1 Mai 2020
Par François Béguin, Audrey Tonnelier, Béatrice Gurrey et Cécile Prudhomme Publié aujourd’hui à 12h11
Médecins, infirmiers, sages-femmes, chirurgiens-dentistes, pharmaciens, kinésithérapeutes, podologues, toutes ces professions s’indignent en constatant que la grande et moyenne distribution a pu se procurer plusieurs centaines de millions de masques chirurgicaux, qui seront déversés sur le marché à partir du lundi 4 mai, alors qu’eux-mêmes en ont si cruellement manqué et subissent toujours rationnement et pénurie.
Jeudi 30 avril au soir, l’ensemble des ordres nationaux de ces professions a publié un communiqué commun d’une rare véhémence, sous le titre « Les masques tombent ». « Aujourd’hui, la consternation s’allie au dégoût. Toute guerre a ses profiteurs » écrivent ces professionnels de santé, en demandant où étaient ces masques quand tous, « en prise directe avec la maladie, tremblaient et tombaient chaque matin ». Les annonces de la grande distribution qui se sont succédé mercredi et jeudi (Carrefour, Leclerc, Intermarché, Système U, Lidl…) pour indiquer le nombre de millions de masques bientôt mis en vente, sont qualifiées de « surenchère de l’indécence ».
Carrefour en annonce 225 millions, en plus des 70 millions réservés pour les salariés du groupe, mais la direction de l’entreprise précise qu’« il n’y a pas de stockage, les masques arrivent au fur et à mesure. Dès le 4 mai, on pourra en vendre 10 millions, à prix coûtant, pas en rayon, mais en caisse ». De tels chiffres ne supposent-ils pas un certain stockage puisque ces masques sont reconditionnés par lots de 5 ou de 10, chaque client n’ayant droit qu’à deux lots ? Chez Leclerc, ce sont 170 millions de masques qui ont été « sécurisés » dans un premier temps mais bien davantage à terme. Là aussi, un rempaquetage a eu lieu pour les vendre dès lundi par paquets de dix. Il est à noter que ce sont les PDG des groupes qui se sont déplacés dans les médias pour annoncer les quantités à vendre, les prix, le conditionnement, faisant clairement de ces masques si désirés un produit d’appel grand public pour leurs super ou hypermarchés.
Les professionnels de santé prennent soin de préciser, même si cela tombe sous le sens, qu’ils ne visent pas la vente de masques lavables en tissu ou de masques « grand public » justement, offrant une protection moindre et destinés à « compléter utilement l’arsenal de défense contre le virus ». Mais bien celle de masques chirurgicaux, dits FFP1, voire FFP2, les plus protecteurs, jusqu’ici réquisitionnés par l’Etat. Le groupe Agromousquetaires (celui d’Intermarché, Netto, Bricorama et d’autres enseignes) a annoncé pour sa part qu’il produirait lui-même 130 millions de masques FFP1 et FFP2 d’ici à décembre dans une usine à Ploërmel (Morbihan), après avoir acheté les deux machines ad hoc.
« Que ces stocks de masques aient été constitués depuis plusieurs semaines ou quelques jours, ils sont la manifestation qu’on ne cherche pas ou plus à équiper prioritairement les professionnels de santé, s’insurge l’ordre des infirmiers, par la voix de son président, Patrick Chamboredon. C’est intolérable et révoltant, alors que les équipements de protection nous font encore défaut ». Le même sentiment domine chez les médecins. « Nous sommes très en colère d’apprendre que des dizaines de millions de masques vont être vendus alors qu’on a dû gérer une pénurie profonde », réagit Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil national de l’Ordre. La distribution de masques reste très parcimonieuse – 12 chirurgicaux et 6 FFP2 par semaine pour les médecins. « La réquisition par l’Etat de ces stocks me semble la suite logique », ajoute-t-il.
C’est cette réquisition qu’a demandée « instamment », jeudi soir, le président de la Fédération des syndicats pharmaceutiques de France (FSPF), Philippe Besset, au ministre de la santé, Olivier Véran, dans une lettre ouverte. Après réquisition, ces masques doivent « être remis prioritairement aux populations en ayant le plus besoin », insiste le pharmacien : non seulement aux personnels de santé, mais aux Français les plus fragiles, comme les personnes âgées ou les dix millions de malades en affection longue durée (ALD). « Les grandes enseignes déstockent des masques à prix coûtant en envoyant des cartes de fidélité à leurs clients, comme on aurait une promo sur l’essence ou le Nutella. Mais comment les autorités peuvent-elles tenir un discours aussi contradictoire ? », s’insurge Gilles Bonnefond, président de l’Union de syndicats de pharmaciens d’officine (USPO).
