17 Juin 2020
Aurélien Rousseau, Haut fonctionnaire
Tribune. Lorsque l’épidémie de Covid-19 a déferlé sur notre système de santé, il a fallu construire une digue, toujours plus haute, pour qu’il tienne. Ce n’est pas une sorte de main invisible qui a permis cette levée en masse, mais l’engagement de chacun, sans jeu de rôle, à l’hôpital, en ville, dans les Ehpad, dans l’administration. Les Agences régionales de santé (ARS) ont été au cœur de cette mobilisation, sans relâche, en soutien des soignants, en relais comme en initiative, en invention aussi, souvent. Elles ont été, elles aussi, percutées dans leur culture et leur savoir-faire, mais elles n’ont pas lâché. Elles ont également été confrontées à des sujets qu’elles connaissaient, mais qui ont pris, dans cette crise, une ampleur inédite.
Pour moi, une image s’impose : c’était un dimanche de mars, avec le directeur général de l’AP-HP et le directeur de l’offre de soins de l’Agence. Nous sommes allés à la rencontre des équipes dans des services de réanimation à Bobigny, Montfermeil et Aulnay, au moment où les arrivées y étaient les plus massives. Dans tous ces services, au CHU comme dans un hôpital ou une clinique, il était évident que se jouait quelque chose qui n’était pas juste une question sanitaire, que derrière l’épidémiologie se dessinait la question sociale, celle des déterminants sociaux dans l’accès aux soins, celle des ségrégations et des inégalités.
Maintenant que la vague se retire, le soulagement, la fierté légitime de tous ceux qui, à leur place, ont contribué à ce combat voisinent avec la morsure amère d’une surmortalité différenciée d’un territoire à l’autre, qui a fait naître une obligation : réarmer les dispositifs de santé publique et de prévention.
L’impact essentiel des inégalités n’est pas une découverte. Pour l’ARS, c’est une bataille qui est au cœur de son projet depuis dix ans, mais nous savons désormais, et l’étude que nous avions commandée à l’Observatoire régional de santé le démontre, que les caractéristiques de cette épidémie, ses formes de transmission en ont fait un amplificateur supplémentaire d’inégalités. Le Covid-19 a touché plus fortement les territoires où se concentrait la pauvreté selon une mécanique qui semble implacable : des pauvres plus exposés aux contaminations, du fait, notamment, de leurs logements et de leurs emplois ; des populations qui développent plus fréquemment des formes sévères, compte tenu de la prévalence de facteurs de comorbidité (obésité, diabète…) ; des patients dont l’entrée dans les soins a été tardive.
Tirer les leçons de cette épidémie suppose d’ouvrir la focale, de replacer ce que nous avons vécu dans un champ large, de sortir de l’exceptionnalité pour en tirer des actions durables. Cela exige un effort de lucidité et de transparence sur ce que nous avons fait, ce que nous voulons faire fructifier et la manière de renouveler notre action.
Pour répondre aux inégalités, il faut organiser la solidarité régionale. C’est pour cela que dès le début de la crise, nous avons construit une approche régionale des capacités de réanimation. Cela a permis qu’un patient pris en charge par le SAMU dans un quartier de l’Essonne dispose de la même qualité de soins qu’un habitant du cœur de Paris vivant à proximité d’un CHU.
Pour répondre aux inégalités, il faut faire plus pour les territoires prioritaires, en assumant un principe de différenciation des interventions publiques, comme cela a été fait il y a quelques mois avec le plan « l’Etat plus fort en Seine-Saint-Denis ».
Pour répondre aux inégalités, pour faire face au Covid-19, nous avons construit des outils d’action publique en direction des publics les plus fragiles, structurer des coalitions inédites, Etat, collectivités, assurance-maladie, médecins de ville ou hospitaliers, associations, pour « aller vers » les publics éloignés du soin. La contribution de l’hôpital, comme de la ville, aux démarches de santé publique a pris une ampleur inédite. L’armement, en quelques jours, de cinquante opérations de dépistage au cœur des quartiers plus exposés au virus l’a bien illustré.
Transformer la santé publique aujourd’hui, c’est déjà pérenniser ces démarches.
Mais après avoir fait cela, nous ne serons toujours pas quittes.
Si le travail en direction des plus précaires, notamment des personnes hébergées et en parcours d’asile ou d’insertion, a pu être accéléré, coordonné, facilité, nos démarches n’ont pu rompre l’équation qui conduit, par exemple, des travailleurs pauvres à être davantage exposés et à moins recourir aux soins.
Pour eux, nous devons faire davantage, pour mieux saisir la façon dont leur position sociale produit des effets sur leur santé et sur leur prise en charge. Cela recouvre des effets individuels, mais aussi des logiques urbaines, notamment de ségrégations, toutes les formes de ségrégations, qui nécessitent une action globale, bien au-delà du champ de la santé. On pense bien sûr au logement, à l’éducation, à l’urbanisme ou aux transports.
Nous devons assumer en France que la politique de prévention, d’action sur les déterminants de santé, notamment environnementaux, est une partie intégrante de la politique de santé.
Mais il faut aussi construire les conditions pour que le système de soins garantisse la réelle intégration de ces conditions socio-économiques comme facteur d’évolution de la maladie, comme cela a été fait en France dans la lutte contre le saturnisme ou le sida : renforcer les logiques de santé communautaire, aider le système de soins à tenir compte du profil social des patients, agir sur les effets sanitaires des discriminations.
La crise, parce qu’elle nous a fait innover et parfois constater que nos démarches sanitaires ne suffisaient pas à renverser la logique du social, doit amener à un rebond. Ce rebond, au fond, entre en résonance directe avec les mobilisations politiques et citoyennes, comme avec la revendication d’équité et de justice qui s’exprime actuellement partout dans le monde. Tout cela doit nous inspirer pour engager la transformation de la santé publique, pour la réinventer sans doute et être à la hauteur de ce que cette crise nous a appris.
Aurélien Rousseau est directeur général de l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France
Aurélien Rousseau(Haut fonctionnaire)