7 Juin 2020
Avant la crise sanitaire due au Covid-19, la Lombardie symbolisait pouvoir et puissance économiques. Région la plus touchée d’Europe, elle pleure ses morts et se retrouve à un tournant de son histoire
ROME -correspondant LOMBARDIE -envoyé spécial
Après trois mois de bataille, après tant de morts et de vies sauvées, Annalisa Malara peut enfin souffler… C’est par cette pétillante urgentiste anesthésiste que la terrible nouvelle est arrivée, le 21 février : le Covid-19, la maladie infectieuse provoquée par le SARS-CoV-2, apparu deux mois plus tôt à Wuhan, dans la province chinoise du Hubei, s’est frayé un chemin jusqu’en Europe. Ce jour-là, Mattia Maestri, hospitalisé à Codogno, en Lombardie, est testé positif au virus à la demande de la docteure Annalisa Malara. Celle-ci l’ignore encore, mais son diagnostic annonce l’arrivée d’une épidémie qui va faire de la Lombardie la région la plus touchée d’Europe, et de la province de Bergame un épicentre plus meurtrier encore, en proportion, que Wuhan.
Alors que l’Italie a entamé, depuis le 4 mai, un déconfinement avec la peur d’une rechute tenaillant les esprits, il est encore difficile de prendre la mesure de la tragédie qui a frappé les plaines lombardes. Depuis le début de la crise sanitaire, 33 689 décès (au 4 juin) ont été attribués au Covid-19 dans le pays – un nombre sous-estimé, de l’avis général. La moitié des victimes vivaient dans la seule Lombardie. Une génération, celle de la mémoire, a été décimée. Les villages ont perdu leurs anciens, partis sans un au revoir.
« On m’a appelée le 20 février au sujet d’un homme de 38 ans, athlétique, arrivé deux jours auparavant aux urgences de l’hôpital de Codogno avec une pneumonie, raconte Annalisa Malara, rencontrée à l’hôpital de Lodi où elle travaille habituellement. Il souffrait de graves problèmes respiratoires. Je suis aussitôt allée retrouver mes collègues radiologues. Ce fut un choc : sa radio était terrifiante. J’ai transféré le patient dans l’unité de soins intensifs. Son état était très sérieux. J’ai dû l’intuber. Il était horrifié à l’idée de mourir… »
A l’époque, les protocoles recommandés par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et validés par les autorités sanitaires en Italie ne permettent un test de Covid-19 que sur des personnes revenant de Chine ou ayant été en contact prolongé avec quelqu’un arrivant d’Asie. Face à l’état gravissime inexplicable du patient, la docteure Malara pense qu’il faut effectuer le test. Puis, en discutant avec l’épouse du malade, Valentina, enceinte de sept mois, l’urgentiste apprend qu’il a dîné deux semaines auparavant avec un collègue rentrant de Chine. Il est testé. La réponse arrive d’un laboratoire milanais dans la soirée : Mattia Maestri est positif.
C’est comme si la foudre s’était abattue sur l’hôpital de Codogno. « Avant même le résultat du test, j’avais considéré ce patient comme potentiellement positif. Je l’avais placé en quarantaine et j’avais fait fermer l’unité des soins intensifs, se souvient Annalisa Malara. Je me suis décrétée moi-même en quarantaine, avec quelques infirmières. » Sa lucidité évitera aux soignants de Mattia Maestri, devenu officiellement le « patient un » d’Italie et d’Europe, d’être infectés.
Il est 0 h 45, le 21 février, quand l’agence de presse ANSA annonce la détection d’un premier cas de Covid-19 sur le sol italien. Dans la matinée, quatre autres tests positifs sont confirmés, tandis qu’au même moment, un deuxième foyer est identifié dans la commune de Vo’Euganeo, en Vénétie. C’est là que, le soir, meurt le premier homme testé positif au SARS-CoV-2 : un maçon à la retraite de 77 ans, Adriano Trevisan. Les malades ont alors commencé à « arriver par vagues », se souvient le chef des urgences de l’hôpital de Lodi, le docteur Enrico Storti : « Nous fûmes malheureusement le premier hôpital confronté à l’épidémie en Italie et en Europe. Nous n’avions donc aucune référence. » Mattia Maestri, lui, sera sauvé après trois semaines de soins intensifs.
Dès les premiers jours et une fois établi le fait que le collègue de Mattia Maestri revenu de Chine, testé négatif, n’était pas le « patient zéro », les autorités sanitaires sont forcées de se rendre à l’évidence : le virus circule déjà largement dans le pays. Les compteurs de l’épidémie s’affolent. Une semaine après la détection du premier cas, l’Italie passe le cap des 1 000 cas positifs le 29 février, dont plus de 600 en Lombardie. Il est en fait beaucoup trop tard pour stopper la contagion, comme les épidémiologistes vont le découvrir.
