5 Octobre 2020
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LES APPORTS DU CONCEPT DE DIGNITE
DANS LES POLITIQUES PUBLIQUES LOCALES
par Robert Spizzichino, ingénieur-urbaniste, La Ville en Commun
C’est Patrick Leclerc, le maire de Gennevilliers, membre du Conseil d’Orientation de la Ville en Commun, qui se trouve à l’origine de notre recherche. D’une part, il était préoccupé de mieux appréhender ce que pouvait signifier pour les classes populaires le concept de dignité, dont l’usage avait été fréquent dans la période passée de la fierté revendiquée de la condition ouvrière ; d’autre part, il constatait qu’on retrouvait de plus en plus ce terme dans les revendications collectives ou dans des expressions individuelles de natures diverses. Le Conseil Scientifique du Laboratoire d’idées « la Ville en Commun » a validé ce questionnement ; d’où l’engagement d’un travail qui a duré près de trois ans.
La dignité, un concept central et vivant
Bob Dylan dit dans sa chanson sur la dignité :
« Quelqu’un m’a montré une image et j’ai pensé
La dignité ne s’est jamais laissé photographier »
Le philosophe portugais Pedro Vasco de Ameida écrit
« La dignité n’est pas une seule chose, mais beaucoup de choses. L’important, c’est de comprendre comment elles s’articulent dans la vie d’un homme »
Le philosophe Allemand Peter Bieri dans son livre récent sur la dignité humaine nous dit :
On n’a pas besoin d’une définition ou d’une théorie de la dignité. Nous voulons comprendre de qui constitue le tissu d’expériences que nous relions à la notion de dignité, et le sous-titre de son livre, c’est « un art de vivre » (vivre dignement)
Bien d’autres penseurs éminents ont traité de la dignité, et ce, avec de nombreuses controverses : Kant, Hegel, Rawls, Honneth, Habermas, etc. Ce qui montre à quel point le concept se situe au cœur du débat philosophique.
Ce sur quoi on est à peu près d’accord, c’est que la dignité désigne trois positionnements et trois regards :
⁻ La façon dont je suis traité par les autres (ce sont eux qui décident)
⁻ Comment je traite les autres, positionnement dont je décide
⁻ Comment je me positionne par rapport à moi-même, sans doute en fonction des autres
Cela concerne l’individu, mais aussi un groupe social ou une communauté.
Ce qui est également interessant, c’est que le concept affirme son caractère universel en se retrouvant dans d’autres philosophies non blanches et occidentales, l’arabe avec la Karama, l’africaine qui se révèle quête d’une dignité anthropologique propre,….
Quels usages sociaux et sociétaux du concept : Quelques exemples
Les droits humains et la justice
La relation aux droits humains de la dignité a une longue histoire ; on retrouve ce terme dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, dans la charte européenne des droits de l’homme, dans bon nombre de constitutions et dans un certain nombre de procès, dont le plus célèbre est sans doute celui relatif au lancer de nains, source de toute une jurisprudence.
Pour ne citer qu’un point, voyons le code pénal français, titre : atteints à la personne humaine, Chapitre V Des atteintes à la dignité de la personne
La dignité d'une personne peut être bafouée de différentes manières (notamment par la discrimination, la diffamation, le harcèlement moral, le proxénétisme, etc.) et dans différentes circonstances (au travail, dans l'accès aux services publics, sur internet, dans la vie courante, etc.). Un professeur de droit à Paris I, Paul Cassia, dans son livre intitulé Dignité(s) a relativisé l’importance du concept en matière juridique, et ce malgré une utilisation croissante depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
La dignité réussit le tour de force de hiérarchiser les êtres et de les égaliser dans le même temps. Ce grand écart conceptuel ne peut se comprendre que si l’on admet qu’il n’y a pas une, mis des conceptions de la dignité, dont la coexistence est source de confusions et de fantasmes. Et de signaler l’éclectisme des marches pour la dignité, l’usage d’adjectifs comme l’égale dignité, la dignité professionnelle, la dignité d’un scrutin, ….. Au nom de la dignité, Pétain a restreint les libertés individuelles et justifié l’armistice avec Hitler. On a parlé d’un usage décoratif de la dignité dans le droit.
