La fin de la guerre d’Algérie, en 1962, n’a pas effacé, bien sûr, l’empreinte que celle-ci a laissée chez près d’un million et demi de jeunes appelés du contingent l’ayant traversée. Mais les matériaux qui auraient permis de raconter cette histoire intime de l’après-guerre restaient lacunaires, épars, avant que Raphaëlle Branche ne réussisse à les rassembler dans le livre important qu’elle publie aujourd’hui, « Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? ».
Cette présence sourde du conflit, souvent enfouie au sein des familles françaises, l’historienne, professeure à l’université de Paris-Nanterre, l’a rencontrée dès la fin des années 1990, lorsqu’elle préparait sa thèse, qui fit date (La Torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie [1954-1962], Gallimard, 2001). Dans ses conversations d’alors avec des anciens combattants et leurs proches, raconte-t-elle au « Monde des livres », « les récits familiaux tournaient toujours autour de la même chose : “Ils n’en ont jamais parlé” ».
20 ans d’enquête
Un sujet de recherche commençait à se dessiner, dans toute sa complexité : faire l’histoire de ce qui fut raconté et de ce qui fut caché, des accommodements intimes avec les souvenirs de la guerre, de leur transmission et de leur réception. En somme, faire l’histoire d’un « silence familial », sous-titre du livre, avec ce que cela comporte d’incertitudes en termes de sources et de méthodes.
C’est pourquoi l’enquête a pris du temps, plus de deux décennies après la découverte de ces enjeux : ce n’est pas dans les archives habituelles que ce silence pouvait être approché. Des confidences personnelles, plutôt que des documents officiels, devraient former la trame du livre. Mais comment les recueillir ?
La recherche s’est décantée au cours du travail pour Prisonniers du FLN (Payot, 2014), un livre qui s’appuyait notamment sur des entretiens avec d’anciens captifs. Tous retraités désormais, ils se confiaient en famille, leurs épouses souvent à leurs côtés. « C’est ce qui m’a fait prendre conscience de l’expérience spécifique de ces femmes qui les avaient connus après leur captivité et vivaient avec des hommes marqués », rapporte l’historienne.
Ce que relate le livre relève moins du mutisme complet que de complexes reconfigurations du dicible
Elle commence dès lors à scruter ce qui a pu se jouer au sein des couples, mais aussi entre frères et sœurs, et avec les enfants, qui partagent à leur façon le fardeau de ce passé – « Il était nécessaire de les inclure dans la recherche ». Ce sont près de trois cents questionnaires remplis par d’anciens soldats et par leurs proches qui forment la matière première du livre, auxquels s’ajoutent des correspondances, de rares carnets écrits sur le moment, ainsi que des sources médicales.
« J’avais été confrontée à la question pour ma thèse, se souvient Raphaëlle Branche, mais à l’époque il était impossible d’avoir accès aux archives des hôpitaux psychiatriques. Pour ce livre, c’est une première. » Une très riche moisson documentaire, au total, qui vient compliquer la lecture simpliste qu’on pourrait faire de cette histoire.
Car en réalité le silence ne fut jamais absolu, s’agissant de la guerre d’Algérie, et même de ses aspects les plus douloureux. Ce que relate le livre relève donc moins du mutisme complet que de complexes reconfigurations du dicible, suivant trois temporalités qui s’y déploient.
Le temps de la guerre, d’abord, pas désignée comme telle mais comme « maintien de l’ordre », recouverte de l’apparente banalité du service militaire, en partie déguisée aux proches qu’on ne veut pas inquiéter, le courrier servant autant à dissimuler qu’à donner des nouvelles. Le temps du retour, ensuite, et d’une volonté d’oubli partagée au sein de la société française. « J’ai essayé de parler, mais vous ne pouvez pas répondre à des questions qui ne sont pas posées », raconte un ancien appelé cité dans l’ouvrage.
