pour découvrir, caché sous un développement urbain qui semble parfois anarchique, un semblant d'ordre. En développant des nouveaux outils informatiques de représentation des agglomérations urbaines, son équipe traque les lois de la morphogenèse: comment les constructions s'attirent, se repoussent et finissent par donner aux villes les formes qu'elles ont.
En quoi nos villes ont-elles changé? Les frontières entre la cité et la campagne, entre le construit et la nature, se sont estompées. L'agglomération urbaine est devenue une métropole en interaction constante avec sa région et qui n'est pas seulement en expansion, mais également en continuelle réorganisation interne. Les quartiers changent de visage, des zones industrielles deviennent culturelles puis résidentielles... La ville est une entité complexe, composée d'une multitude d'acteurs différents.
L'urbaniste dispose aujourd'hui de cartes très précises et d'outils informatiques puissants. Pourquoi chercher une nouvelle manière de représenter la ville? Actuellement, les villes sont représentées sous une forme d'images statiques. Des cartes satellitaires donnent une vision très précise d'une agglomération, mais ne rendent pas compte des évolutions extrêmement rapides qui se produisent au niveau de l'organisation des activités humaines et des affectations des bâtiments. Pendant que nous discutons, des milliers de permis de construire sont décernés autour du monde, des bâtiments sont réaffectés...
Un urbaniste planifie un développement urbain sur une trentaine d'années en se basant sur un plan figé mais, en même temps, l'agglomération se développe d'elle-même, dès les premières constructions achevées. Le résultat ne correspond jamais au projet initial. Il est crucial de mieux comprendre comment les quartiers s'auto-organisent, et pour ce faire, il faut changer de représentation. Une métropole n'est pas seulement l'ensemble des bâtiments, car ces derniers interagissent. Nous voulons comprendre cette dynamique urbaine afin de pouvoir mieux la contrôler.
Comment des bâtiments peuvent-ils interagir? Une construction vient toujours avec un objectif, à savoir une activité humaine: travail, logement, loisir, transport... La réussite d'un tel programme architectural dépend fortement de sa localisation. L'implantation d'un élément polluant comme une route à grand trafic rendra des logements avoisinants bien moins attractifs et, à moyen terme, les fera fuir pour les remplacer par des programmes qui, eux, se portent bien dans cet environnement, comme par exemple un centre commercial pour qui la proximité d'une route est un avantage. Le système (le quartier) réagit à cette nouvelle arrivée d'une manière autonome, sans qu'il y ait forcément une intervention directe d'un planificateur humain, et ainsi la cité s'auto-organise. Il peut aussi y avoir un effet d'entraînement.
Des nouveaux logements vont par exemple attirer l'implantation de commerces, puis de moyens de transport et ensuite d'une école... Même des quartiers peuvent interagir! Nous étudions les principes qui régissent ces interactions entre les constructions. Notre but est de comprendre les lois de la «morphogenèse» d'une ville, c'est-à-dire de l'évolution des formes que prend une agglomération.
La ville est-elle donc un être vivant, indépendant et doué d'une volonté propre, et qui échappe à tout contrôle La ville peut être comparée à un organisme biologique, qui lui aussi est un système complexe, dynamique et autogène, c'est-à-dire capable d'auto-organisation. Comme les biologistes qui cherchent à comprendre ce qui a produit la forme d'un coquillage ou le motif de la peau du léopard, nous voulons savoir comment une agglomération s'est développée, et pourquoi elle a pris la forme qu'elle a. C'est le processus dynamique qui nous intéresse. C'est d'ailleurs bien différent du biomimétisme esthétique ou symbolique dans lequel on copie une forme de la nature telle quelle - comme par exemple la capitale Brasilia qui suit la forme d'un oiseau. Mais je n'aime pas aller trop loin dans l'analogie avec le monde biologique, car les cités possèdent des éléments qui sont spécifiques à l'homme, comme par exemple les espaces culturels, ludiques, de loisirs ou encore à vocation symbolique que l'on ne trouve pas dans le monde naturel.
Je ne vois pas les métropoles comme chaotiques, car cette complexité est le résultat de règles, de lois sous-jacentes. Il ne faut surtout pas baisser les bras et laisser le développement urbain à lui-même! En comprenant la dynamique de la ville, l'urbaniste sera mieux à même de l'accompagner et la guider dans son développement - comme un tuteur qui soutient une plante et la guide dans sa croissance.
Comment traduisez-vous ces concepts théoriques en un outil utilisable par un urbaniste? Nous avons identifié quelques centaines de «lois de morphogenèse» décrivant les interactions positives ou négatives existants entre les différents bâtiments ainsi que l'influence de l'environnement naturel. Les constructions sont intégrées dans un système d'information géographique qui permet de visualiser leur évolution, laquelle est déterminée par ces lois. Il est possible de voir ainsi sur une carte des logements apparaître, se concentrer, changer d'affectation ou disparaître. Nous pouvons déjà modéliser l'évolution d'une centaine de bâtiments. A terme, notre but est de développer un outil d'aide à la décision utilisable par les urbanistes: ils pourront observer comment un quartier «réagira» suivant l'endroit où une nouvelle construction est implantée.
