11 Juillet 2020
Professeur à l’École d’urbanisme de Paris.
La métropolisation fait l’objet de nombreuses critiques : elle serait le cheval de Troie d’un capitalisme dé-régulateur mondialisé. Cette approche critique fait malheureusement barrage à une réflexion plus profonde sur les potentiels transformateurs que font grandir les contradictions de l’urbanisation dominante. La métropolisation porte pourtant en elle quelque chose de révolutionnaire : elle peut produire de nouveaux horizons d’émancipation, et devrait permettre la refondation d’une citoyenneté active comme du rôle des élus. Plutôt que de penser contre les métropoles, Martin Vanier invite les gauches à penser la métropolisation dans sa complexité et dans ce qu’elle offre comme terreau pour reprendre l’invention démocratique.
Ce qui tient actuellement lieu de pensée critique de la métropolisation se fonde sur trois convictions majeures. Première conviction : les mutations sociotechniques, socio-économiques et socio-environnementales du monde contemporain sont toutes entières régies par une nouvelle étape historique du capitalisme, celle néolibérale ou ultralibérale d’extension maximale de la sphère marchande comme quête effrénée du profit privé. Deuxième conviction : le triomphe des marchés sur les régulations étatiques produit la globalisation, qui est l’ennemi des peuples et de toute forme de « local » qu’il leur revient de lui opposer. Troisième conviction : la métropolisation est le processus urbain qui traduit sur le terrain tout ce qui précède, et représente de ce fait le front concret de la lutte contre le capitalisme globalisé. Ce que le Parti de Gauche a traduit il y a quelques années par une campagne d’affichage contre la « Métropoly », à propos des réformes institutionnelles pro-métropolitaines estimées au service des monopoles.
Cette « pensée critique » de la métropolisation est à la lecture dialectique du monde réel, ce que le Luddisme fut jadis au matérialisme historique, ou encore, plus tard et dans un tout autre contexte, ce que le Vichysme et sa révolution nationale agrarienne furent à l’analyse de l’effondrement national. Résultat : la « pensée critique » résumée dans le paragraphe précédent convient aussi bien au Front national qu’à la France insoumise, à l’écologie de la décroissance qu’aux souverainistes de gauche comme de droite, à un certain nombre d’opportunistes de la ruralité érigée en identité – présents dans tous les partis politiques – autant qu’à une frange des militants de l’égalité des droits dans les banlieues. Moyennant les colorations respectives qui sont les leurs, tous ces mouvements – par ailleurs en opposition plus ou moins fondamentale – partagent un même ressentiment – jusqu’à la haine parfois – contre la métropolisation et les métropoles qui l’incarnent en France c’est-à-dire, hors de Paris et l’Île-de-France, ni plus ni moins que d’aimables agglomérations moyennes à l’échelle de l’Europe, sans parler de celle du monde.
Ce conglomérat idéologique catastrophique s’exprime par exemple depuis quelques années dans les ouvrages soigneusement médiatisés du géographe Christophe Guilluy, dénonciateur de la France des métropoles et de leur cosmopolitisme bourgeois, et partisan du capital d’autochtonie et du droit au marronage (en référence au retrait territorial des esclaves « marrons » fuyant leurs maîtres) comme réponses du peuple des périphéries à l’égoïsme des élites.
La gauche a loupé la construction d’une véritable pensée critique de la métropolisation qui aurait permis de mettre en avant, comme y invite la dialectique marxiste, les potentiels transformateurs que font grandir les contradictions de l’urbanisation dominante, les nouveaux horizons d’émancipation sociale ouverts par les mutations en cours, et, somme toute, ce que la métropolisation porte en elle-même de révolutionnaire.
Faute de place, on ne prendra ici qu’un seul exemple de ce qu’une pensée critique de la métropolisation, et non pas contre la métropolisation, devrait ouvrir comme perspective, au lieu de se mettre à tout propos en résistance contre le monde qui change.
La métropolisation est un formidable terreau pour reprendre l’invention démocratique pathétiquement en panne et refonder une citoyenneté active. À condition de ne pas en faire le front du communalisme contre la montée en échelle de l’urbain, et le champ de bataille de la démocratie directe contre le gouvernement des experts.
La métropolisation change trois choses fondamentales au contrat démocratique : (i) l’idée que ce contrat peut s’établir à une échelle et une seule, et doit revendiquer de ce fait une certaine souveraineté d’exercice ; (ii) l’idée que ce contrat est à passer avec des groupes, des communautés habitantes, bien ancrées dans leur territoire, celui-là même qui n’aurait qu’une échelle ; (iii) l’idée que c’est encore et toujours le territoire qui est la meilleure forme spatiale pour établir le contrat en question, dans un périmètre que les élections instituent en circonscription politique.
Une seule échelle, quasi-souveraine ? La métropolisation est multi-échelle, c’est-à-dire qu’elle est, par excellence, le système par lequel s’articule le local et le global, le micro et le macro, le proche et le lointain, l’endogène et l’exogène. Oui, cette articulation n’est pas immédiatement à la portée culturelle, pratique, politique, de celles et ceux auxquels elle s’impose parfois dans les souffrances. Là est le front de l’émancipation sociale désormais : construire un contrat démocratique qui permet à chacun non pas de s’enfermer dans un territoire protecteur contre la mondialisation-métropolisation, mais d’accéder au contraire aux clés de ce monde multi-échelle. Ce qui implique que les représentants politiques, les élus, le soient également d’une façon ou d’une autre.
