Tout autour de Paris, un mot résonne comme une ritournelle avant les élections municipales. Un mot aux saveurs de campagne, un mot aux airs d’autrefois, un mot en guise de cri de résistance et de profession de foi : le village. « Romainville doit préserver son esprit village », clame Philippe Guglielmi, candidat à la magistrature dans cette ville de Seine-Saint-Denis dont il fut longtemps membre de la majorité municipale. Soutenu par le Parti socialiste et La République en marche, il veut désormais « marquer une pause dans les constructions » et « revoir tous les projets ».
Quelques kilomètres plus au sud, à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne), le conseiller régional (ex-LR) Laurent Jeanne, porté par une large union de la droite et du centre, va tenter d’enlever la ville à un Parti communiste divisé en se battant pour sauver les quartiers de pavillons. Et stopper le programme de densification du centre à coups d’immeubles de sept étages au profit d’un « urbanisme apaisé » et « à visage humain » : « des petites résidences bien intégrées » autour d’un marché à l’ancienne, alors que les projets du maire sortant ajouteraient 10 000 résidents à cette ville de 80 000 habitants.
Encore plus au sud du département, à la limite des Hauts-de-Seine, la maire (PCF) de Gentilly, Patricia Tordjman, se représente après un mandat bousculé par les questions d’urbanisme et avec l’espoir que sa commune « reste un petit village aux portes de Paris », alors qu’elle court le risque « d’être happée sans y prendre garde » dans le rouleau compresseur de l’agglomération.
Paradoxe
Romainville, Champigny-sur-Marne, Gentilly : trois villes aux avant-postes de la construction du Grand Paris, trois communes qui seront parmi les toutes premières à bénéficier des nouveaux métros et des prolongements de lignes autour desquels se muscle la métropole, à grand renfort de grues, d’échafaudages et de bétonneuses. Trois municipalités où, comme ailleurs en petite couronne, le Grand Paris est largement absent de la campagne des élections des 15 et 22 mars, sauf pour dénoncer une densification vécue comme une agression et les travers de la métropolisation.
C’est tout le paradoxe de ces municipales. La seule ville où l’on parle du Grand Paris, c’est Paris, qui n’est de fait touchée que de loin par cette révolution. Loin d’embrasser les enjeux de la métropole, les communes de la périphérie parisienne semblent, elles, tourner le dos au grand projet consistant à effacer le boulevard périphérique pour construire ce « Paris en grand » cher à l’architecte Roland Castro.
« La métropolisation ne s’est pas réalisée : la campagne des municipales dans le Grand Paris, c’est la litanie des ligues de défense paroissiale contre la vision de l’intercommunalité », se désole un responsable de la métropole.
Ce repli est d’autant plus sensible que l’élection intervient à un moment-clé pour la construction du Grand Paris. Politiquement d’abord : la présidente de la région Ile-de-France, Valérie Pécresse (ex-LR), et ses homologues des conseils départementaux de tout bord appellent à dissoudre la Métropole du Grand Paris, cette intercommunalité hors norme de 131 communes et 7,5 millions d’habitants, alors que le chef de l’Etat, Emmanuel Macron, semble décidé à relancer d’ici à l’été sa promesse de « simplifier drastiquement » la gouvernance de l’agglomération.
En matière d’infrastructures, ensuite. En 2020, le chantier du supermétro de l’agglomération est « à mi-parcours », souligne Thierry Dallard, le président de la Société du Grand Paris (SGP), chargée de réaliser ce réseau de 200 kilomètres de lignes et de 68 gares. Cette dernière a été créée en 2010 ; en 2030, la majeure partie des lignes aura normalement été mise en service.
Conséquence : quelque 150 chantiers compliquent aujourd’hui la circulation et troublent la vie des riverains. Sans compter les expropriations douloureuses et les commerces en perte de chiffre d’affaires… Un vrai handicap, pour des maires sortants qui se démènent en général pour que l’essentiel des aménagements lourds sur leur commune soient terminés quelques semaines avant les élections.