« Nous présumons désormais que le virus est entré en Lombardie vers le 25 janvier, en provenance de Munich, en Allemagne, où il était arrivé de Chine vers le 20 janvier, transmis par une femme d’affaires rentrant de Shanghaï qui a contaminé au moins quatre personnes. L’infection a été circonscrite et stoppée, mais quelqu’un venant d’Allemagne a transmis le virus en Italie, raconte le docteur Massimo Galli, chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital Sacco de Milan et sommité de l’épidémiologie. On ignore son identité. C’est peut-être une personne qui a croisé cette femme ou l’un des quatre autres infectés de Munich. En Italie, la contagion s’est répandue pendant un mois sans aucun contrôle… »
Certains pensent que la contamination est plus ancienne encore, des médecins de famille ayant constaté d’étranges pneumonies depuis janvier, voire décembre 2019, chez des patients âgés. C’est ce qui a conduit le médecin généraliste Pietro Poidomani, de Cividate Al Piano, à alerter les autorités sanitaires régionales dès janvier. Lors de son premier jour de consultation de l’année, au retour des vacances de Noël, il avait découvert « cinq patients âgés, vaccinés contre la grippe, qui avaient pourtant de la fièvre et une toux bizarre. Les cas similaires se sont multipliés. Chaque fois je prescrivais des radios des poumons qui révélaient des pneumonies atypique ». Les autorités sanitaires ne répondent pas à sa demande d’enquête. Il faudra attendre le cas spectaculaire de Mattia Maestri et l’alerte lancée par Annalisa Malara pour que l’Italie prenne conscience que le virus est là.
L’interruption du trafic aérien avec la Chine le 31 janvier, alors une première en Europe, n’y a rien changé. Une enquête finalement réalisée en avril par les services sanitaires lombards, qui ont compilé des témoignages de malades depuis janvier, a identifié jusqu’à 1 200 cas suspects antérieurs à celui diagnostiqué à Codogno. Et cette estimation est forcément partielle et lacunaire. Non seulement Mattia Maestri n’est pas le vrai « patient un », mais il a pu y avoir divers « patients zéro » en dehors de la femme de Munich. Ces questions resteront peut-être à jamais sans réponse…
L’épidémie s’empare de la Lombardie comme elle s’emparera plus tard de métropoles comme Paris, Londres ou New York. De manière fulgurante et, dans un premier temps, incontrôlée. Les raisons sont multiples : la Lombardie est une région industrielle et riche (elle produit 20 % du PIB de l’Italie), très peuplée (10 millions d’habitants, soit un sixième de la population du pays), où les échanges avec les pays étrangers, dont la Chine, sont intenses. Le commerce et le tourisme y sont florissants, et les industriels exercent alors des pressions sur les politiques pour ne pas fermer les usines.
La population y est par ailleurs vieillissante, vulnérable, et, même après le confinement des malades hospitalisés et la fermeture des églises, la contagion se répand par les visites quotidiennes à domicile ou dans les maisons de retraite des médecins de famille et des curés de campagne. Ces derniers paieront d’ailleurs un lourd tribut, avec respectivement 165 et 120 morts enregistrés en Italie, tandis que 20 000 soignants sont infectés. Le premier médecin décédé, Roberto Stella, exerçait à Varèse, en Lombardie.
Et puis il y a le hasard qui, à Bergame, se confond avec une soirée légendaire. Le 19 février, dans le stade San Siro de Milan, l’Atalanta Bergame a battu par 4 buts à 1 le FC Valence en match aller des huitièmes de finale de la Ligue des champions. Il s’agissait de la première participation du club à la plus prestigieuse compétition européenne de football. L’événement sportif a déclenché une bombe épidémiologique : non seulement 40 000 personnes s’étreignent et s’embrassent dans le stade à chacun des quatre buts de l’Atalanta, mais aucun café de la province de Bergame, jusqu’au village le plus reculé, n’échappe aux réunions, devant les écrans de télévision, d’amis et de voisins qui eux aussi s’étreignent et s’embrassent jusqu’à tard dans la nuit, rejoints en fin de soirée par les supporteurs revenus de Milan.
Le docteur Massimo Galli pense que « la Lombardie n’était pas prête. Elle suivait les recommandations sur un virus venant de Chine. Les médecins n’étaient pas préparés à diagnostiquer un virus présent depuis des semaines dans nos villes et nos campagnes. Lorsque le premier diagnostic a été établi, les contaminés se comptaient en fait déjà par milliers. Il a donc été impossible de suivre l’épidémie de manière traditionnelle, en isolant les personnes contacts des malades ».