Pour autant, l’auteur montre que, si on arrive à toiletter l’usage du concept, la référence juridique à la dignité de la personne humaine est susceptible d’ouvrir une ère nouvelle pour l’affirmation des droits et des libertés
De l’éthique en politique
On se réfèrera principalement aux travaux contemporains du philosophe flamand et canadien Thomas de Koninck
Il note d’abord que la reconnaissance du simple fait de la dignité de la personne humaine qui, dans l’histoire et dans la conscience des humains, précède les doctrines est fondamentale. On peut parler, en ce sens, d’un primat de l’éthique sur sa propre théorie et sur l’élaboration de ses fondements.
A partir de considérations sur la pauvreté, sur l’immigration et la relation aux étrangers, aux rites funéraires des civilisations, il met en exergue l’importance de la prise en compte dans les relations socio-politiques de concepts comme l’hospitalité ou l’amitié, de la reconnaissance
En d’autres termes encore et pour aller plus loin, aux « exclus » s’opposent les « inclus », aux « anormaux » les « normaux », lesquels seraient en somme la « norme ».
Au nom de quoi s’érigerait cette norme, ce droit à l’inclusion ? Certainement pas au nom de l’humain, que cette façon de parler nie et détruit. Un monde imposant un modèle d’humanité inspiré d’images publicitaires, par exemple, serait profondément inhumain.
Mais dès lors qu’est-ce que l’humain, et qui est humain ? À qui appartient-il d’en décider ? Peut-on savoir ce qu’est le droit si on ne sait pas ce qu’est l’être humain ? Rien n’est plus apte à faire découvrir quelle est notre vraie condition que la reconnaissance de l’égale dignité de tous les humains, incluant tous les exclus de toutes sortes, quel que soit le prétexte de l’exclusion. Ces derniers nous font voir comment devrait vivre notre société. Sans la reconnaissance que chaque personne est nécessairement égale en dignité à toute autre personne et que sa valeur dépasse toute appréciation ‒ ce qui est, encore une fois, le sens du mot « dignité » ici ‒, il n’est pas de véritable société humaine. Le droit, le désir de reconnaissance réciproque, l’amitié nécessaire entre humains, vivent tous de la différence. Plus celle-ci est grande et complémentaire à la fois, mieux ils se réalisent. Il n’est pas de plus grand défi pour le nouveau millénaire que de reconnaître cela de manière concrète.
La démocratie et la gestion des conflits
Si on considère que le propre de tout système démocratique est la gestion des conflits par le peuple au sein de la sphère politique, on s’est interrogé (voir éthique et polémiques. Les désaccords moraux dans la sphère publique. Jérôme Ravat) sur la mise en lumière des conflits de valeurs qui se cachent souvent derrière les désaccords politiques. En fait, Nathalie Heinich a creusé cette approche :
Elle propose de s’intéresser à la valeur principe, c-à-d de quelle façon la dignité peut-elle être un principe d’évaluation. Dans cette partie, nous allons nous intéresser aux valeurs principes associées à la dignité.
Dès lors que la dignité devient une valeur non plus auto-centrée (le sujet) mais hétéro-centrée (la place du sujet dans un collectif), elle glisse vers le registre civique de la responsabilité et de la citoyenneté, et peut ainsi accéder à une dimension politique. Elle met en évidence que les conflits sont souvent liés aux registres de valeurs (esthétique, mystique, technique, économique, juridique, ….) et pas aux valeurs elles-mêmes.
Certains estiment que le décryptage des valeurs ou des registres de valeurs qui sont derrière les positions exprimées dans le débat politique peuvent alimenter d’autres formes de démocratie que la solution par le vote ou par la force.
Les valeurs, dit Nathalie Heinich, ne sont intrinsèquement ni de droite ni de gauche : tout dépend du contexte. Pour prendre au sérieux les valeurs, il faut sortir de l’idée que tout n’est que domination. Reconnaître la dignité d’autrui n’est pas forcément un acte de domination ou de soumission.
La dignité doit être universelle pour fonctionner. N. Heinich souligne l’inanité de l’argument du « socialement construit » ; la valeur doit être considérée comme une représentation et non pas comme un fait. Toutes sortes de disputes à propos des valeurs reposent en fait moins sur des représentations communes, mais sur des dissensions sur la façon dont on les met en œuvre.