Mais, au-delà des chantiers du métro, le vrai ennemi porte un nom : la densification. Paris étouffe avec 21 000 habitants au kilomètre carré, 25 000 même sans compter les bois de Boulogne et de Vincennes. Dès le périphérique franchi, cette densité tombe à 7 000 habitants au kilomètre carré, en moyenne, dans la petite couronne.
C’est tout l’enjeu du Grand Paris : utiliser l’armature des nouveaux métros pour densifier la proche banlieue et multiplier les centralités, de manière à soulager Paris et à enrayer l’étalement urbain en grande couronne. En corrigeant, au passage, les inégalités entre l’ouest de la métropole, où se concentrent villes aisées et emplois, et un large croissant est, plus résidentiel et traversé par les difficultés sociales.
La construction de milliers de logements est vue comme la clé pour ne pas reléguer toujours plus loin en périphérie les jeunes, les catégories populaires, les ménages fragiles
Alors que la rareté de l’immobilier et l’arrivée prochaine du métro font flamber les prix dans de nombreuses communes à des niveaux proches de l’inflation parisienne, la construction de milliers de logements est vue comme la clé pour ne pas reléguer toujours plus loin en périphérie les jeunes, les catégories populaires, les ménages fragiles.
« Le métro à lui seul désenclavera mais n’aménagera pas. Si le Grand Paris Express crée de l’éviction parce qu’il enchérit les territoires, on aura tout raté. Si l’on ne réalise pas cette densification de la périphérie, on perpétue les inégalités qui minent la métropole », avertit le directeur général de l’établissement public Grand Paris Aménagement, Thierry Lajoie.
Cette métamorphose ne va pas sans mal, alors que les maisons individuelles forment encore 11 % du parc résidentiel de la métropole. Les vieux quartiers faubouriens et les rues pavillonnaires cèdent le pas à de hauts immeubles, des friches de verdure disparaissent sous le béton…
« Les habitants ont le sentiment que leur environnement est agressé par la surdensification, qui crée des problèmes de partage de l’espace public, de manque d’équipements et d’écoles », pointe Vincent Pruvost, qui se présente à Romainville à la tête d’une liste réunissant le Parti communiste français (PCF), La France insoumise (LFI), le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) et des écologistes, pour « refuser la métropolisation » et « protéger le tissu pavillonnaire ».
Dans cette ville de près de 30 000 habitants, qui s’apprête à en accueillir 6 000 de plus sous la prochaine mandature, la maire sortante, Corinne Valls (divers gauche, DVG), quitte la vie politique après trois mandats marqués par un rythme de construction trois fois supérieur à celui des villes voisines et des opérations d’une grande densité.
Un bilan de maire bâtisseur que plus personne ne revendique. « Nous ne toucherons plus aux zones pavillonnaires, nous limiterons la hauteur des immeubles à trois étages, avec des meulières et des briques, et je veux créer une forêt urbaine », liste ainsi son ancien premier adjoint, le candidat Philippe Guglielmi.
Course à l’échalote immobilière
A Gentilly, petite ville de 20 000 habitants mêlant rues pavillonnaires et 53 % de logements sociaux, les prix de l’immobilier se sont envolés de plus de 22 % en cinq ans. « Il y a un risque d’éviction des habitants par les nouveaux arrivants : nous sommes très attractifs pour les Parisiens », s’inquiète la maire, qui revendique de « résister à la vision métropolitaine » après avoir dû abandonner son projet d’urbaniser un « îlot vert » de 5 000 mètres carrés face à la levée de boucliers des associations.
Même le président de la Métropole du Grand Paris, Patrick Ollier (LR), candidat à sa réélection à Rueil-Malmaison (Hauts-de-Seine), dénonce dans ses tracts les effets d’une densification rendue « obligatoire » par « l’Etat ». « Je construis dans ma commune un écoquartier de 2 000 logements, mais la métropolisation ne doit pas remettre en cause l’équilibre entre une densité acceptable et les espaces verts, défend M. Ollier. Or, la loi ALUR en 2014 a laissé le champ libre aux promoteurs, qui créent une densification anarchique, insupportable parce qu’elle n’est pas consentie. »
Les promoteurs : à l’approche du scrutin, voilà le coupable idéal. « Ils se conduisent comme des voyous, ils envoient des chasseurs de primes dans les quartiers pavillonnaires et proposent aux gens de leur acheter leur maison bien plus cher que sa valeur, puis divisent et densifient les parcelles, les maires ne peuvent pas s’y opposer », assure le président de la métropole. « Les promoteurs se déchaînent dans la ville, les propriétaires de pavillons sont contactés dix fois par jour », renchérit Mme Tordjman à Gentilly.
