30 Juillet 2021
Sur des sujets aussi clivants que les migrations, l’islam, le populisme ou le rapport entre savoir et idéologie, les universitaires français cèdent de plus en plus au ressentiment et à l’invective, alimentant ainsi les horizons politiques les moins rationnels et la crispation des positions. Le temps est venu de cesser le feu.
Il fut un temps où les meilleurs esprits pouvaient entendre le stalinien Alexandre Fadeïev traiter Jean-Paul Sartre de « hyène dactylographe, chacal muni d’un stylo » ; où le directeur des Temps Modernes pouvait à son tour écrire sur le plus jdanovien de nos intellectuels « le seul crétin, c’est Kanapa ». Tandis que s’invectivaient penseurs et publicistes de progrès, le lectorat conservateur pouvait sourire tranquille à la lecture des dessins de Jean Sennep à la une du Figaro. Doit-on regretter cette époque ? Peut-on accepter le retour à l’attaque ad personam dans le débat intellectuel ?
Désormais, dans notre pays, on signe des tribunes et des pétitions, non pas pour dénoncer un coup d’État, pour tenter de sortir quelqu’un d’une geôle, pour soutenir une association en butte à un gouvernement autoritaire, mais pour dire son antipathie envers des chercheurs ou des professeurs qui exercent dans le bâtiment d’en face, parfois le bureau d’à côté. « Antipathie » : le terme est faible ! Tout y passe, sur un arc qui s’étend depuis l’accusation de lepénisme jusqu’à la dénonciation de collusion avec le terrorisme islamique. Les nerfs lâchent d’autant plus que l’effet de la vie intellectuelle sur les choix politiques de la société française paraît plus évanescent. Qu’on le veuille ou non, c’est le camp démocrate qui, aujourd’hui comme hier, se déchire à pleines dents. Les Sennep du moment, publicistes et provocateurs, ne s’embarrassent pas plus que le caricaturiste de droite des années 1950 de participer à des débats savants. Il leur suffit d’exposer des humeurs réactionnaires, de l’ironie de plus ou moins bon ton et de la fébrilité complotiste pour écouler leurs ouvrages par dizaines de milliers d’exemplaires, et leurs tweets par centaines de milliers.
Quatre domaines pour la réflexion se télescopent, chacun traversé par des tensions qui lui sont spécifiques. Sans ordre de priorité, ce sont : la question des migrations internationales et des discriminations subies par une partie des descendants d’immigrés ouvriers d’origine postcoloniale ; la question des relations que la majorité de la population française entretient avec le fait national que l’islam est devenu la deuxième religion du pays et le fait international que la plupart des sociétés musulmanes sont traversées de conflits ; la question du populisme, c’est-à-dire l’incapacité des systèmes partisans de la gauche historique à formuler un horizon émancipateur pour les catégories les moins favorisées de la société ; la question du type de liens que peut entretenir la production de connaissances sur la société dans l’institution universitaire avec les savoirs engendrés dans le cadre d’activités associatives et militantes. Pour pimenter le tout, nous revient chaque semaine la chronique de ces inepties qui agitent une vie universitaire américaine, tiraillée entre un modèle économique qui fait la part belle à un star system destiné à attirer l’étudiant-chaland, et la nécessité de déballer et de mettre en scène un maximalisme progressiste, comme par compensation.
On comprend mal pourquoi la notion d’intersectionnalité provoque tant de passions, positives comme négatives. Depuis que la sociologie s’appuie sur l’enquête ethnographique, les situations d’infériorité font l’objet d’analyses plurifactorielles. Pour n’importe quel sociologue, de quelque obédience qu’il se réclame, la situation ou l’itinéraire d’un individu, d’une famille, d’un groupe de voisins ou des employés d’une entreprise sont décrits par des faisceaux de déterminations : la position économique, la localisation géographique, l’origine ethnique, l’âge, la condition physique, le genre, la religion… Ce qui suscite la polémique, c’est lorsqu’on prétend qu’un des facteurs surdétermine a priori l’architecture des causalités. Cela peut résulter d’un excès d’économisme, un excès d’identitarisme, un excès de culturalisme, et ainsi de suite. Les chercheurs dont les enquêtes sont intersectionnelles depuis plus de cent ans, à la façon de la prose de M. Jourdain, s’interdisent de décréter a priori quel facteur surplombant doit guider la conduite du travail scientifique et commander ses conclusions. Mais il est certain que les causalités révélées seront plurielles.