Ce qui implique aussi de penser résolument le contrat démocratique comme étant un contrat associant des personnes, des individus singuliers dotés de droits collectifs, et non plus une promesse faite à une communauté fixe et stable, ce que n’est jamais la population d’une métropole. Car dans la métropole, on change en permanence de collectifs, donc de groupes d’intérêts, non pas par velléité, mais parce que les trajectoires de travail, d’éducation et de formation, les usages et les services, les engagements les plus divers ouvrent un champ quasi inépuisable de socialisations possibles, et que ce sont les individus, personnes singulières, qui l’activent, l’agencent et le ré-agencent. Ce qui appelle une tout autre acception de la citoyenneté que celle qui se réfère encore et toujours à « l’habitant », référence qui a conduit pour une large part la démocratie locale à fonctionner dans bien des situations en syndicat de copropriétaires.
D’où la troisième remise en cause, la plus compliquée : celle du territoire comme cadre démocratique optimal et exclusif. Des communes, des départements, des régions, des nations : autant de territoires qui prenaient en charge, chacun à leur niveau, le principe du collectif pseudo-souverain. La métropole n’est pas un territoire. C’est un système multi-échelle de territoires, pris dans des réseaux qui les insèrent dans la mondialisation. Par conséquent ce n’est pas le cadre dans lequel doit se construire un collectif pseudo-souverain de plus, quelque part entre la commune et le département ou la région. C’est celui dans lequel il s’agit d’inventer de tout autres droits politiques émancipateurs.
Comme toujours devant les innovations de rupture, le premier réflexe est de les juger utopiques, trop complexes, abstraites, risquées. Le chantier démocratique que devrait représenter la métropolisation est bien tout cela à la fois. Mais c’est le pire des réflexes que de s’accrocher au monde démocratique d’avant, dont les modalités comme la proximité et l’interconnaissance, l’emboîtement des territoires et sa hiérarchie des autorités, nées dans un monde rural fixiste, sont désormais des fictions mensongères. Tentons trois brèves propositions pour ré-ouvrir l’espace de l’audace démocratique :
Le mandat multiscalaire, c’est-à-dire à plusieurs échelles : au lieu de la règle « un élu = un niveau », la nouvelle responsabilité « un élu = une articulation d’échelles », puisque c’est l’enjeu réel pour tous et pour tout. D’où des mandats qui ne seraient plus de faire la preuve d’une puissance politique « chez soi », et généralement contre d’autres, mais désormais entre territoires, entre niveaux d’action et de compétences.
La délibération des réseaux : en plus de l’expression des intérêts territoriaux, celle des intérêts qui se construisent à travers les réseaux et les usages collectifs que nous en avons. D’où, par exemple, une délibération réelle et démocratique sur le système ferroviaire en France, dans le cadre européen dont personne ne peut plus faire abstraction, sans attendre que le problème explose au sein de la profession, dans un face-à-face avec le gouvernement central, et des collectivités locales dont le silence est proportionnel aux responsabilités.
La démocratie contributive : au-delà de la démocratie participative, à laquelle plus grand monde ne croit sincèrement, une démocratie fondée sur le « faire » plutôt que sur l’avis, sur l’action plutôt que sur le contrôle, sur les projets plutôt que sur leur empêchement vigilant. Une démocratie dont les métropoles n’ont évidemment pas le monopole (pas davantage que celui des deux points précédents), mais pour laquelle elles ont une énergie sociale propre à faire valoir.
Très au-delà des débats sur les institutions métropolitaines, leur bon périmètre et leur juste emboîtement, la hiérarchie des normes et des compétences et, derrière elles, celle des légitimités politiques en présence – sur tous ces sujets la métropole parisienne est insatiable – la métropolisation appelle un nouvel âge démocratique. C’est de cela dont la gauche critique aurait dû se saisir, dans sa pratique politique même au sein des métropoles, plutôt que de les présenter comme les chevaux de Troie du capitalisme dé-régulateur mondialisé. Plus exactement, c’est à travers le saisissement novateur et audacieux d’un nouvel âge démocratique possible au sein des métropoles, que la gauche critique aurait joué réellement son rôle dans une perspective globale de dépassement du capitalisme urbain.
Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ? Il faut croire que la remise en cause était trop douloureuse pour elle aussi, en tant que force politique constituée sur des bases et des croyances que la métropolisation bouscule. Une véritable pensée critique passe pourtant, par définition, par ce moment critique où l’on ne peut s’estimer hors champ du défi en question. Mais il n’est jamais trop tard pour se remettre en question.
Pour citer cet article
Martin Vanier, « Contre la « métropoly-sation » ou pour l’audace démocratique ? », Silomag, n° 7, été 2018. URL : http://silogora.org/contre-la-metropoly-sation-ou-pour-laudace-democratique/