Quelques exemples de l’actualité sociale du concept et les questionnements qui en découlent (présentés sous forme de flashs)
Le multiculturalisme lié aux immigrations, et l’identité
L’exigence morale à la source de la reconnaissance de la dignité humains dans la déclaration des droits de l’homme peut être considérée comme transculturelle. Toutefois, d’aucuns constatent que l’expression juridique des droits humains ne l’est pas. Les nations traduisent ces droits dans leur propre culture et s’efforcent de se protéger du transculturel, notamment par la manière de traiter l’immigration.
La dignité est la qualité de ce qui n’a pas de prix, de ce qui d’aucune façon peut être échangé c’est-à-dire traité comme marchandise. La dignité est donc sous condition de l’égale liberté. Chacun est l’égal de tout autre, simplement du fait d’être aussi libre. La mise en cause de sa liberté, c’est-à-dire de l’égalité avec tout autre, porte atteinte à sa dignité : tant au respect que les autres lui doivent, qu’à l’estime de soi. (Bras)
Jean Louis Sagot-Duvauroux a mis en évidence le lien intime entre vie culturelle, dignité humaine et émancipation. Aujourd’hui, l’identité a été mise en avant par beaucoup pour affaiblir tout ce qui est relatif à l’égalité, et même pour faire valoir des analyses qui se rapprochent du racisme. Lorsqu’à Aubervilliers, la Maison des Langues et de la Culture met en parallèle l’apprentissage du français et la reconnaissance des 117 langues parlées dans la ville et le patrimoine culturel qui s’y abrite, elle sert sans doute mieux la nation française que tous ceux qui s’efforcent de nier l’existence du multiculturalisme au nom d’un modèle occidental qui a perdu de son sens de point de repère central dans le monde moderne.
La radicalisation de l’islam
Une équipe de chercheurs travaillant dans le cadre du Centre d’étude sur les conflits a mis en évidence après une enquête menée sur un double échantillon (personnes se disant musulmanes et un groupe témoin de personnes sans relations avec l’islam) les spécificités de rapports avec les institutions des personnes se disant musulmanes. Elles se sentent personnellement plus exposées aux politiques antiterroristes au travers de leurs contacts avec la police, et ciblées par ces politiques ; elles ont le sentiment d’avoir été discriminées (58,1% contre 13, 6%) dans plusieurs situations de leur vie quotidienne. Ces discriminations sapent leur confiance dans les institutions et facilitent la radicalisation de certains
L’action sociale (« le pognon dingue »)
Les études faites par les institutions sociales mettent en évidence que l’attribution de ces aides à des personnes est sous-tendu par une certaine stigmatisation des populations concernées, même dans les associations caritatives. Et ce dès l’accès aux droits et la définition d’une certaine terminologie.
Le terme recommandé « d’usager» est une manière parmi d’autres de dire le lien qui unit une personne à un service, un dispositif, ou une administration. D’autres dénominations ont eu cours ou sont encore utilisées, comme « allocataire», «ayant droit », «administré», «bénéficiaire». Le terme administré évoque l’idée d’un pouvoir unilatéral, qui fait de la personne un objet passif, ce qui n’est pas le cas d’usager, dont on vise à satisfaire les besoins et aspirations.
Dans nombre de structures d’action sociale, l’idée même de questionner formellement les personnes sur ce qu’elles pensent de ce qui est fait pour elles fait l’objet de préventions délicates à lever et parfois même à comprendre. Aussi surprenant que cela puisse paraître de l’extérieur, on y voit immédiatement des risques de marchandisation, de réduction de la relation, de manipulation… et non un moyen simple de vérifier l’écart entre certaines des intentions et ce que les personnes concernées en ont perçu ou apprécié. Accessoirement, et cela ne favorise pas la prise en compte des usagers, il est plus vital pour les structures d’avoir de bonnes relations avec leurs financeurs ou autorités de contrôle qu’avec leurs usagers, ce qui relativise l’importance accordée à leur satisfaction.
