10 Juillet 2024
Aurélie Filippetti
Ancienne ministre de la culture
Mieux qu’une coalition, un gouvernement dit « de minorité », conduit par une personnalité issue du Nouveau Front populaire, aurait l’avantage de respecter à la fois le résultat des urnes et l’esprit du front républicain, estime l’ancienne ministre socialiste.
Al’issue des élections législatives, beaucoup s’interrogent sur la manière de gouverner une France où trois blocs importants et extrêmement différents, voire opposés, coexistent à l’Assemblée nationale. Il est d’abord important de souligner que la défaite, car c’est une défaite, du Rassemblement national (RN) est le fruit d’une mobilisation sans précédent du cœur le plus profond de l’électorat français. Ceux qui n’ont de cesse de revendiquer les opinions de « la France profonde » ne pourront plus feindre d’ignorer cette réalité : la France dans ses profondeurs s’est exprimée massivement contre l’extrême droite.
Les électeurs et électrices de droite, de gauche, du centre se sont massivement rendus aux urnes pour dire qu’ils refusaient que le pays renie son histoire et tombe aux mains d’un parti d’extrême droite, fût-il engagé dans une stratégie de dissimulation de ses profondes racines idéologiques antirépublicaines.
Ce que les Françaises et les Français ont dit lors du second tour, c’est, au fond, que ce qui nous rassemble, à savoir l’attachement viscéral au fondement de la République, qui se traduit par la devise « Liberté, égalité, fraternité », où chaque mot est essentiel et indissociable des autres, est bien le socle réaffirmé de la communauté nationale.
Pourtant, ces derniers temps, cette adhésion semblait remise en cause par une fracturation, sociale, économique ou culturelle, que certains, avec le directeur du département opinion à l’IFOP, Jérôme Fourquet, ont appelé « l’archipélisation » de la société française. Le message des urnes de dimanche soir nous dit le contraire : avant tout, il est l’affirmation qu’il existe bien une indivisibilité des citoyens et citoyennes de notre pays face à la plus grande des menaces pour la démocratie. C’est donc le contraire de la fracturation, mais bien la réaffirmation d’une adhésion à notre contrat social.
Intelligence collective
Personne parmi les électeurs de gauche qui ont voté pour des candidats du groupe Ensemble, voire des Républicains, n’a omis les divergences d’analyse politique profondes qui nous séparent. De même, ceux à droite et au centre qui ont voté pour des candidats du Nouveau Front populaire n’ont pas remisé pour autant leur opposition aux grandes lignes de notre programme.
Cependant, l’intelligence collective l’a emporté. Qu’un ancien premier ministre libéral appelle à voter pour un candidat communiste ou qu’une femme de gauche se désiste pour le ministre de l’intérieur a quelque chose de profondément émouvant. La question est évidemment désormais : que faire de cela ?
Cette élection a été un succès, parce que chacun y a déployé un grand pragmatisme. Le même pragmatisme doit prévaloir dans la mise en place du modus operandi du futur gouvernement. Certes, la Ve République n’a pas été conçue pour un régime d’Assemblée. Tout y est fait pour que le pouvoir d’un seul s’impose en entraînant à sa suite le fait majoritaire. Néanmoins, les institutions ne sont jamais que le reflet d’une volonté générale qui évolue, et même la Ve République peut se transformer subtilement, sans avoir besoin d’une modification des textes. La volonté du peuple français qui s’est exprimée doit, de facto, conduire à une parlementarisation du régime. Cette nouvelle forme de cohabitation sans majorité absolue peut être une très belle occasion pour notre nation de trouver un bon équilibre, la voie du dialogue, de l’apaisement social, et surtout de la maturité politique.
Report massif des voix de gauche
Le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) a souvent dit que la démocratie était la capacité à trouver des méthodes collectives pour résoudre des divergences d’intérêts et d’opinions. Pour cela, la seule et juste solution qui peut nous permettre d’éviter un blocage, c’est que le premier ministre soit choisi par le président de la République au sein du Nouveau Front populaire. Et qu’il forme un gouvernement à l’image de ce qui a été défendu pendant sa campagne et non pas une alliance improbable de groupes très opposés.
Les institutions ont été faites pour que le gouvernement tombe seulement s’il a une majorité contre lui. Et non pas s’il n’a pas la majorité absolue. Notre droit prévoit que c’est à l’Assemblée nationale de montrer, par un vote à plus de 289 voix, qu’elle est en désaccord avec le gouvernement. Ce n’est pas au gouvernement de faire la preuve inverse. Il peut faire passer des textes sans réunir 289 voix.
La solution la plus respectueuse du fait démocratique est donc que le président de la République, qui lui-même a été élu en 2017 et en 2022 grâce, en partie, aux voix de la gauche, mais aussi tout le groupe Ensemble, dont les députés ont pu être élus le 7 juillet grâce au front républicain, et notamment aux désistements et au report massif de l’électorat de gauche, prennent l’engagement de ne voter, de ne soutenir, ni de ne présenter aucune motion de censure contre le gouvernement de gauche qui sera installé pendant au moins une période lui permettant d’assumer ses fonctions dignement.
Contrer le « tous pareils » du RN
Ainsi nous arriverions dans un fonctionnement que les Allemands appellent « gouvernement de minorité ». Il ne s’agit nullement d’une régression démocratique, mais, au contraire, du signe d’une grande maturité politique et du sens de la responsabilité de nos élus, de gauche et du centre, qui se montreront ainsi à la hauteur de la responsabilité dont ont fait preuve les électeurs et électrices. Il s’agit d’une solution beaucoup plus satisfaisante qu’une éventuelle « grande coalition », alliance des contraires dont l’extrême droite ferait son miel en se victimisant. Un gouvernement dit « de minorité » a l’avantage de respecter à la fois le résultat des urnes et l’esprit du front républicain.
Du point de vue de la gouvernance de notre pays, c’est la seule solution rationnelle et responsable. Elle permet de mener une vraie politique, sans blocage. Du point de vue de la société, c’est un signe d’apaisement. Du point de vue de la méthode politique, c’est ce qui empêchera l’extrême droite d’utiliser l’argument du « tous pareils ». Ce serait pour le président de la République et pour le groupe Ensemble, mais aussi pour les députés de gauche investis ainsi du destin de la nation sans chèque en blanc, le meilleur hommage à rendre à l’esprit public, qui nous a permis de sauver notre pays du plus grand des périls pour une démocratie.
Aurélie Filippetti, ancienne ministre de la culture (2012-2014), est directrice des affaires culturelles de Paris.