Ce 21 février, l’Italie est plongée dans l’inconnu. La crise est pilotée depuis Rome par le président du Conseil, Giuseppe Conte, mais dans ce pays, les systèmes de santé sont du ressort des régions. Or les deux zones contaminées, la Lombardie et la Vénétie, sont dirigées par des membres de la Ligue de Matteo Salvini (extrême droite), en conflit ouvert avec le gouvernement. Les prises de décision se révèlent donc particulièrement délicates. « L’épidémie fut une surprise, se remémore le maire de Codogno, Francesco Passerini (Ligue), car les politiques et les médias parlaient d’une sorte de “maladie chinoise”. Nous n’avions aucune information, aucun protocole. »
Le lendemain, un premier décret gouvernemental – suivront des dizaines d’autres – établit deux « zones rouges » : l’une recouvre la commune isolée de Vo’Euganeo, en Vénétie ; l’autre, beaucoup plus vaste, englobe dix communes aux alentours de Codogno. A l’intérieur de ces deux zones, les habitants sont soumis à un confinement absolu. Il est interdit de sortir, les écoles sont fermées, ainsi que les industries et les commerces non essentiels. Mais l’isolement des dix communes de la province de Lodi se révèle presque impossible à mettre en œuvre. Les 500 carabiniers chargés de bloquer les entrées et sorties arrivent en ordre dispersé, et des milliers d’habitants quittent la zone pour rejoindre leurs résidences secondaires ou de la famille.
Au cours de ces heures cruciales, un autre drame se noue à Alzano, dans la province de Bergame. L’hôpital de la ville, qui ne possède pas de service des maladies infectieuses, est assailli depuis plusieurs jours par des personnes présentant des symptômes compatibles avec le Covid-19. Le lendemain de l’annonce du cas de Codogno, on procède aux premiers tests. Deux patients positifs sont identifiés le 23 février. A la mi-journée, les urgences d’Alzano sont fermées et les personnels ne sont pas relevés de leur tour de garde. Pourtant, en fin de journée, la direction de l’agence sociosanitaire de la province de Bergame décide la réouverture de l’hôpital, après désinfection. Effarés, les soignants demandent au moins à être testés. En vain.
Il apparaît aujourd’hui évident qu’il existait, dès ce jour-là, un foyer infectieux dans les communes voisines d’Alzano et Nembro, à l’est de Bergame. L’hôpital d’Alzano a-t-il lui-même été un lieu d’où l’épidémie s’est propagée ? Les études épidémiologiques ne permettent pas de l’affirmer. Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’une « zone rouge » aurait dû être mise en place dans la province de Bergame, qui va devenir la plus durement touchée d’Italie.
A Bergame, l’heure est encore à l’insouciance. « Le soir du 21 février, j’ai reçu un message d’un ami médecin à l’hôpital de Bergame, qui mentionnait un cas suspect, se souvient Alberto Ceseroli, le directeur de L’Eco di Bergamo, le principal quotidien local. Je suis revenu au journal. Nous avons titré sur le cas de Codogno et sous-titré sur la suspicion à Bergame. Le lendemain, on m’a accusé d’être alarmiste. Puis, en trente-six heures, des gens sont arrivés de partout aux urgences… »
L’hôpital Papa Giovanni XXIII de la cité lombarde médiévale va se retrouver au centre de l’attention, puis au cœur du drame. « Les premiers patients étaient tous des personnes âgées avec de la fièvre, de la toux et des problèmes respiratoires, témoigne Roberto Cosentini, le chef des urgences du Papa Giovanni XXIII. Mais, très vite, il y a eu beaucoup de monde, dont des jeunes. » « En quelques jours, renchérit Maria-Beatrice Stasi, la directrice de l’hôpital, ce fut un flot… »
Au palais Frizzoni, le maire de Bergame, Giorgio Gori (Parti démocrate, centre gauche), reconnaît volontiers son erreur d’analyse initiale. « Je n’ai compris que le 1er mars que l’épidémie était vraiment arrivée, lorsqu’un ami, médecin à l’hôpital, m’a envoyé un message disant : “Eh, on a un problème… Un vrai problème”, raconte-t-il. Lodi était déjà déclarée “zone rouge”, mais je partageais l’avis que nous pouvions affronter la maladie sans changer de mode de vie. C’était un sentiment erroné. Je me suis trompé. »
Un clip vidéo de trente-huit secondes, diffusé le 27 février sur les réseaux sociaux par une association de restaurateurs et relayé par le maire de Milan, Giuseppe Sala (Parti démocrate), illustre cet état d’esprit. On y voit une ville survoltée, des sourires en terrasse, des embrassades, et un slogan : « Milano non si ferma » (« Milan ne s’arrête pas »). Et les reports et annulations de grands événements comme le Salon du meuble, date-clé de l’année milanaise, se multiplient. Les décideurs redoutent que la locomotive économique du pays s’arrête, plongeant l’Italie, déjà fragile, en récession. Le maire de Milan n’a fait qu’épouser une opinion dominante dans une Lombardie où l’éthique du travail a quelque chose d’identitaire.