Mais si la ville dense est rejetée, c’est aussi que les opérations urbaines programmées et encadrées par les communes peinent à entraîner l’adhésion. Quand élus et urbanistes assurent à l’envi « construire la ville de demain », le sentiment qui domine chez les électeurs est celle d’une formidable course à l’échalote immobilière. Une impression non dénuée de fondement.
Un compromis risqué
« Les quartiers de gares du nouveau métro représentent une fois et demie la surface de Paris intra-muros », aime à rappeler Thierry Dallard. Après avoir analysé, en 2019, pas moins de 186 projets urbains engagés dans les 35 premiers quartiers du Grand Paris Express – ceux entourant les gares à livrer d’ici à 2025 –, l’Atelier parisien d’urbanisme (APUR) note que ces aménagements s’apparentent, plus qu’à des quartiers de villes, à une addition d’opérations immobilières entraînant une densification encore plus forte que prévue.
« Les projets urbains prévoyant la création de nouveaux espaces verts sont rares », observe l’étude. Les espaces publics « n’apparaissent pas souvent traités à la hauteur des enjeux énoncés » et les aménagements cyclables sont loin de faire la part belle au vélo.
En clair, on impose aux habitants la densité sans leur offrir la ville. « La densité peut être mortifère si l’on se contente de remplacer partout les pavillons engazonnés par des immeubles de trois étages avec combles, pointe M. Lajoie de Grand Paris Aménagement. Comment est-ce que ça pourrait donner envie ? La petite couronne a besoin de variété, ces communes peuvent ressembler au 12e ou au 20e arrondissement, avec des typologies, des densités, des communs, des manières d’habiter différentes, quartier par quartier, en acceptant une intensification urbaine autour des gares. »
Alors que l’Etat fixe à 39 000 logements par an le rythme de construction souhaitable dans les 131 communes de la Métropole du Grand Paris, le prochain plan métropolitain de l’habitat et de l’hébergement « liste commune par commune l’augmentation raisonnable que les maires acceptent dans les quinze ans à venir », souligne Patrick Ollier. Une manière d’afficher l’aménagement à l’échelle métropolitaine, tout en se gardant bien d’imposer aux maires une vision urbaine ou une transformation significative, selon le mode opératoire consensuel de la métropole.
Le compromis est risqué, alors que la construction du Grand Paris montre déjà des signes d’aggravation des déséquilibres entre l’est et l’ouest, qu’elle est pourtant censée corriger. Autour des futures gares du supermétro, les nouveaux quartiers situés à l’ouest se développent beaucoup plus vite que ceux du nord et de l’est, dont certains semblent même en panne.
« La qualité urbaine des aménagements qui seront réalisés sera un puissant moyen de renforcer leur visibilité et de les aider à participer pleinement au rayonnement métropolitain », insiste l’APUR. A condition que, au sein des municipalités comme du conseil métropolitain, l’idée d’un Paris élargi finisse par faire son chemin.
7,2 millions
C’est le nombre d’habitants de la Métropole du Grand Paris, répartis sur 131 communes de petite couronne couvrant un total de 814 km2. Soit une densité moyenne de 8 500 habitants au kilomètre carré, qui varie de 21 000 à Paris à moins de 2 000 pour les communes de périphérie.
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C’est le nombre d’élus municipaux qui siègent au conseil de la Métropole du Grand Paris. La plupart des communes y comptent un seul représentant, généralement le maire, les plus peuplées en ont deux ou trois. Paris y détient 60 sièges.
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C’est le nombre de compétences exercées par la Métropole du Grand Paris : aménagement de l’espace métropolitain ; développement et aménagement économique, social et culturel ; politique locale de l’habitat ; protection et mise en valeur de l’environnement et politique du cadre de vie ; gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations.