21 Janvier 2020
Analyse. C’est une interrogation qui revient à chaque mouvement social d’envergure : la gauche politique peut-elle profiter de la mobilisation ? La contestation actuelle de la réforme des retraites n’échappe pas à la règle. Après plus d’un mois d’un conflit qui s’enlise, toutes les forces de gauche sont engagées aux côtés des manifestants. La France insoumise (LFI) ; le Parti communiste (PCF) ; Europe Ecologie-Les Verts (EELV) ; Génération.s et même le Parti socialiste (PS) demandent, avec une étonnante unanimité, le retrait du projet. Tous les leaders se plaisent à s’afficher sur des piquets de grève ou lors d’assemblées générales, la plupart de temps dans les dépôts RATP ou à la gare de Lyon.
Le plus actif d’entre eux est sans doute Jean-Luc Mélenchon. Le député des Bouches-du-Rhône ne ménage pas, en effet, ses efforts pour soutenir les grévistes. Lui qui était à la diète médiatique est aujourd’hui presque partout, notamment dans les médias qu’il vilipende la plupart du temps : sur les chaînes d’info en continu, ou en interview dans les journaux.
Son activisme rappelle ce qu’il a fait en 2018-2019 pendant le mouvement des « gilets jaunes ». En dépit de sa débauche d’énergie, les résultats n’ont pas alors été au rendez-vous : lors des élections européennes de mai 2019, la liste de LFI – pour laquelle M. Mélenchon avait fait une campagne très active bien qu’étant en position non éligible – a recueilli 6,3 % des suffrages.
Aujourd’hui, il entend mettre en avant la nature « autoritaire » et « antisociale » d’Emmanuel Macron et de son gouvernement. Avec les élections municipales en ligne de mire, au mois de mars. Mais ses lieutenants l’assurent : il ne faut voir dans cet activisme qu’une volonté de « se mettre au service » du mouvement. « On ne veut pas profiter de quoi que ce soit, mais on veut au contraire que le mouvement gagne. On apporte notre valeur ajoutée, note Manuel Bompard, député européen. Pour contribuer à cette réussite il faut montrer qu’il y a d’autres politiques possibles. »
Les « insoumis » se méfient de toute initiative « unitaire ». Ils préfèrent travailler à la construction d’une « fédération populaire » aux contours encore flous
Les partis de gauche travaillent donc le fond avec, chacun, des contre-projets de réforme mais aussi des meetings communs, des réunions régulières entre les groupes parlementaires… Le mouvement social peut ainsi être l’occasion pour les membres de cette famille politique de retisser des liens qui étaient rompus ou distendus. Alors que les écologistes, plutôt partisans du système de retraite à points mais critiques de la méthode gouvernementale, sont en retrait, les communistes sont parmi les plus proactifs – tout comme Génération.s, le mouvement de Benoît Hamon – pour toute initiative commune.
« C’est toujours une bonne chose que l’on travaille ensemble, que l’on soit tous sur le terrain, assure Elsa Faucillon, députée communiste des Hauts-de-Seine. C’est une étape nécessaire pour dépasser les vieilles rancœurs. Cela doit permettre à la gauche de se rendre compte qu’il faut reconstruire ensemble. »
Les « insoumis », de leur côté, se méfient de toute initiative « unitaire ». Ils préfèrent travailler à la construction d’une « fédération populaire » aux contours encore flous. Mais surtout, ils ne veulent pas collaborer avec le PS. « Les initiatives communes sont surtout des initiatives de sommet. A la base, tout n’est pas pardonné. Ce qui a été fait par les socialistes lors du quinquennat précédent n’a pas été oublié. Il faudra plus que quatre visites sur les piquets et deux meetings communs pour reconstruire des convergences politiques », avertit encore M. Bompard. LFI ne cosignera donc pas les « contre-propositions » des partis de gauche sur la réforme des retraites qui devraient être rendues publiques lundi 20 janvier. Autre signe de cette désunion : l’imbroglio autour de la motion de censure que le groupe LFI à l’Assemblée voulait déposer le 14 janvier et que les socialistes n’ont pas voulu signer.
« Ce mouvement est le réveil du cœur de la gauche ou de ce qu’il en reste. Les chefs de partis sont à l’aise sur leur terrain. Mais ce qui apparaît c’est que personne n’a de leadership, estime Jérôme Fourquet, directeur du département opinion de l’IFOP. L’unité ne se fait que dans l’opposition à Macron, mais dès qu’il s’agit de la traduire en programme, il n’y a pas d’accord. » Cette division empêche la gauche d’apparaître comme un débouché naturel au mouvement.
L’autre difficulté aussi bien pour M. Mélenchon que pour les autres figures de la gauche, est que la temporalité d’un mouvement social n’est pas forcément la temporalité politique. Dans ce contexte, ce sont les syndicats qui sont mis en avant dans le « bras de fer » avec le gouvernement. Et il serait fortement malvenu de leur griller la politesse. Il y a donc un risque, pour les politiques, que les syndicalistes se substituent à eux.
« Celui qui est devenu l’opposant de gauche à M. Macron, c’est Philippe Martinez. Cela révèle un grand vide à gauche », Jérôme Fourquet, de l’IFOP
Elsa Faucillon résume le problème : « Les leaders syndicaux sont bons, et Philippe Martinez [le secrétaire général de la CGT] se révèle. Mais il bénéficie aussi du fait que la réponse politique n’est pas vécue comme un débouché à la mobilisation ».
Cette mise en avant des leaders syndicaux est classique dans le contexte d’un mouvement social. Cependant, la spécificité du cru 2019-2020 est que personne ne se détache à gauche pour incarner la colère et porter une alternative solide au gouvernement. Aucune nouvelle figure n’a non plus émergé. « Celui qui est devenu l’opposant de gauche à Emmanuel Macron, c’est Philippe Martinez. Il est plus fédérateur que Jean-Luc Mélenchon, veut croire Jérôme Fourquet. Il capte la lumière, comme Bernard Thibaut l’a fait en 1995. Cette situation révèle un grand vide à gauche. » MM. Martinez et Mélenchon, qui ne s’apprécient guère, étaient ainsi ensemble sur un piquet de grève à Vitry-sur-Seine (Val-de-Marne), lundi 13 janvier. Comme si aucun ne voulait laisser le champ libre à l’autre.