Parmi les groupes d’influence qui font pression sur les politiques pour que la région continue à travailler figure la Confindustria, l’association patronale italienne, qui mène une campagne « #Yeswework » (« Oui nous travaillons ») sur les réseaux sociaux. Les syndicats se sont indignés de cette détermination à garder coûte que coûte les usines ouvertes. Aujourd’hui, Marco Bonometti, le président de Confindustria pour la Lombardie, dément : « C’était la protection des vies humaines ou la survie de l’industrie. Or nous avons décidé que la santé passait avant les intérêts économiques. Nous avons rédigé les protocoles de protection qui ont ensuite été adoptés dans toute l’Italie. Seules les entreprises respectant ces mesures sont restées ouvertes ; les autres ont dû fermer. » C’est exact, mais cette décision, comme tant d’autres, fut tardive.
Les premiers jours de la crise sont ainsi marqués par une cacophonie qui empêche la prise de conscience de l’étendue de la catastrophe. Le gouverneur de Lombardie, Attilio Fontana (Ligue), fidèle entre les fidèles de Matteo Salvini, dont il épouse le point de vue même quand celui-ci change radicalement en vingt-quatre heures, semble naviguer à vue. Le 21 février, le chef de la Ligue réclame du gouvernement qu’il « ferme tout », puis assure le 27 février que « le pays s’écroule » et qu’il faut de toute urgence « retourner à la normalité ». Ce qui ne l’empêche pas, dix jours plus tard, d’estimer que le confinement de l’Italie ne suffit pas et d’exiger que « toute l’Europe devienne “zone rouge” ».
Les soutiens du parti d’extrême droite diffusent par ailleurs de nombreuses fausses nouvelles, influencées par des idées proches de la « théorie du complot ». Sans ligne claire, le gouverneur Fontana se permettra même de donner un avis scientifique en déclarant que « ce n’est pas pire que la grippe. Il n’y a aucun danger ».
Le maire milanais, Giuseppe Sala, reconnaît aujourd’hui, à l’instar de Giorgio Gori à Bergame, qu’« il y a eu un malentendu sur la situation sanitaire ». « Avec les informations dont nous disposions, nous avons d’abord tenté de rester ouverts, admet-il, avant d’aller vers le confinement. »
Mais avant le confinement, il y a le chaos. Le 7 mars apparaît sur des sites d’information le fac-similé d’un projet de décret de confinement total de la Lombardie et de onze autres provinces du nord du pays. Les mouvements de foule commencent.
Dans les gares de Milan, des milliers de personnes essaient de monter dans les derniers trains pour ne pas être prises au piège. D’autres prennent leur voiture et partent en direction du sud… En quelques heures, des dizaines de milliers de personnes quittent la région en catastrophe. Le gouvernement généralise finalement le confinement le 9 mars. Les populations méridionales s’y soumettront sans discuter, conscientes de la gravité de la menace : si le puissant système de santé lombard n’est pas parvenu à contenir la maladie, que peuvent-elles espérer des hôpitaux de Calabre ou des Pouilles ?
A Milan, seuls les coursiers à vélo livrant les bourgeois de la capitale régionale sillonnent encore des avenues désertées. Bergame devient une ville morte, où le silence n’est brisé que par les sirènes des ambulances et les cloches des églises.
Au-delà des tensions politiques et de la défense des intérêts économiques, c’est bien à une plongée du système sanitaire vers l’abîme à laquelle les Italiens assistent, stupéfaits, en Lombardie. Des hôpitaux aussi prestigieux que le Papa Giovanni XXIII de Bergame ou celui de Brescia, considérés comme les meilleurs d’Italie, sont submergés. En quelques jours, l’ensemble du système hospitalier lombard cède. « Ne pas tester tous les patients et les asymptomatiques a conduit à un carnage. C’est comme si nous avions fait entrer des renards dans des poulaillers ! », déclare le chef du service des maladies infectieuses, Massimo Galli.
