7 Juin 2020
Un pied en banlieue, un autre à la campagne, le « philosophe de l’urbain » Thierry Paquot, 68 ans, publie livre sur livre. Dans Mesure et démesure des villes (éd. CNRS, 312 p., 22 €), il s’interroge sur leur taille idéale. Aux mégalopoles, de plus en plus invivables pour les plus pauvres, et à la métropolisation, qui concentre emplois et richesses dans quelques capitales régionales, il oppose un retour à une échelle plus humaine. Ses réflexions tombent au bon moment. Car la crise du Covid-19 a donné un coup de vieux aux grandes villes en donnant l’impression que les campagnes étaient moins touchées par le virus (ce qui reste à prouver, selon le site Métropolitiques.eu).
La pandémie a aussi mis en lumière des inégalités criantes entre les citadins télétravaillant en sécurité et ceux – soignants, livreurs, etc. – qui prenaient tous les risques. Et puis les semaines de calme passées sans circulation ont rendu d’autant moins supportable le retour du bruit et de la pollution. Mais la cité n’a pas que des défauts : c’est aussi le lieu de la liberté, de l’échange, de la diversité, de la rencontre. Comment y inventer un mode de vie plus vert sans perdre ces précieuses qualités ? Thierry Paquot propose quelques pistes.
Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la taille des villes ?
Ce livre est, j’espère, mon dernier sur le sujet. J’en ai écrit plusieurs, dont Désastres urbains, en 2015, qui explique pourquoi l’extension démesurée des mégalopoles n’est pas la solution pour le bien-être des habitants. Cette fois, je suis parti de la notion de taille car, dans mes conférences, on m’interrogeait souvent sur la dimension idéale des villes. La question préoccupait déjà Platon, qui l’avait fixée à 30 000 habitants…
“Avec la crise du Covid-19, les humains se retrouvent dépossédés de leur propre santé, de leur propre souffrance...”
Vous vous appuyez sur l’historien américain Lewis Mumford (1895-1990). Que dit-il ?
Il est ce qu’on peut appeler un écologue. Lewis Mumford insiste toujours sur la relation entre le milieu et l’extension des villes. Son approche est transdisciplinaire, alors qu’en France on est souvent resté du côté de la géographie ou de la sociologie urbaines. Il transcende ces découpages-là pour saisir la ville comme un « écosystème d’écosystèmes ». Et cela, c’est vraiment original. Aujourd’hui, certains penseurs revisitent la ville à partir de la notion d’anthropocène et, sans le savoir, font du Lewis Mumford. Mon livre rappelle donc l’importance de cet auteur. J’utilise une de ses notions, celle de « juste plénitude », et je la complète par les idées d’un autre Américain, Kirkpatrick Sale, dont on vient enfin de traduire l’ouvrage sur le biorégionalisme, L’Art d’habiter la Terre (éd. Wildproject). Kirkpatrick Sale a aussi écrit Human Scale (« Échelle humaine »), un énorme pavé de presque 600 pages où il analyse aussi bien l’entreprise que l’administration, la ville et l’exploitation agricole. Et à chaque fois il montre qu’au-delà d’une certaine taille, ces ensembles humains dysfonctionnent.
Dans le capitalisme dominant, on nous fait croire que plus un groupe multinational devient puissant, mieux c’est. Cet auteur démontre au contraire que plus une entreprise grandit, plus elle est obligée de se doter de systèmes de contrôle bureaucratiques qui vont à l’encontre de ses finalités. Kirkpatrick Sale dit la même chose que le philosophe Ivan Illich (1926-2002) avec sa loi de la contre-productivité des institutions. Illich trouverait aujourd’hui dans la suprématie de l’expertise médicale la confirmation de ses thèses : avec la crise du Covid-19, tout d’un coup, les humains se retrouvent dépossédés de leur propre santé, de leur propre souffrance, de leur propre art de mourir, par des experts, par un comité de scientifiques auquel le gouvernement se fie pour élaborer ses décisions. Avec la pandémie, nous vivons l’expression d’une perte de notre autonomie. Ce qui est valable pour la santé l’est aussi pour la ville.
Vous ne parlez pas tellement de démographie. Or notre planète comptera 10 milliards d’habitants d’ici quelques décennies. En France, il faut en loger plus de 100 000 supplémentaires chaque année. S’ils ne vivent pas dans de grandes villes, où habiteront-ils ?
Je suis banlieusard, je vis le RER saturé en permanence, les embouteillages, et je vois bien que cela ne peut pas fonctionner. Par ailleurs, je découvre dans notre pays des lieux quasi déserts, où existaient autrefois des villages, des petites villes que l’on peut réactiver. Une autre population, avec d’autres modes de vie, peut s’approprier ces territoires délaissés sans pour autant revenir au passé. La pandémie a aussi montré qu’une ville énorme, à cause de sa densité, est beaucoup plus vulnérable à la propagation de la maladie que de petites villes ou des villages organisés en interrelations au sein de ce que j’ai appelé une biorégion.
“La ville est un lieu extraordinaire pour autant qu’il puisse combiner les trois qualités qui font sa richesse : l’altérité, la diversité et l’urbanité.”
Ce qui peut paraître gênant dans la critique de la mégalopole, et d’ailleurs vous l’observez vous-même, c’est qu’historiquement on la retrouve aussi à droite, voire à l’extrême droite : la ville serait la source de tous les maux.