Il fallait alors trouver ou retrouver un travail, se marier, élever ses enfants, laisser les souvenirs violents s’éloigner sans y parvenir tout à fait. Une indifférence apparente au passé guerrier qui vole en éclats à partir des années 1990, dans un contexte de remémoration de plus en plus intense de l’histoire coloniale, et d’un début de reconnaissance officielle : la loi désignant comme telle la « guerre » d’Algérie date de 1999.
Sentiment d’urgence
Cette troisième période est celle qui a permis à Raphaëlle Branche de recueillir les témoignages, mais aussi d’affronter un paradoxe. « Le regard sur la période a fondamentalement changé, explique-t-elle, et tout est interprété à travers l’idée que les soldats ont été traumatisés. Mais ce n’est pas le cas de la majorité d’entre eux. » D’où ses efforts pour restituer des aspects plus banals de l’expérience des anciens combattants et de leurs familles, faite aussi d’émerveillement devant les paysages algériens, d’objets « chapardés » et rapportés en France, de camaraderie et d’ennui.
Tout cela figure, finement contextualisé, dans un livre publié avec un sentiment d’urgence par l’historienne, « pressée d’écrire avant que les témoins ne meurent », confie-t-elle. Avec l’espoir qu’en restituant un si grand nombre de paroles, de citations, d’émotions trop longtemps tues il « permette aux gens, aux familles, de se parler ». Pour nous faire comprendre l’épaisseur sociale qu’a aujourd’hui encore ce passé, il est désormais indispensable.
Critique
En cherchant à comprendre comment la participation à la guerre d’Algérie avait été relatée, transmise ou tue, Raphaëlle Branche livre bien davantage qu’une étude mémorielle, n’effleurant que la sphère des discours. Son travail met au jour les logiques profondes qui ont structuré la génération des jeunes hommes qui avaient 20 ans dans la seconde moitié des années 1950. On y comprend notamment qu’ils furent marqués, dès l’enfance, par d’autres silences familiaux, ceux des anciens combattants de 1914-1918, comme des résistants ou des déportés, qui semblaient rendre dérisoire leur propre expérience.
Un emboîtement de non-dits qui a des raisons plus profondes : le caractère morcelé d’une expérience de guerre étalée dans le temps et l’espace, le « déni fondamental » de la situation de guerre par les autorités, la perte de sens, enfin, des combats, à l’indépendance de l’Algérie.
Prêtant une attention particulière aux adelphies, les groupes formés de frères et de sœurs, le livre excelle à restituer les incertitudes d’hommes « désaxés, perdus, flottants » après le conflit, à rapporter également aux bouleversements des structures familiales. Un apport majeur de l’ouvrage consiste ainsi à interroger conjointement le retour d’Algérie et l’éclatement presque simultané, au cours des années 1960, des modèles traditionnels de virilité, de paternité, de conjugalité. Derrière la guerre, grâce à elle, c’est aussi une histoire des familles françaises du dernier demi-siècle qui se déploie.
Extrait
« L’Algérie reste un monde étranger aux enfants, un nom dont le sens échappe (…). Il arrive (qu’ils) cherchent du sens, comme l’ami de Bruno Boulzaguet qui lui demande un jour, sur le chemin de l’école primaire : « Ton père, quand il te tabasse, il te hurle dessus en arabe ? » Mais les questions ne sont pas posées quand l’Algérie est identifiée à une zone dangereuse (…). Comme dans un jeu de damier où il serait interdit de marcher sur les cases blanches, l’évitement de cette zone peut être coûteux : il mobilise attention et énergie, comme pour ces enfants qui craignent des pères violents ou colériques. Surtout, cet évitement est aussi un trou dans la communication qui peut avoir des effets sur l’ensemble de la relation du père aux enfants. »
« Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? », pages 394-395
« Papa, qu’as-tu fait en Algérie ? », de Raphaëlle Branche, La Découverte, 512 p., 25 €, numérique 17 €.