On retrouve ces difficultés de prise en compte des individus dans leur contexte culturel et social lors de toutes les étapes de l’action sociale ; et les premiers à le regretter sont bien les agents qui en sont chargés
Les inégalités et les injustices vécues comme un mépris (fiscalité)
François Dubet (Le Monde 13 mars) a émis l’hypothèse que l’expérience des inégalités a changé de nature ; il n’y a plus de représentation stable des inégalités relevant d’identités collectives et de rapports de classes. Les mutations du capitalisme fait que les inégalités sont devenues multiples et individualisées. Les inégalités de classes étaient politiquement représentées et ne menaçaient pas la dignité des individus. Celles d’aujourd’hui, au travers des métiers précaires, des injustices fiscales, du système scolaire peuvent être vécues comme des échecs personnels, et cela est d’autant plus fort que l’on évoque de manière récurrente les méfaits de l’assistanat, ou la paresse des chômeurs. Les inégalités multiples engendrent une somme de colères individuelles et de sentiments de mépris qui ne trouvent pas d’expression politique homogène.
L’empowerment (capacitation)
Des analyses récentes à propos de l’empowerment (Catherine Tourette-Turgis) montrent les limites et les difficultés liées à ce concept (mise en valeur des capacités de chacun et conquête du pouvoir d’agir et d’une autonomie grandissante. Corinne Pelluchon dans son « éthique de la considération » explique que celle-ci va plus loin que le respect, car elle consiste à reconnaitre la valeur propre de l’autre et à lui faire sa place sans l’y obliger. La considération est le contraire de la domination. En revanche, elle est consubstantielle de la solidarité. C’est pourquoi, il a été mis en évidence que les expériences vraiment réussies de capacitation dans les quartiers populaires nécessitent du temps, la définition d’un langage commun, l’acceptation de mettre sur la table commune ses propres difficultés, etc. On est très proche de la prise en compte et de la reconnaissance de la dignité de chacun dans son contexte social
En matière d’action publique, les résistances et les difficultés
On a pu tout au long de cette présentation mettre en évidence les ambiguïtés, les risques, mais aussi les potentialités du concept de dignité et mieux saisir à la fois son actualité sociale et la manière dont il pourrait impacter des politiques publiques. On ne saurait sous-estimer les résistances rencontrées dans ce qui pourrait être un changement majeur de l’action publique :
o Reconnaître la dignité de l’autre, c’est pour certains abandonner une part du pouvoir et de la force liée à son statut
o Les changements de pratique et de posture se coconstruisent sur du temps long et l’action publique n’est pas préparée à cela. L’effort de formation à accomplir pour les agents publics est considérable, et les formateurs et les méthodes de formation ne sont pas encore au RV.
o La mise en système dans les rapports entre les institutions et les « usagers » est une perspective à long terme, elle semble irréaliste dans l’immédiat. Il est sans doute nécessaire de partir du vécu et du ressenti pour faire vivre le changement.
o Essayons enfin de répondre à la question : qui aurait intérêt et qui n’aurait pas intérêt à une telle évolution majeure ? On se retrouve là au cœur du politique.
Que pourraient être des politiques publiques locales fondées sur le concept de dignité ?
Ce que la phase de recherche-action nous a appris
Chaque ville a une histoire et une composition sociale qui amène à penser que toute politique fondée sur la dignité est spécifique, même s’il peut y avoir des points de repère méthodologiques communs.
Des politiques généreuses menées par des élu.e.s soucieux de justice sociale et d’égalité des droits ne suffisent pas ; les intéressés veulent être reconnus comme membres d’une « communauté urbaine » et non seulement être consultés ; ils ne sont pas des bénéficiaires, mais des citadin.e.s-citoyen.ne.s qui ont des modes de vie, des liens sociaux auxquels ils tiennent , … et cela se traduit par des exigences, mais réelles et essentielles, même si parfois elles sont mal exprimées vis -à vis des « décideurs ».
L’espace urbain sert souvent de support à l’espace politique. C’est vrai pour l’habitat et pour les équipements publics et sociaux ; c’est aussi vrai dans la conception et dans la gestion des espaces publics, là où se manifestent des signes de discrimination ou au contraire d’hospitalité et de qualité dans le « vivre ensemble ». L’espace urbain est aussi souvent pour chacun un espace où l’on peut déployer ses compétences (sports urbains, parures, artisanat, économie informelle…).
