Plus d'un mois après la remise du rapport de l'historien Benjamin Stora sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie, Emmanuel Macron a effectué un premier "geste symbolique" en reconnaissant la torture et l'assassinat par l'armée française de l'avocat nationaliste Ali Boumendjel en 1957. Pour L'Express, l'historienne et directrice de recherche au CNRS Sylvie Thénault, auteur du livre Violence ordinaire dans l'Algérie coloniale. Camps, internements, assignations à résidence (paru chez Odile Jacob), commente cette décision et s'en réjouit. Tout en la jugeant encore insuffisante. Selon elle, comme pour nombre d'historiens, la vraie avancée aura lieu le jour où la France acceptera enfin d'ouvrir les archives sur les disparus. Entretien.
L'Express : Le président a reconnu, "au nom de la France", que l'avocat nationaliste algérien Ali Boumendjel avait été "torturé puis assassiné" après avoir été "arrêté par l'armée française" en 1957. L'historienne que vous êtes se réjouit-elle de cette décision ?
Sylvie Thénault : Oui, évidemment, car la revendication est ancienne et parce que la famille d'Ali Boumendjel avait demandé et attendait cette reconnaissance. Pour ma part, cependant, je regrette la dimension individuelle de cette déclaration. En 2018, quand Emmanuel Macron reconnaît la torture et l'assassinat du militant communiste Maurice Audin par les soldats français, il évoque également l'existence d'un système répressif qui engage la responsabilité de l'Etat. Il faut redire que les paras à Alger arrêtaient, détenaient et interrogeaient tous ces "suspects" en profitant d'une délégation de pouvoirs tout à fait légale. Ils ont bénéficié des pouvoirs spéciaux votés par le Parlement et que le gouvernement a utilisés pour signer une série de décrets répressifs. Donc l'armée agit dans un cadre légal ! C'est gravissime.
A l'époque, l'évocation de ce système avait donné au propos présidentiel une portée générale en nommant les responsabilités et puis le texte parle de "tous les disparus". Le texte pour Ali Boumendjel ne reprend pas cette généralisation, je trouve cela dommage même si, je veux le redire, c'est une excellente nouvelle pour sa famille.
Les historiens sont nombreux à réclamer depuis de nombreuses années l'ouverture des archives. Emmanuel Macron s'y était engagé en 2018 et il vient, à nouveau, de "dire sa volonté de poursuivre le travail engage? depuis plusieurs années pour recueillir les témoignages et encourager le travail des historiens par l'ouverture des archives", selon le communiqué de presse envoyé par l'Elysée sur la reconnaissance par la France de l'assassinat d'Ali Boumendjel. Où en est-on vraiment ?
C'est précisément la deuxième critique très importante que je formulerais : le président revient sur l'ouverture des archives mais en quoi est-ce crédible ? Il a annoncé en 2018, au nom du "devoir de vérité", une "dérogation générale" pour l'ouverture des archives qui, à ce jour, a donné lieu à deux arrêtés très limités dans leur ampleur.
Un premier arrêté concerne les archives relatives à Maurice Audin. Et un deuxième arrêté concerne une partie des dossiers d'une commission d'enquête : la commission de sauvegarde des droits et libertés individuelles. Alors même que les archives concernant les disparus sont nettement plus nombreuses.
Il y a une contradiction évidente. Mais je dirais presque que cette nouvelle déclaration tombe à pic pour nous, historiens, car cela va nous permettre de rappeler que cette déclaration de 2018 n'a pas donné lieu à la dérogation générale que nous attendions.
Mais qu'est-ce qui bloque cette ouverture selon vous ?
Il y a des forces contradictoires au sein de l'État. Cela doit s'incarner dans les services de l'Etat voire dans des individus. Tout le monde n'est pas favorable à cette volonté présidentielle d'ouvrir les archives et d'affronter ce passé avec toute la lucidité qu'il requiert. Donc certains multiplient les obstacles. Et ce ne sont pas les archivistes qui ont travaillé et produit un guide numérique sur les archives concernant ces disparus.
Ici, je dois évoquer l'IGI 1300, une instruction générale interministérielle qui réglemente la classification et la déclassification des documents. Pour résumer, jusqu'en 2013, les documents produits par les renseignements généraux et tamponnés "secret" pouvaient être communiqués comme toute autre pièce d'archive, passé un certain délai, fixé par la loi sur les archives. Avec cette fameuse IGI 1300, on impose aux archivistes de demander la déclassification à l'auteur du document classé secret. Les archivistes sont débordés, ils multiplient les procédures. C'est un obstacle à la dérogation générale annoncée en 2018 car pour ouvrir des archives sur les disparus, il faudrait procéder à des déclassifications en masse puisque beaucoup de documents concernant les disparitions ont été classés "secret" à l'époque.
J'ai pu voir un document déclassifié, il s'agissait d'une note des RG d'Alger disant que le Parti communiste algérien était très actif dans le soutien à la lutte pour l'indépendance. Aujourd'hui, ce document n'a plus aucune sensibilité. En ce moment, les archivistes, les chercheurs se mobilisent pour dénoncer cette IGI 1300. Un recours a été déposé au conseil d'Etat.
Pour finir, je regrette profondément que le rapport Stora ne contienne aucune préconisation sur cette IGI 1300 qui mobilise les chercheurs et les archivistes depuis plus d'un an maintenant. L'exposé qui en est fait, au sein du rapport, est même confus. Le problème n'est ni soulevé clairement, ni traité alors qu'il est crucial aujourd'hui sur la question des archives.
Est-ce que la décision d'Emmanuel Macron concernant Ali Boumendjel peut apaiser les relations entre la France et l'Algérie ?
Je pense que les enjeux du passé ne sont pas fondamentaux à côté des enjeux économiques, sécuritaires... Mais le passé est un levier que les deux Etats actionnent au gré de leurs relations.
Quant à la société algérienne, il faut attendre pour voir quelles seront les réactions mais elles seront sans doute partagées. Si certains se réjouiront de cette décision française, d'autres trouveront peut-être qu'elle ne va pas assez loin. D'autres encore exprimeront peut-être un certain scepticisme, pensant que ce n'est pas l'urgence. On reproche au pouvoir algérien d'avoir trop utilisé ce passé pour se ressourcer et détourner l'attention des graves problèmes qui minent aujourd'hui la société algérienne.
On a pu observer ces différentes positions sur le sujet des excuses demandées à la France pour la colonisation. Certains affirment qu'elles sont indispensables, d'autres qu'elles ne suffisent pas, d'autres tiennent un discours plus distant.
A-t-on raison de vouloir commémorer les accords d'Evian qui ne signifient ni la fin de la guerre, ni la fin des morts ?
En histoire, il n'y a jamais de date parfaite. En tant qu'historienne, j'approuve le choix du 19 mars pour une commémoration française même si ce n'est pas la date idéale. Non, ce n'est pas la fin de la guerre, ni la fin des violences mais c'est une date disons... moins mauvaise qu'une autre. C'est tout de même la date du cessez-le-feu, au lendemain de la signature des accords d'Évian. Avec ces accords, surgit pour la première fois depuis 1955 l'espoir que cesse l'envoi de jeunes Français en Algérie, ces appelés et rappelés qui ont été envoyés en masse risquer leur vie là-bas.
Ce n'est pas du tout la même situation du côté des Algériens : ils ont continué à vivre les violences en Algérie et pour eux c'est l'indépendance qui sonne la fin de la guerre. Raison pour laquelle en Algérie on commémore à juste titre le 5 juillet 1962. Mais d'un point de vue français, le 19 mars est légitime. Les accords d'Evian ont été approuvés par référendum.