Pour éviter tout dérapage, le gouvernement n’a d’ailleurs pas tardé à « réglementer le prix des masques à usage unique de type chirurgical », comme ce fut le cas pour les gels hydro-alcooliques, en annonçant, vendredi 1er mai, que « le prix maximum de vente aux consommateurs des masques à usage unique (de type chirurgical) est fixé à 95 centimes d’euros toutes taxes comprises, l’unité (soit 47,50 euros la boîte de 50 masques) ».
De fait, les pharmaciens, qui se sont pliés aux injonctions du ministère de la santé en distribuant les masques au compte-gouttes, par lots strictement contingentés selon les professions, se sentent floués. Durant des mois, ils ont géré les masques d’Etat, gratuits et réquisitionnés, fait face aux supplications de leur patientèle pour obtenir un seul de ces précieux masques pour aller passer une IRM, sans pouvoir y répondre favorablement, et constatent aujourd’hui le tsunami commercial qui s’apprête à déferler. « Des millions de masques dorment dans des entrepôts et nous, nous n’en avons pas ? » s’étrangle une pharmacienne de la banlieue parisienne. « J’ai perdu confiance et je suis à deux doigts de vendre l’officine », dit-elle.
Carine Wolf-Thal, la présidente de l’Ordre des pharmaciens, qui s’était réjouie le 26 avril de la possibilité de vendre enfin des masques au grand public, dit éprouver « colère, frustration, indignation et sentiment de trahison ». Comment avoir expliqué des semaines durant qu’il fallait être solidaire des personnels de santé et se retrouver si démuni ? Lucien Bennatan, président de Pharmacie référence groupe (PHR), a sa propre explication. Lorsque le gouvernement a annoncé, par le décret du 23 mars, la réquisition des masques FFP2 et des masques de protection respiratoire présents sur le territoire national, sous la responsabilité du ministère de la santé, rien n’empêchait les officines de se procurer des masques à l’étranger, soutient-il.
Mais les pharmaciens, regrette M. Benattan, se sont pliés au discours politique dominant, tandis que les grandes surfaces constituaient, elles, des stocks et annonçaient, jeudi 30 avril, un accord pour leur commercialisation avec le ministère de l’économie, sous la responsabilité de la secrétaire d’Etat Agnès Pannier-Runacher. « Il n’était pas tenable longtemps d’expliquer aux gens que les masques ne protégeaient pas d’un virus propagé par voie aérienne. Les pharmaciens auraient dû réagir en professionnels de santé en cherchant à en acquérir dès que possible », dit-il. Au cabinet de la secrétaire d’Etat, on souligne que depuis le décret du 23 mars, les acteurs privés – collectivités locales, grandes entreprises et donc grande distribution – ont la possibilité d’importer des masques, notamment de type FFP2. Mais ils sont tenus de déclarer toute importation supérieure à 5 millions de masques sur un trimestre, l’Etat se gardant le droit de réquisitionner tout ou partie de la marchandise en cas de nécessité pour le système de santé (il doit alors le faire dans un délai de 72 heures après la demande).
« Il y a une grande confusion entre les commandes de masques et ce qui est stocké en France. Chaque semaine des masques arrivent effectivement nombreux, mais les millions de masques qu’annonce la grande distribution, ce sont des commandes organisées qui vont arriver progressivement » a précisé Agnès Pannier-Runacher, vendredi 1er mai sur RTL.
« Il y a peut-être eu un vide juridique : parce que les pharmaciens ne savaient pas s’ils seraient autorisés à vendre des masques, ils n’ont pas pris les devants pour en commander. C’est la limite d’une profession hyperréglementée… », glisse une source proche du dossier. Mais aucune réponse n’était encore parvenue au Monde, vendredi matin, à la question posée la veille au ministère de la santé sur l’exaspération des soignants et des pharmaciens.
François Béguin, Audrey Tonnelier, Béatrice Gurrey et Cécile Prudhomme