Lorsqu’on aborde une situation dans laquelle intervient une problématique possiblement liée à la dignité, on se heurte d’entrée de jeu à quelques difficultés à surmonter : l’organisation des services et la formation des agents qui parfois reste insuffisant ou inadéquate, la méfiance de certaines populations qui craignent d’être manipulées par la municipalité, etc. Pour que ces difficultés soient surmontées, les enjeux politiques doivent être partagés par les parties en présence, cela en prenant le temps qu’il faut.
Si de nombreuses pistes de compréhension des actions liées à la dignité se sont ouvertes, la durée de la phase de lancement et de cadrage des démarches dans les trois villes est restée trop courte pour évaluer sérieusement les résultats obtenus. En revanche, on a constaté des changements positifs dans certaines pratiques municipales et dans des regards des habitant.e.s surmontant des aprioris. Dans les trois villes, des suites opérationnelles ont été annoncées par les autorités locales et souhaitées par les participants aux ateliers.
Une condition nécessaire mais non suffisante, refuser la « ville indigne »
Une politique locale de promotion de l’accès à la dignité dans une situation donnée perd toute crédibilité dans une « ville indigne », même si cette indignité est partielle ou occasionnelle. Il existe ce qu’on pourrait dénommer une base fondatrice, un socle sans laquelle toute politique publique fondée sur la dignité n’a de sens : l’engagement d’un respect des droits humains dans la ville, que l’on utilise ou pas les chartes qui existent à cet effet, un habitat convenable, un travail décent et utile, …
Ce qui nous paraît d’ores et déjà opérationnel, sous réserve de diffusion-discussions de nos travaux : garantir des « chemins d’accès à la dignité »
Une politique publique locale, dans notre cas, ne peut se restreindre à un programme municipal d’actions.
Il ne saurait y avoir de cadre uniforme pour une telle démarche, chaque ville étant un cas particulier qui véhicule sa propre hiérarchie de valeurs. Toutefois, on peut pressentir l’existence de principes directeurs et de points de repère méthodologiques susceptibles d’être utiles à l’action.
Il semble très difficile d’imaginer une politique urbaine générale fondée sur la dignité et présentée comme telle. On risque d’être mal compris. En revanche, il est possible de procéder à une identification partagée de situations problématiques où la question de la dignité (ou souvent de l’indignité) se pose, situations qui appellent des réponses en termes de politiques publiques et de stratégies adaptées.
Un préalable réside dans l’attitude à adopter par les autorités locales : si des élu.e.s souhaitent avancer dans une démarche fondée sur la dignité, il est clair que leur attitude et leur positionnement sont primordiaux. La démarche suppose écoute initiale, échanges sur le comment faire, égalité dans l’accès aux ressources, gestion attentive de la communication, volonté de créer une intelligence collective, une « communauté urbaine d’appartenance », pas d’affichage d’un résultat recherché qui pourrait être perçu comme « politique », pas de calendrier intenable, …
Les résultats de la recherche soulignent l’importance de la dimension relationnelle de la dignité. Cette dernière se construit, se négocie et s’éprouve dans le rapport à autrui. Ceci rejoint ainsi partiellement le postulat initial d’une dignité qui se conquiert dans la lutte. Cependant, elle souligne aussi que le respect de la dignité nécessite des ajustements permanents puisqu’elle évolue et se reconfigure en permanence dans l’interaction.
Les chemins d’accès à la dignité sont balisés par les étapes suivantes qui nécessitent un déroulement sur du temps long :
Définition partagée d’un thème représentatif de situations dans lesquelles la dignité semble en cause
Constitution d’un groupe projet ad hoc
Analyse multidimensionnelle et contradictoire du thème
Elaboration collective de solutions
Gestion des conflits
Mise en œuvre
Evaluation continue
Trois mesures importantes d’accompagnement devraient être mises en place, dans les villes qui, suite à la diffusion des travaux, se déclareraient intéressées : 1. Des programmes de sensibilisation et de formation des agents des services publics et sociaux, via le CNFPT ; 2. L’extension des méthodes de croisement des savoirs d’ATD Quart Monde avec des chercheur.e.s (M. Carrel et le GIS démocratie et participation) dans les programmes de réussite éducative, via, par exemple, les cités éducatives en fonctionnement ; 3. Des programmes de sensibilisation et de formation à la gestion des conflits.
