8 Août 2023
Jean-Louis Cohen (1949-2023)
Souvenirs intimes de l'historien de l'architecture, conférencier et commissaire d'exposition français, aimant les projets culturels proches de l'histoire croisée qu'il a toujours pratiquée.
Jean-Louis Cohen s'est éteint hier, de manière absurde : pour l'écrivain plus qu'un ami, pour le monde culturel qui gravite autour de l'architecture, peut-être l'érudit le plus éclectique.
Nous nous sommes rencontrés pour la première fois à la Fondation Le Corbusier en 1974. Deux enfants, tous deux engagés dans un monde où politique, culture et engagement ne faisaient qu'un. Sans cette matrice, on ne comprendrait pas grand-chose à sa propre production historiographique. Car Cohen n'était pas seulement un grand universitaire. Il a promu et organisé quelques-unes des expositions les plus impressionnantes. Je n'en citerai que deux, "Architecture in Uniform : Designing and Building for the Second World War", d'abord à Montréal au Centre Canadien d'Architecture puis à Paris en 2011, et "Interférences/Interferenzen : Architecture Allemagne-France 1800-2000", d'abord à Strasbourg puis à Francfort en 2013. Deux expositions dans lesquelles Cohen a fait de l'architecture le véhicule pour traiter de questions telles que les changements (et les accélérations) que la Seconde Guerre mondiale a produits non seulement dans l'architecture, ou le thème très délicat des frontières et des interférences qui ont fait du corridor lorrain l'un des laboratoires les plus extraordinaires de la modernité et de son conflit quasi permanent entre les principaux acteurs.
Mais Cohen n'a pas connu que des succès. Chargé du projet culturel de la Cité de l'architecture à Paris en 1999, il est brusquement et malencontreusement remplacé en 2001. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles il a choisi de s'installer aux Etats-Unis, où il était encore Sheldon H. Solow Professor in the History of Architecture à l'Institute of Fine Arts de l'Université de New York. En Amérique du Nord, Cohen a été un membre influent de grandes institutions qui s'occupaient également d'architecture (CCA et Getty). La première exposition mentionnée et l'édition critique du texte le plus connu de Le Corbusier, Vers une Architecture (2008), en sont deux témoignages importants.
Le Corbusier a d'ailleurs été, avec l'architecture russe à partir de la Révolution, l'un des thèmes les plus récurrents et parfois mélangés, comme dans son livre de 1987 (année du centenaire de la naissance de l'architecte d'origine suisse), Le Corbusier et la mysthique de l'Urss. Mais sur les deux plans, il a non seulement beaucoup écrit, mais aussi exprimé des lectures parmi les plus intéressantes. Cohen était par exemple, suite à sa formation, animateur de la bataille de Ronchamp, lorsque Renzo Piano a proposé son premier projet pour le couvent des Clarisses, hors d'échelle à cet endroit. Il a produit des déploiements, des manifestes, une véritable mise en scène de l'ami-ennemi. Ce fut l'un des projets les plus dynamiques et il s'est conclu par un réaménagement du couvent, qui a préservé la poétique du lieu et ses quatre horizons. Cohen s'est également vu confier le projet scientifique du Musée Le Corbusier qui sera construit à Poissy.
Mais quiconque veut vraiment comprendre la méthode, la critique des sources et les interprétations fondées sur un paradigme circonstanciel sans cesse reproposé doit lire ce qui, pour moi du moins, reste son texte le plus significatif. Non seulement parce qu'il l'a écrit avec Monique Eleb (1945-2023), mais parce qu'il concerne leurs racines à tous les deux et l'un des lieux où la modernité fonctionnaliste se mesure le plus aux cultures millénaires : Casablanca (1999). Aujourd'hui, alors que tout le monde fait des clins d'œil à un multiculturalisme de salon, en regardant l'Afrique, sans même se demander à quelle époque et de quelle manière les cultures et les économies occidentales ont marqué ces territoires, Casablanca reste un texte sans comparaison. Il est certain qu'Eleb, qui s'est également éteint, véritable malédiction de l'histoire, le 26 mai de cette année, a apporté à ce livre une contribution méthodologique, et pas seulement scientifique, très importante.