La médecine se présente sous un aspect qu’elle n’arbore qu’aux moments les plus tragiques de l’histoire d’un pays. Ce n’est certes pas la guerre, mais c’est une catastrophe. Dans une lettre collective, treize médecins de l’hôpital Papa Giovanni XXIII décrivent « une épidémie hors de contrôle » où « les personnes les plus âgées ne sont pas réanimées et meurent seules », et où l’hôpital lui-même est « hautement contaminé ». De nombreux soignants, infectés, doivent quitter leur poste. Malgré des renforts accourus de partout, les bras manquent.
A la question de savoir pourquoi la région la plus riche d’Italie a ainsi sombré, les réponses varient mais gardent un point commun : la richesse et la puissance ne remplacent jamais l’expertise de terrain, l’attention individuelle, la médecine classique. « Nous avons couru après le virus avec toujours un temps de retard, pense Giorgio Gori, le maire de Bergame. La grande fragilité de la Lombardie s’est révélée : nous avons trop misé sur l’hôpital, et abandonné la médecine généraliste. Nous savons désormais que le virus aurait dû être combattu sur le terrain, dans les maisons, car quand le patient arrive à l’hôpital, il est souvent déjà trop tard. Et cela a par ailleurs provoqué le fait que les hôpitaux ont été débordés. »
Depuis deux décennies, à coups de décisions stratégiques et de restrictions budgétaires, la Lombardie s’est focalisée sur les structures hospitalières, notamment les cliniques privées. A l’heure du Covid-19, ces cliniques ultra-spécialisées se sont révélées inutiles, n’ayant pas d’unités de soins intensifs. Sous le vernis de l’excellence, personne ne s’est alarmé de la disparition des services de médecine de base. La Lombardie s’est ainsi retrouvée démunie face à un virus inconnu.
Le docteur Luigi Cavanna a incarné, plus que tout autre pendant l’épidémie, ce médecin généraliste qui faisait défaut. Hématologue et oncologue à l’hôpital de Piacenza, dans l’Emilie-Romagne voisine, il a repris sa trousse de médecin de famille pour parcourir inlassablement la région, et mis en place des unités mobiles hors du système hospitalier. « Les hôpitaux de Lombardie sont parmi les meilleurs d’Europe. Or le Covid-19 a montré au grand jour l’affaiblissement du système de santé provoqué par la disparition des médecins de famille au profit des grands hôpitaux, et par une politique de restriction budgétaire, raconte le docteur Cavanna. J’ai vite compris que la stratégie consistant à tout organiser dans les hôpitaux n’était pas la meilleure. Nous avons donc créé des unités mobiles capables de visiter les patients à domicile. Car ce qui fait la différence, c’est de traiter les patients rapidement. » Luigi Cavanna témoigne aujourd’hui de son « profond sentiment de solitude » lors de ses tournées. Il dit avoir eu « la sensation d’affronter une situation qui dépassait l’imagination ».
Même s’il est d’accord avec le fait que « les patients arrivaient à l’hôpital trop tard » et qu’« il faut plus de contrôles à domicile », Roberto Cosentini, le chef des urgences de l’hôpital Papa Giovanni XXIII, relativise toutefois ce constat : « Il est un peu facile de mettre en cause le système de santé… Et si la Lombardie avait été débordée uniquement à cause de l’ampleur de l’épidémie, et sauvée justement grâce à son système de santé ? Nous avons tout de même la chance d’avoir d’excellents médecins, qui ont sauvé beaucoup de vies. » Les hôpitaux de la région ont d’ailleurs, malgré la situation catastrophique, su réagir en portant, en dix jours, leur capacité d’accueil en soins intensifs de 1 000 à 1 700 lits.
En attendant d’analyser pourquoi les digues du système de santé ont sauté, le drame se poursuit. L’Italie est sous le choc en découvrant, le 18 mars, des images d’amateurs où l’on distingue des camions militaires évoluant lentement dans la nuit à travers Bergame déserte. Ils emportent les cercueils des défunts. Dans les rues, le convoi ne croise pas âme qui vive. La ville est barricadée, figée dans une douleur indicible. Ce soir-là, trente véhicules militaires ont été mobilisés pour emmener hors de la région 65 cercueils de victimes du Covid-19 que la commune ne pouvait plus entreposer ni incinérer. L’image restera gravée dans l’imaginaire d’un pays meurtri.