Vers un projet politique global ?
Notre travail rejoint d’autres approches évoquées récemment par des chercheurs très divers
Une ville de la cohabitation et non de l’exclusion
En s’élevant contre une « architecture du mépris » envers les personnes en difficulté et la muultiplication des exigences sécuritaires, le philosophe de l’Université de Strasbourg, Mickaël Labbé, écrit dans le Monde du 25/11.2019
Contre la tendance à une « archipelisation » accentuée de la société, au développement d’une ville de l’entre soi et de l’exclusion qui ne nous confronte plus à l’autre que par accident, il faut rappeler le sens même de ce qu’est une ville : un espace de cohabitation et non de simple coexistence.
Que l’on se ressemble ou non, que l’on s’apprécie ou pas, que l’on soit importuné par l’autre ou à l’inverse que l’on s’émerveille de sa rencontre, que sa différence nous attire ou au contraire nous irrite, en ville, nous avons à apprendre à co-habiter, à habiter ensemble et pas simplement à vivre les uns à côté des autres. Bon gré mal gré, l’existence urbaine est sans doute l’une des seules expériences qui permette un tel apprentissage, qui est d’une nature fondamentalement démocratique, en nous confrontant à une mosaïque d’âges, de rythmes, de langues, de nationalités, de milieux sociaux différents des nôtres.
Dans le cadre du projet Codes Communs, une équipe espagnole composée de Ana Méndez de Andés, David Hamou et Marco Aparicio, très imprégnée des expériences municipalistes, a précisé la notion de communs urbains et proposé des outils juridiques pour communaliser la ville et démocratiser le domaine public. Il s’agit de rechercher la réorganisation de la gouvernance urbaine vers une démocratie radicale qui permette de multiplier les espaces directement administrés par les habitants d’un territoire.
« L’hypothèse politique des communs urbains s’affronte à la gestion privée des villes et de leurs ressources, mettant en péril la marge de bénéfice des acteurs économiques importants dans l’économie globale et, parfois, même, planétaire : l’institutionnalité émergente des communs esquisse une reconfiguration dans la gestion des territoires qui suppose un affrontement face aux pouvoirs privés oligopolistiques qui monopolisent les ressources et précarisent l’accès aux biens de première nécessité qui ont été l’objet d’enclos privés, comme le logement et la gestion de l’eau ou de l’énergie. »
Cela suppose que les habitants soient mobilisés à partir de leurs savoirs citoyens reconnus comme tels, ce qui est un chemin privilégié d’accès à la dignité.
Enfin, Jean Pisani -Ferry, dans le Monde du 30/12/2019, dans un article titré « comprendre le populisme » qui analyse plusieurs ouvrages récents à ce sujet, écrit : « La désagrégation de la société de classes aurait laissé les individus en déshérence. ….Il y a plusieurs manières de se définir politiquement : sur une base économique, à partir des enjeux du travail, de la répartition des revenus et de la mobilité sociale ; ou sur une base culturelle, en termes d’ouvertures par rapport aux minorités ou d’attitude à l’égard de l’immigration. Ils peuvent à la fois rester les mêmes et passer d’une caractérisation politique à une caractérisation culturelle de leur identité politique ».
Ce sont des sujets qui ont été largement traités dans notre cycle de séminaires, notamment par Gérard Bras (voir en particulier son ouvrage « les voies du peuple ») et Roger Martelli ainsi que par Jean-Louis Sagot-Vigauroux. Et les relations entre identité, égalité et dignité dans une approche à la fois socio-économique et culturelle ont pu être ainsi approfondies.
Et si l’usage de la notion de dignité dans les politiques publiques ouvrait la voie à une approche politique plus globale, trouvant tout son sens dans la vie de la cité (« polis »), permettant son organisation et la maîtrise des communs urbains par des citadins « tous citoyens », en tensions positives avec leurs autorités municipales déléguées ? Utopie ou perspective plus proche qu’on ne le croit ? A suivre de très près !