Vous avez donc dû travailler avec des informaticiens du Laboratoire de système d'information géographique (LaSIG) de l'EPFL. L'interdisciplinarité est-elle un aspect important de votre recherche? L'interdisciplinarité est un concept à la mode, mais cela ne sert à rien de mettre des disciplines ensemble dans une boîte et de la secouer pour voir ce qui en sort. Des architectes ont essayé depuis longtemps d'intégrer des domaines tels que la sociologie ou l'ethnologie. Des visions intéressantes ont pu en découler, mais sans toujours être vraiment utiles pour la production des projets architecturaux. Je crois à l'approche multidisciplinaire seulement lorsqu'elle permet de répondre à des questions précises. Dans notre cas, il était nécessaire de faire appel à des compétences extérieures pour développer les solutions informatiques.
Vous avez à la fois une chaire à l'EPFL et un bureau d'architectes à Paris. Votre recherche influence-t-elle votre pratique? La plupart des architectes enseignant dans des hautes écoles pratiquent également l'architecture dans le privé. C'est très important pour les étudiants, qui apprennent dans nos cours essentiellement l'art de penser un projet architectural et de le réaliser en tenant compte de tous les aspects pratiques. Mais les technologies, les conditions sociales du métier - comme par exemple la forme des concours architecturaux - sont en changement perpétuel. De nouveaux critères, comme les questions énergétiques, deviennent très importants dans l'attribution des mandats. Il est donc crucial que l'enseignant soit au fait de cette évolution en s'y confrontant lui-même par les projets de son bureau privé. Inversement, ma pratique bénéficie grandement des idées qui émergent de mon activité universitaire, qui permet de prendre de la distance par rapport à des questions plus fondamentales. Ce va-et-vient entre recherche et pratique est très fécond.
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Modéliser un quartier vivant, mode d'emploi Etudier la ville par une démarche scientifique rigoureuse, voilà l'essence du projet «Morphogenèse de la métropole». Après avoir observé les phénomènes d'auto-organisation et énoncé les lois les régissant, il faut passer à la dernière étape, celle des prédictions. Une seule solution: la simulation informatique, implémentée par un système d'information de géographie (SIG), à savoir un logiciel de cartographie permettant d'acquérir, sélectionner et manipuler des données géographiques.
L'équipe de Patrick Berger a collaboré avec le Laboratoire de SIG de l'EPFL pour incorporer dans un SIG la dynamique autonome des constructions. Résultat: le logiciel permet de visualiser sur une carte l'apparition, la disparition ou encore la réaffectation des bâtiments. Il permet ainsi de comparer les différentes évolutions que suivra un quartier selon l'endroit où l'on implante certains bâtiments.
Le moteur de cette évolution est la croissance: des nouvelles constructions doivent apparaître à des endroits encore libres, de préférence là où l'environnement leur est le plus favorable. Chaque construction est modélisée par un «agent vecteur» possédant un degré de satisfaction dépendant de son environnement naturel et construit. Un agent représente le bâtiment avec sa forme réelle en 3D et peut être situé à n'importe quel point géographique du SIG, ce qui permet de programmer les interactions entre les bâtiments en tenant compte de leur éloignement exact. Cela serait impossible avec le procédé usuel basé sur des automates cellulaires, dans lequel une grille divise le SIG en des cellules qui peuvent prendre différentes fonctions.
Un logement bénéficiant d'un commerce proche, d'un taux d'ensoleillement élevé ou encore d'une belle vue sur le lac a un degré de satisfaction élevé, alors que l'apparition d'une usine voisine le diminue. Si la satisfaction devient trop faible, la construction disparaît ou voit son utilisation se modifier: un entrepôt se transforme en logement, une villa devient un commerce. La topographie est également prise en compte: un bâtiment s'oriente a priori parallèlement à la route, face au lac si possible, ou face à la pente si celle-ci dépasse un certain angle. Une rangée de villas a tendance à rester alignée.
Les premières simulations ont modélisé le développement d'un quartier de l'Ouest lausannois d'un kilomètre carré contenant une centaine de bâtiments. Elles ont par exemple démontré comment l'installation d'un cinéma ou le désir d'avoir une vue sur le lac influence l'implantation d'une dizaine de villas. Les chercheurs implémentent actuellement un système multi-agents et multi-échelles: les bâtiments pourront négocier entre eux s'ils veulent par exemple s'installer au même endroit) et le système pourra reconnaître un ensemble de bâtiments comme définissant un quartier. Ce dernier devient alors lui-même un agent capable de décisions. Ce nouvel outil informatique permettra de tester les lois de la morphogenèse et être utilisé par les urbanistes comme instrument d'aide à la décision. Pour savoir enfin si déménager le Stade de la Pontaise au bord du lac est une bonne idée.
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Une version de cet article est parue dans le magazine scientifique Reflex.