Les morgues et la chapelle du crématorium du cimetière débordant de cadavres, don Mario Carminati, prêtre à la paroisse Santissimo Redentore di Seriate, près de Bergame, a ouvert trois de ses églises pour accueillir les cercueils en attente d’une crémation. « Jamais, même pendant la guerre, les églises n’étaient ainsi devenues des entrepôts de cercueils. Parfois, les familles des défunts n’étaient même pas au courant du décès, alors j’ai décidé de m’occuper de ces morts. »
Avant le début de l’épidémie, L’Eco di Bergamo publiait en moyenne deux pages d’avis de décès par jour. En mars, les notices nécrologiques se sont étalées jusqu’à treize pages, qu’Alberto Ceseroli, le directeur, a choisi d’installer en cahier central, en hommage à ses concitoyens morts et à leurs familles. Aujourd’hui, l’écran-mémorial de L’Eco di Bergamo, installé le 30 avril devant les locaux du journal, affiche les noms de 4 000 personnes décédées depuis le 21 février, qu’elles aient ou non été testées positives au SARS-CoV-2.
Le quotidien a aussi été à l’initiative de ce qui est devenu l’emblème de Bergame : un cœur dessiné par son graphiste, Luca D’Agostino. Distribuée avec le journal, « Une bannière pour Bergame », imprimée sur tissu, flotte désormais aux balcons de la ville et se déroule derrière les vitrines des boutiques en train de rouvrir. « Nous avons choisi de dessiner le cœur et d’écrire le slogan à la main, raconte Luca D’Agostino, en hommage aux enfants qui suspendaient leurs dessins aux balcons. Le premier avait dessiné un arc-en-ciel et écrit : “Tout ira bien”… »
L’enfant avait tort : tout ne s’est pas bien passé. Les bilans de la Protection civile ne donnent qu’une image partielle de la tragédie, puisqu’ils recensent uniquement les personnes mortes à l’hôpital après avoir été testées positives. Selon leurs chiffres, 2 060 victimes du Covid-19 ont par exemple été comptabilisées en mars dans la province de Bergame. Pourtant, selon les données recueillies par l’Institut national de la statistique, la province a dénombré 6 200 morts en mars, contre 1 180 en moyenne durant les cinq années précédentes… Des milliers de malades sont ainsi morts chez eux et dans les maisons de retraite, sans avoir été testés ni pris en charge.
A Casalpusterlengo, où Mattia Maestri, le désormais célèbre « patient un », est devenu père d’une petite Giulia peu après sa sortie du service de réanimation, le maire, Elia Delmiglio (Ligue), raconte avec fatalisme avoir ordonné une extension du cimetière pour laisser place aux urnes funéraires. A Castiglione d’Adda, le bar-pizzeria La Tentazione, où le père de Mattia Maestri jouait aux cartes, contaminant ainsi sans le savoir ses camarades, avant de mourir, a fermé ses portes sans que l’on sache qui, parmi ses vieux habitués, sera encore en vie au moment de la réouverture.
A Codogno, maintenant connue dans toute l’Europe en raison du diagnostic d’Annalisa Malara, les volontaires de la Protection civile commencent à souffler. L’un d’eux se remémore le pic de l’épidémie, évoquant, les larmes aux yeux, « ces deux sœurs de 16 et 13 ans qui ont appelé parce qu’elles avaient faim, leurs parents étant tous deux hospitalisés, et parce qu’elles n’osaient pas contacter les services sociaux de peur d’être séparées ». Il leur a apporté à manger. Le maire, Francesco Passerini, répète que « ce fut incroyable, terrible »…
A l’hôpital Papa Giovanni XXIII de Bergame, la directrice, Maria-Beatrice Stasi, se sent « comme une survivante ». Elle aussi a contracté le Covid-19 et vécu trois semaines de quarantaine. « Nous allons vivre longtemps avec ce virus, pense le chef des urgences, Roberto Cosentini. Nous sommes prêts à affronter une seconde vague : l’hôpital est divisé en deux parties, Covid et non-Covid. Le tri s’effectue dès l’arrivée aux urgences. »
Dans le hall de l’établissement, pour la Journée des infirmières, en mai, ont été déposées, comme l’indique une banderole, « 100 roses pour les anges gardiens du peuple de Bergame ». Sur le bureau de la directrice, un exemplaire de Vanity Fair Italia rappelle la célébrité dont l’hôpital se serait volontiers passé. Pour la première fois dans l’histoire du magazine, ce n’est pas une star qui pose en couverture, mais un médecin. En l’occurrence la pneumologue Caterina Conti, en blouse blanche.