Le sentiment, le ressenti, le ressentiment : les sciences humaines peuvent étudier ces dimensions de l’expérience individuelle et collective, mais elles ne sauraient leur attribuer de valeur prescriptive. Rien ne permet d’accorder une valeur morale supérieure à un ressenti plutôt qu’à un autre. L’impression que la vie quotidienne, la physionomie de la rue, la sécurité individuelle ou familiale sont bousculées par l’évolution de la société, c’est ce qu’on a désigné comme l’insécurité culturelle : ce type de ressenti est décrit comme en tout point réactionnaire. Le sentiment que la discrimination raciale est partout et affecte tous les racisés, que la France n’a jamais cessé d’agir comme puissance coloniale, que les Français sont impuissants à faire face à la mémoire des crimes du passé, c’est ce qu’embrasse la revendication décoloniale : l’expression de cet autre type de ressenti pointerait tout entière du côté de l’émancipation. Hâtives conclusions ! Si les chercheurs confient les guides de leur travail à l’empire du ressenti, ils alimentent les horizons politiques les moins rationnels, les moins aptes à nourrir la discussion éclairée dans l’espace démocratique.
Les sirènes de l’inquiétude sont mauvaises conseillères. Ainsi, s’alarmer de ce que devient l’Unef, c’est mal connaître l’état réel de son influence sur les étudiants de France ! Hormis quelques coups d’éclat, qui se chiffrent en millions d’euros de dégâts dans des bâtiments universitaires occupés en vain, et tous sans exception relevant des lettres et sciences humaines, l’insignifiance de l’Unef n’est contredite que par la surréaction que suscitent des choix inspirés par les positions décoloniales et par l’obsession affichée de l’islamophobie. Pouvait-on lui faire un plus beau cadeau que de laisser entendre qu’on pourrait l’interdire, pour passer à tout autre chose dès le lendemain ?
Les slogans multiculturalistes, les revendications mémorielles en tous sens, le sentiment que les musulmans de France sont persécutés : autant de phénomènes qu’on ne peut associer, en aucune façon, à la menace terroriste. Le rejet du cléricalisme qui entend reconquérir des musulmans en voie de sécularisation, le refus de la concurrence des mémoires, la critique des identitarismes qui s’imposent aux individus : autant de positions politiques présentes chez les démocrates de tous bords et qui ne relèvent pas de la « lepénisation » des esprits. Il faut raison garder. Le temps n’est plus où le camp du progrès se solidarisait avec des régimes concentrationnaires. On peut critiquer le multiculturalisme sans imaginer pour autant que des crimes puissent être commis en son nom. Tout comme l’on peut dénoncer le cléricalisme, la misogynie, l’homophobie, l’antisémitisme, l’imaginaire guerrier 2.0, même lorsque ces passions habitent des citoyens installés dans un statut de victimes ou de dominés.
L’antiracisme qui se définit comme politique dénonce un antiracisme qu’il qualifie de moral et auquel il reproche de vouloir redresser les conduites individuelles sans voir les déterminations structurelles qui commandent un racisme de système, un racisme sans sujet. On pourrait tout aussi bien inverser les attributions de ces termes. Un antiracisme politique est celui qui est porté par des personnes disposées à exercer des responsabilités dans les lieux de prise de décision, autrement dit des personnes capables de passer des compromis avec les forces politiques dans lesquelles s’incarne de façon majoritaire la volonté populaire. C’est-à-dire, jusqu’à preuve du contraire, avec ce qu’on appelle avec un rien de mépris les « partis de gouvernement ». Un antiracisme, ivre des formulations les plus intransigeantes et les plus incandescentes, campe sur un Aventin moral, sans se donner les moyens de peser sur l’évolution politique de la société. Les effets de cette radicalité se mesurent dans l’impuissance à y faire adhérer les catégories populaires et dans sa faculté d’alimenter le réquisitoire que le lepénisme dresse contre l’antiracisme.
Les listes de signataires deviennent des listes de proscription.
Le temps est venu de cesser le feu. Des menaces de mort circulent sur les réseaux sociaux, dans lesquels de nombreux intellectuels se sont jetés à corps perdu sans en mesurer toujours les dangers, c’est-à-dire les pathologies. L’insulte, l’attaque ad personam et la vulgarité envahissent notre espace. On n’attend pas d’universitaires qu’ils se lâchent, mais au contraire qu’ils se tiennent. Les listes de signataires deviennent des listes de proscription. C’est d’autant plus affligeant que nombre de ces signataires ont plus en commun qu’ils ne pensent avec ceux de la liste opposée. Il est faux de croire que les paniques morales sont le propre des tendances conservatrices : le tocsin progressiste ne procède pas autrement. Toutes celles et tous ceux qui regrettent l’abolition de la division entre droite et gauche ont pourtant bien besoin qu’il existe un camp d’en face, mais un camp avec lequel pouvoir s’accorder sur l’essentiel. Que ceux que l’appel à la bienséance fait ricaner aujourd’hui devraient pourtant comprendre qu’elle est une protection contre un populisme ultra qui attend son heure sans mot dire. L’illibéralisme qui vient, s’il vient, sera d’abord une poussée sociale avant de devenir une politique d’État. Ne lui offrons pas de carburant.