Moi, je n’ai jamais dit cela. En 1994, j’ai même écrit Vive la ville !. C’est un lieu extraordinaire pour autant qu’il puisse combiner les trois qualités qui font sa richesse : l’altérité, la diversité et l’urbanité. Or, aujourd’hui, les conglomérats urbains en sont privés. Ils s’y opposent même, à en juger par la multiplication des gated communities, les quartiers protégés par des grilles, qui sont le produit immobilier numéro un dans le monde. Ce type d’urbanisation va à l’encontre de la diversité, donc de la ville. De même, une agglomération mono-industrielle ne fait pas ville.
Mais l’extrême droite, elle aussi, commence à lier écologie et territoire…
En effet. C’est pour cela que je n’utilise pas le mot « localisme » et que je reste très prudent sur la notion de relocalisation. Je ne veux pas faire l’apologie de l’esprit de clocher.
Une biorégion, ce sont de petites unités associant ville et campagne ?
Quand, il y a quinze ans, on avait interrogé le politologue Paul Ariès sur la notion de décroissance, il avait répondu : « C’est un mot-obus. » Un vocable pour faire réfléchir, pour secouer le cocotier. En l’état actuel du débat public en France, je ne crois pas qu’on puisse réaliser une biorégion dans la décennie à venir. C’est plutôt une formule pour dire : si l’on organisait un autre découpage territorial, comment se présenterait-il, et en quoi serait-il plus propice à mieux vivre que les treize régions françaises actuelles ? Pour cela, je croise à la fois l’approche biorégionale nord-américaine et celle d’un universitaire italien, Alberto Magnaghi. Et j’en conclus qu’il faut abandonner l’idée d’être le citadin d’une seule ville : on est l’habitant d’un territoire qui combine différentes échelles.
Je le vois très bien dans le petit village de Touraine où il m’arrive de résider : ce n’est pas seulement lui qui m’intéresse, mais cinq ou six lieux, l’un parce que le marché paysan s’y tient, l’autre parce qu’on y trouve le marchand de journaux, et ainsi de suite. Cela constitue un changement quasi anthropologique. La notion de biorégion est le moyen d’y réfléchir et de montrer que l’on n’est pas simplement un individu associé à une adresse, mais que l’on est partie prenante de plusieurs territorialités selon nos diverses temporalités.
Quels leviers actionner pour aller dans cette direction ?
Il existe en France quelques tentatives autour de petites villes regroupées sous le label En Transition. J’observe de près ce qui se passe dans la région Centre-Val de Loire. L’un de ses vice-présidents, Charles Fournier, est un écologiste qui a des idées. Il essaie d’établir des coopérations autour de plusieurs communes entrant en transition pour pousser l’ensemble de la région à faire de même. Pour les écologistes, il n’existe pas de hiérarchisation : tout est à transformer en même temps, puisque tout est lié. Or, Charles Fournier a en face de lui un organigramme à l’ancienne, c’est-à-dire thématique : celui qui s’occupe de l’économie n’est pas celui qui s’occupe du rural. Mais si l’on entre en transition, c’est l’ensemble de la société qui doit effectuer une profonde transformation. Pour l’instant, dans le Chinonais, les viticulteurs qui ont accepté de ne plus utiliser de glyphosate s’opposent à ceux qui veulent continuer comme avant, et qui sont évidemment les plus gros. Le conflit empêche l’expérimentation.
Depuis le confinement, on sent que beaucoup de citadins rêvent d’un peu plus d’espaces verts et d’un peu moins de contraintes. Les fabricants de maisons individuelles présentent leurs pavillons comme la solution anti-Covid. Comment faire en sorte que l’on ne retombe pas dans l’étalement urbain, avec tous les problèmes de pollution que cela entraîne ?
Il faudrait pouvoir présenter une réalisation expérimentale montrant qu’il est possible de faire autrement qu’en éparpillant les pavillons sur leur butte avec leur piscine. Dans mon livre, je donne plusieurs exemples de réactivation de villages où les élus tentent de municipaliser le sol, de bloquer la montée des prix et de favoriser l’achat de maisons dans le bourg plutôt qu’à l’extérieur. Or, pour un jeune couple, le prêt bancaire est moins coûteux si les acquéreurs font construire plutôt que d’acheter une maison de ville, souvent en très bon état et bien plus habitable que le petit pavillon sur catalogue. D’ailleurs, en général, un an ou deux après, ils rajoutent un moche appentis en bois normalisé, un abri à vélos bricolé, alors que, bien souvent, de vieilles maisons en ville disposent d’un potager, d’un petit verger et d’un atelier. Alors, pour compenser la législation bancaire défavorable, certains maires préemptent de grandes maisons et proposent de les découper en deux appartements, ce qui permet d’accueillir deux familles et de maintenir une classe dans l’école de la commune.
Ne faut-il pas en effet commencer par revenir dans les centres-villes ?
Oui, et comme le commerce en ligne se développe partout, j’ai proposé qu’on puisse trouver dans les villages une « maison des échanges » où seraient centralisées les livraisons de tous les produits non périssables, par exemple deux fois par semaine. Les habitants s’y rencontreraient en récupérant leurs commandes, qui seraient apportées par les ambulanciers et les chauffeurs de taxi des grandes villes voisines pendant leurs temps morts. Les solutions existent. Mais il faut les mettre en œuvre et le faire savoir pour que les gens se disent : « Pourquoi pas nous ? »
À lire
Mesure et démesure des villes, de Thierry Paquot, éd. CNRS, 320 p, 22 €.