24 Octobre 2024
Des squelettes d’habitations, feuilles mortes déposées à flanc de colline, colorent de leurs tuiles rouges l’un des plus beaux panoramas de la plage de Mondello. La collina del disonore est connue en Sicile pour ses résidences incomplètes, aux ouvertures sans fenêtres et aux façades nues, inoccupées depuis des années, existantes non vivantes. Cette image n’est pas rare en Italie. Le phénomène de l’incompiuto (l’inachevé) sévit dans toute la péninsule.
Des formes vides, suspendues dans l’espace et le temps, ponctuent le paysage de points d’interrogation. Ce sont plus de 1000 projets d’infrastructures qui sont abandonnés en cours ou en fin de construction, jamais mis en fonction, en raison de malfaçons, de montages financiers obscurs, de lourdeurs bureaucratiques ou de coûts de fonctionnement élevés.
L’hôpital grisâtre sans patients de Carmine, l’autoroute piémontaise qui tombe dans un champ, le complexe fantôme de La Maddalena qui n’accueillera jamais le G8... Des œuvres ambitieuses, laissées en l’état, dessinant les contours d’un pays invisible.
L’ouvrage rassemble plus d’une cinquantaine d’inachevés photographiés par Roberto Giangrande, sous une lumière blanche, sans présence humaine, teintée d’un voile fané. Ses images nous transportent dans une récurrence de l’absurde où la mémoire des lieux ne se partage plus. Il s’avère impossible de construire des souvenirs avec les inachevés saisis entre un passé sans but et un futur indéfiniment différé. C’est la question de leur devenir qui est ici posée : achèvement, démolition, réutilisation ?
À la fin de l’ouvrage, le texte de l’écrivain italien Roberto Ferrucci apporte des clés de lecture sur le contexte politique et social inhérent à l’incompiuto, mis en perspective avec le travail photographique minutieux de Giangrande.
La maquette cherche à traduire la vacuité des structures inachevées et leur diversité documentaire. Par sa jaquette qui simule le filet de balisage de couleur orange délimitant les chantiers de construction, et sa couverture en papier Kraft, l’ouvrage se présente au lecteur comme un objet lui-même inachevé. Avec une mise en page régulière et aérée, une cinquantaine de sites est représentée, chacun apparaissant une seule fois pour souligner le topos narratif du paysage inachevé. Une légende accompagne chaque image pour indiquer, de manière factuelle, presque administrative, des informations comme le nom de l’infrastructure et la région où elle est située, ses coordonnées GPS, la date de commencement des travaux, le degré d’avancement du chantier (en %). Une carte de l’Italie recensant les sites photographiés conclut ce déroulé, mettant en lumière l’ampleur de ce
phénomène sur toute la péninsule. Incompiuto est chargé d’indignation face à ces « infinies coulées de béton inutiles à la collectivité, utiles à ceux qui en ont tiré profit [...] des crimes contre la collectivité.
(extrait de la postface de Roberto Ferrucci).
Roberto Giangrande développe depuis la fin des années 90 un travail photographique qui porte sur l’architecture, les formes urbaines des plus embryonnaire aux plus complètes pour arriver à l’homme, saisissant le corps intime de la ville. Il développe des projets personnels où le territoire bâti se mêle à une tension politique, comme c’est le cas pour l’incompiuto mais aussi pour sa série en cours consacrée aux impacts de la présence d’amiante dans nos constructions. Après avoir débuté sa carrière à Rome, il poursuit son travail à Nantes en France depuis 2008, en collaborant avec des cabinets d’architecture,
des collectivités territoriales (notamment sur des projets de développement urbain), des entreprises, des agences de communication sur des commandes institutionnelles et culturelles. Ses photographies dédiées à l’incompiuto ont été exposées à plusieurs reprises en Italie et en France.
Né à Venise en 1960, Roberto Ferrucci est un écrivain, traducteur et chroniqueur italien. Parmi ses oeuvres : Terra rossa (Transeuropa, 1993), Giocando a pallone sull’acqua (1999), Cosa cambia (Editions Marsilio, 2007) // Ca change quoi (Editions du Seuil, 2010), Venezia e laguna (Feltrinelli, 2015) // Venise est lagune (La Contre Allée, 2016), Stories che accadono (2016) // Ces histoires qui arrivent, (La Contre-Allée, 2017). Il écrit pour des journaux, tels que Corriere della sera et son supplément culturel La Lettura, Il Manifesto, La Nuova Venezia, et également L'Humanité, Le Monde et la revue Siècle 21.