Après avoir reconnu ses erreurs, Giorgio Gori, le maire de Bergame, se veut positif : « Notre ville a été la plus frappée, mais elle a aussi été une ville de solidarité, de beaucoup de choses formidables. Un hôpital de campagne a été créé en dix jours avec l’aide des chasseurs alpins, des artisans, des supporteurs de l’Atalanta. Mille volontaires ont rejoint l’équipe municipale pour aider les vieux et les pauvres… Bergame va s’en sortir. Nous sommes des durs. » Les habitants ont tous des anecdotes sur l’entraide, sur ces chansons qui fusaient, sur le patriotisme et ces drapeaux suspendus aux balcons.
Certains commencent aussi à se poser des questions sur le désastre lombard. Stefano Fusco a créé le groupe Noi denunceremo (« Nous dénoncerons ») sur Facebook, après la mort de son grand-père Antonio. « Il était dans une clinique privée de San Pellegrino. Il a été testé positif le 8 mars et il est mort le 11 mars, à 85 ans. » Stefano Fusco s’interroge : « Pourquoi fut-ce si grave en Lombardie ? Je peux accepter les excuses de Gori, mais pas le fait qu’ils aient tous sous-estimé le problème à ce point-là. Je ne crois pas que ça n’a été qu’une fatalité. Nous ne demandons aucune compensation, juste la vérité. Si un juge estime que quelqu’un, dans les hautes sphères politiques, est coupable, alors il doit rendre des comptes. »
Les procureurs milanais ont commencé à examiner certains décrets des autorités régionales, notamment celui qui porte sur le retour, après l’hôpital, des patients âgés convalescents mais encore contagieux dans les maisons de retraite. Ils enquêtent également sur ce qu’il s’est passé dans des dizaines de ces établissements. Une commission gouvernementale s’est aussi rendue à Pio Albergo Trivulzio, la plus grande maison de retraite de Milan, où plus de 100 personnes sont mortes. Face au nombre de morts dans ces institutions, l’OMS a dénoncé « un massacre ».
Symbole de pouvoir et de puissance économique, la Lombardie se retrouve à un tournant de son histoire. La joie du déconfinement dans les cafés de Milan ne masque pas la profondeur du traumatisme. Giuseppe Sala, le maire, évoque « un saut dans le vide ». « Nous devons reconstruire le Milan international », dit l’édile, qui avait apporté une contribution majeure à cette vision en tant que coordinateur de l’Exposition universelle de 2015.
Dans la capitale italienne de la mode, la ville de Giorgio Armani et d’autres figures de la haute couture, c’est désormais Chiara Ferragni la star. A chaque époque sa tête d’affiche, et Chiara Ferragni appartient au XXIe siècle, l’ère des réseaux sociaux. Avec ses 20 millions d’abonnés sur Instagram, l’auteure du blog « The Blonde Salad » a été classée « influenceuse de mode n° 1 » dans le monde par le magazine Forbes. Cette icône milanaise, créatrice de mode et propriétaire de boutiques partout dans le monde, qui compte deux poupées Barbie à son effigie, a levé avec son mari, le chanteur de rap Fedez, 4,5 millions d’euros pour venir en aide à un hôpital de sa ville.
« Je voulais donner de l’argent pour les hôpitaux et partager cette expérience afin d’attirer plus de dons. Nous connaissions des gens à l’hôpital San Rafaele, qui ouvrait une unité dédiée au Covid-19. J’ai fait une vidéo avec mon mari. Nous utilisons notre influence. Nous avons donné 100 000 euros et, en quelques semaines, 4,5 millions d’euros sont arrivés sur le compte. C’est le pouvoir du partage », raconte la jeune femme. A présent, elle « attend de voir à quoi va ressembler la nouvelle normalité. C’est l’inconnu… Dans le monde de la mode, il y aura peut-être moins de gâchis ».
Autre star de Milan, le chef cuisinier Carlo Cracco, qui a reçu jusqu’à trois étoiles Michelin et connu la célébrité grâce à l’émission télévisée « MasterChef Italia », est attablé dans le dernier-né de ses trois restaurants, le Cracco, dans la Galleria Vittorio Emanuele II, entre la Scala et le Dôme. C’est là, à deux pas, sur le parvis de la cathédrale, que le chanteur Andrea Bocelli a offert en avril, seul sur une place déserte, une interprétation d’Amazing Grace si poignante que son souvenir donne encore des frissons aux Milanais.