Pour l'écrivain, Cohen et Eleb étaient l'un des foyers parisiens les plus chers. Cette maison d'études et cette maison familiale - toutes deux issues de mariages ratés - m'ont appris, et Cohen l'a fait sans s'en rendre compte, comment on peut être père sans l'être physiologiquement. Après son divorce d'avec Eleb, sa vie a été presque submergée d'engagements et d'affections, même si c'est vers l'affection qu'il revenait toujours et dont il parlait le plus, y compris le sujet scientifique, sa deuxième fille Vera. Cohen était un savant généreux et une personne vraiment difficile, parfois antipathique, parfois capable d'une douceur inattendue, disponible pour tous les vrais savants, aimant les projets culturels proches de l'histoire croisée qu'il a toujours pratiquée. Ses jugements étaient souvent tranchants, comme pour tous les chercheurs qui pensent qu'à la base de notre être fondamentalement privilégié, il y a un don... à rendre. Et ce n'est pas nécessairement la recherche du consensus ou la distribution de faveurs, bien au contraire.
Cohen laisse de nombreux chantiers ouverts. Le plus important pour l'effort qu'il y consacre est le catalogue raisonné des dessins de Frank Gehry, dont les deux premiers volumes sont sortis (mai 2022). Là encore, comme pour Vers une Architecture, il avait démontré sa maîtrise des conférences pas si faciles de Gérard Genette sur le texte et le paratexte, l'un des rares historiens de l'architecture et de l'art à pouvoir le faire.
Cohen laisse de nombreux chantiers ouverts. Le plus important pour l'effort qu'il y consacre est le catalogue raisonné des dessins de Frank Gehry, dont les deux premiers volumes sont sortis (mai 2022). Là encore, comme pour Vers une Architecture, il avait démontré sa maîtrise des conférences pas si faciles de Gérard Genette sur le texte et le paratexte, l'un des rares historiens de l'architecture et de l'art à pouvoir le faire.
L'écrivain a perdu un interlocuteur privilégié, un ami généreux, un être difficile, les seuls d'ailleurs qui vous obligent à des relations non triviales. Le perdre est pour tous ceux qui aiment l'architecture un véritable choc, d'autant plus qu'il est inattendu. Pour moi, c'est devoir, une fois de plus, transformer en souvenirs et en mémoire ce qui, il y a encore trois jours, était des dialogues, des échanges, des propositions de nouveaux sujets d'étude, le bonheur de s'entendre et de se voir. La Comédie humaine se présente dans ces moments-là dans toute sa cruauté. Et je pense à Vera, à sa fille.
Carlo Olmo
Né à Canale (Cuneo) en 1944, il est historien de l'architecture contemporaine et de la ville. Il a été doyen de la faculté d'architecture de l'École polytechnique de Turin de 2000 à 2007, où il enseigne depuis 1972. Il a enseigné à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, au MIT de Boston et dans d'autres universités étrangères. Auteur de nombreux essais et textes, il a dirigé le "Dictionnaire de l'architecture du XXe siècle" (Allemandi/Treccani, 1993-2003) et a fondé en 2002 "Il Giornale dell'Architettura", qu'il a dirigé jusqu'en 2014. Parmi ses principaux textes : "Le Corbusier e "L'Esprit Nouveau"" (Einaudi, 1975 ; avec R. Gabetti), "La città industriale : protagonisti e scenari" (Einaudi, 1980), "Alle radici dell'architettura contemporanea" (Einaudi, 1989 ; avec R. Gabetti), "Le esposizioni universali" (Allemandi, 1990 ; avec L. Aimone), "La città e le sue storie" (Einaudi, 1995 ; avec B. Lepetit), "Architettura e Novecento" (Donzelli, 2010), "Architettura e storia" (Donzelli, 2013), "La Villa Savoye. Icône, ruine, restauration" (Donzelli, 2016 ; avec S. Caccia), "Città e democrazia" (Donzelli, 2018), "Progetto e racconto" (Donzelli, 2020).