Entre utopie futuriste et cauchemar aseptisé, les villes nouvelles tout en démesure fleurissent sur la planète, gagnées sur la mer, sur la forêt, sur le désert. Certaines veulent échapper à l’enfer urbain de leur métropole en érigeant ex nihilo une nouvelle capitale paradisiaque – l’Egypte et l’Indonésie se sont lancées dans cette aventure. D’autres se rêvent en nouveaux Dubaï : Eko Atlantic au Nigeria, Forest City en Malaisie, Neom en Arabie saoudite…
Plus de cent vingt villes nouvelles sont en projet dans une quarantaine de pays, selon le décompte de la géographe Sarah Moser, chercheuse à l’université McGill à Montréal, qui prépare un atlas sur le sujet. Elles sont forcément « vertes », toujours « intelligentes », connectées jusqu’à la surveillance, dessinées pour former des arabesques vues du ciel plus que vécues à échelle humaine. Surtout, elles offrent une échappatoire radicale et immédiate aux maux contre lesquels se débattent les vraies villes de ces pays : bidonvilles, pollution, congestion…
Lotissements, zones d’activité, périphéries commerciales : les ingrédients de cette « France moche » sont connus, qui ont accéléré la désertification des centres-villes
Délires exotiques ? Crise de croissance d’économies en développement ? Sans doute. Mais osons un parallèle : les mécanismes à l’œuvre dans la construction de ces lointaines cités idéales ne sont pas si différents des réflexes qui accouchent, ici, de formes plus modestes, banales et quotidiennes. Sous nos latitudes également, des logiques financières aux ressorts politiques, de l’ego des architectes aux rêves de leurs clients, tout concourt à bâtir l’avenir sur des tables rases, quand l’urgence écologique et sociale commande d’inventer un urbanisme de la réparation.
Crise du logement, vieillissement des quartiers historiques, mutations du commerce, multiplication des voitures : pendant des décennies, la solution à tous les problèmes a consisté à aller couler un peu plus de béton toujours un peu plus loin, sur des terres disponibles. Lotissements pavillonnaires, zones d’activité, périphéries commerciales : les ingrédients de cette « France moche » sont connus, qui ont produit un étalement urbain effréné et accéléré la désertification des centres-villes. Cet aménagement centrifuge a non seulement entraîné une stérilisation massive des sols, mais alimenté la colère sociale qui s’exprime notamment dans le mouvement des « gilets jaunes ».
Réinventer en réutilisant
A l’autre bout du spectre, la métropolisation produit une surdensification des grandes villes, poussées par leur compétition à multiplier les projets XXL et à subir les contrecoups d’une croissance sans fin – transports à bout de souffle, qualité de l’air dégradée, manque d’espaces verts… – quand elles auraient surtout besoin d’un urbanisme de la respiration.
Le monde de l’aménagement commence à changer de focale. En témoigne le joli succès d’audience du « Manifeste pour une frugalité heureuse et créative », sans doute impensable il y a seulement dix ans. Ou les trois jours de débats organisés à Paris par l’Ordre des architectes d’Ile-de-France, du mercredi 20 au vendredi 22 novembre, sous le titre « Réparer la ville ». Urbanistes, architectes, économistes, sociologues, géographes, élus… les vingt et une contributions réunies à cette occasion dressent le constat d’une fabrique de la ville à réinventer de la cave au plafond, en donnant la priorité absolue à la réutilisation et à la transformation des bâtiments et des quartiers existants. Jusqu’à, comme l’a suggéré l’architecte Corinne Vezzoni, « rendre la France inconstructible » ?
Une chose est sûre : l’enjeu majeur des prochaines décennies sera d’introduire de l’urbanité là où il n’y a que de l’infrastructure, de faire de la ville avec les banlieues pavillonnaires et les zones d’activité, densifier ici, déconstruire là, recoudre partout le tissu urbain, déployer des espaces publics et des transports en commun, généraliser la mixité d’usage, réveiller les centres anciens sans les muséifier… Vaste chantier pour plusieurs générations d’élus, d’urbanistes et d’architectes. D’habitants, aussi : ce n’est que par le bas, projet par projet, en s’appuyant sur des collectifs locaux, que pourra voir le jour cet urbanisme de la réparation.