Carlo Cracco s’est lui aussi mobilisé pendant l’épidémie. Il n’a fermé sa cuisine que deux jours, avant de se mettre au service de ses concitoyens, fournissant jusqu’à 450 repas quotidiens aux ouvriers construisant un hôpital de campagne. Le fait d’avoir été utile ne guérit pas toutes les blessures. Carlo Cracco a perdu deux amis, « aucun du Covid-19, mais les deux à cause de cette épidémie : l’un d’une crise cardiaque parce qu’il ne s’est pas rué à l’hôpital dès les premiers symptômes, l’autre d’un suicide parce qu’il est devenu fou pendant le confinement. Ce n’est pas une guerre, il n’y a pas de destruction, mais il y a quand même eu beaucoup de souffrances »…
Le célèbre chef italien pense aujourd’hui à l’avenir. « Je venais d’acheter une ferme pour cultiver des fruits, produire de l’huile d’olive et du vin. Ce projet a pris énormément d’importance pendant cette crise, raconte Carlo Cracco. Il faut arrêter les exagérations qui ont pu exister dans le passé. Il faut changer de mentalité. Je ne ferai plus jamais venir un poisson de Polynésie. Je veux donner le meilleur de moi-même sans impacter négativement les autres. Je vois l’avenir différemment… »
L’architecte Stefano Boeri, coconcepteur de l’Exposition universelle, est aussi de ceux que l’épidémie a ébranlés dans leur façon de voir le monde : « Cette crise change ma vision d’urbaniste. On doit repenser la ville, notamment d’un point de vue environnemental. Cela va demander un vrai courage politique. » Penser le monde d’après n’est pas évident ; tous les pays le constatent à longueur de tribunes, idéalistes ou sinistres, dans les journaux. A Milan, deux penseurs aux antipodes dans le monde politique partagent, pour des raisons différentes, le même pessimisme.
Vittorio Feltri, le directeur du journal Libero, incarne la pensée de l’extrême droite lombarde et italienne. Il est provocateur, anti-progressiste, anti-européen. « L’Italie a sombré dans le chaos. La Lombardie possède la plus importante industrie textile d’Europe et n’a même pas été capable de produire suffisamment de masques, raconte-t-il, un sourire en coin. La mondialisation a été momentanément stoppée, mais il n’y a pas pour autant de vision politique. La vie politique va rester la même, peut-être en pire. En Italie, de toute façon, c’est toujours pire. »
L’écrivain milanais de gauche Giuseppe Genna, qui se revendique de l’héritage artistique d’un Pier Paolo Pasolini et se sent proche d’un Michel Houellebecq ou d’un Don DeLillo, et par ailleurs conseiller du maire Giuseppe Sala, a une vision encore plus sombre de l’avenir. « Je n’ai aucune confiance en ce pays, dit-il. Ce n’est pas un hasard si l’Italie a été l’un des pays les plus touchés au monde : nos politiques ont démontré leur totale incompétence. L’Italie vit une apocalypse qui a débuté il y a très longtemps. La décadence est permanente et infinie. L’image de l’Italie désormais, c’est ce pape priant devant une place Saint-Pierre entièrement vide. C’est un pays qui avance dans le vide. »
Giuseppe Genna va bientôt publier son Journal du temps du confinement. Pendant l’épidémie, il a perdu son meilleur ami, le poète italien Mario Benedetti, mort du Covid-19. « Il vivait dans un hospice, à cause d’un accident vasculaire cérébral survenu il y a deux ans, où il y a eu 22 morts durant l’épidémie. C’est typique de cette région, la pire d’Italie, dévouée uniquement au culte du marché et du profit. Un endroit post-humain, sans pitié. »
A Bergame, Bruno Bozzetto, célèbre dessinateur et réalisateur de dessins animés, explique, assis dans un splendide jardin verdoyant où bêle un mouton, pourquoi « les épidémies sont notre avenir » :« L’espèce humaine est un cancer pour la planète. L’homme est fou. En détruisant les forêts, les mers, les animaux, on détruit l’humanité. Les gens veulent revenir à ce qu’ils appellent la “normalité”, mais c’est précisément elle qui a conduit à ce désastre. Moi, je ne crois pas que les gens vont changer. Combien de guerres nos pays ont-ils connues ? Les gens ont-ils changé pour autant ? »
Le virologue Massimo Galli, qui se prépare à partir à la retraite après quarante-quatre années de recherches sur les maladies infectieuses, n’a certes pas la vision apocalyptique d’un Genna ou d’un Bozzetto, mais il est inquiet. « Nous ne sommes absolument pas prêts à affronter ce qu’on appelle dans notre jargon la « maladie X », une épidémie létale à l’échelle planétaire. Je suis convaincu que le plus grand risque pour l’humanité serait une version particulièrement grave de la grippe. Elle arrivera un jour sous une forme très agressive. Ce sera un défi gigantesque. » Massimo Galli sourit. « Je ne sais pas si un tel virus tuera la majorité de l’espèce humaine, mais la question de sa survie sera posée. »