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Pierre Mansat et les Alternatives

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Entretien avec Andrea Camilleri dans Le Monde du 17 juillet

Andrea Camilleri : « La majorité des Italiens ont adoré Mussolini, et cette volonté d’obéissance n’a jamais disparu »

Le grand écrivain sicilien est mort, mercredi. Quelques semaines avant, il accordait un entretien au « Monde ».

Propos recueillis par Publié le 17 juillet 2019

 

Andrea Camilleri, en 2009.

Andrea Camilleri, en 2009. Alessandra Tarantino / AP

Quelques semaines avant sa disparition, le grand écrivain sicilien Andrea Camilleri a accordé au Monde » un entretien, dans son appartement romain, situé en face d’un studio d’enregistrement de la RAI. L’occasion d’évoquer son œuvre, mais aussi sa popularité intacte dans un pays de plus en plus acquis aux idées du ministre de l’intérieur, Matteo Salvini (Ligue, extrême droite).

Vous ne voyez plus depuis plusieurs années. Comment cela a-t-il changé votre travail ?

Andrea Camilleri : Je savais que j’allais perdre la vue peu à peu. J’ai eu un très bon chirurgien qui m’a donné trois années de lumière de plus. Puis, inévitablement, c’est arrivé. Alors, pour continuer à écrire, j’ai dû apprendre à dicter, et surtout, à bien me souvenir de ce que j’avais dit. Quand on écrit, on garde près de soi le souvenir de ce qu’on a à peine imaginé, les détails. Soudain, je n’ai plus eu ce secours, mais il me suffit parfois de dire : « S’il vous plaît pourriez-vous répéter la dernière phrase ? », et je m’y retrouve.

J’ai une jeune femme qui travaille avec moi depuis maintenant dix-huit ans. Elle a parfaitement assimilé ma façon d’écrire. Ce qui n’est pas facile, vu que j’emploie un mélange d’italien classique et de dialecte sicilien. Elle n’est même pas sicilienne – elle est de Pescara [dans les Abruzzes] –, pourtant elle connaît parfaitement ma langue.

On travaille ensemble, et très bien, le matin. Comme ça, nous avons écrit trois romans du commissaire Montalbano, et un autre livre. L’après-midi, en revanche, c’est différent. Si je veux travailler, je dois le faire avec une de mes petites-filles. Du coup, je change de langue, et passe à l’italien. Alors je quitte Montalbano et j’avance sur d’autres projets.

Quand avez-vous le plus de plaisir ? Quand vous écrivez en italien ou dans votre sicilien ?

En « vigatese », bien sûr. Je suis plus gai, plus allègre. C’est une langue que je me suis inventée, du coup je sais que je peux dire exactement ce que je veux. L’italien… je ne sais pas si j’y arrive tout à fait. Je pense que j’arrive à exprimer 90 % de ce que je voudrais.

Vous parlez du « vigatese ». Mais Vigata, la ville de Montalbano, n’existe pas.

Non, et d’ailleurs cette langue n’en est pas vraiment une. Disons que cette ville emprunte beaucoup à Porto Empedocle, où je suis né, et à Agrigente, la grande cité voisine, mais que Vigata est un lieu à géométrie variable, qui ouvre ses murs jusqu’à accueillir en son sein toute la Sicile.

Dans les retransmissions télévisées, on voit Montalbano dans la région de Catane, au milieu du baroque sicilien, mais mon personnage littéraire appartient à la Sicile occidentale, moins verte, moins favorisée, et d’ailleurs moins belle.

Montalbano vit au bord de la mer, sur une plage. Vous avez grandi comme ça ?

Oui, bien sûr. Porto Empedocle est un bourg de pêcheurs, qui a connu une certaine richesse durant la période du commerce du souffre. A cette époque, le port était toujours plein…

Le printemps, je le passais à la campagne, chez mes grands-parents. Mais l’été, je vivais sur la plage. J’ai une culture d’homme de la mer aussi bien que de paysan. L’intérieur des terres est moins connu, mais il cache des richesses incroyables. Pensez à Enna, le « nombril de la Sicile », là où se retranchait l’empereur Frédéric II, au XIIIe siècle, pour échapper aux tumultes de Palerme, Catane ou Messine. C’est là qu’il se reposait avec des poètes venus de toutes les cultures qui ont inventé la poésie italienne, avant Dante. 

Aujourd’hui, comment partagez-vous votre temps ?

Je suis arrivé à Rome en 1949, et les premiers temps je faisais tout mon possible pour retourner en Sicile. Puis, lentement, la famille et les complications de la vieillesse ont fait que je n’y vais plus qu’une fois par an. J’y vais respirer l’air du port, les parfums de la campagne, mais à mon âge mes amis ne sont plus là, ils sont tous partis vers une vie meilleure – ou pire.

Et la Sicile, quand vous y revenez, vous la trouvez changée ?

En fait, la Sicile d’aujourd’hui, je la connais peu. Je me rends bien compte que cette réponse n’est pas très diplomatique… Si mes romans s’y déroulent, c’est parce que j’ai l’impression de mieux connaître leur mentalité. Et d’ailleurs souvent je me trompe.

Les Siciliens sont des gens très compliqués. Mon commissaire, Montalbano, ne l’est pas tant que ça. Souvent, il fait une chose en en voulant une autre, mais c’est un trait très commun ici. Nous avons eu dix-sept envahisseurs. Il y a notamment eu les Vandales, les Byzantins, les Arabes pendant des siècles, les Normands, les Angevins, les Aragonais, les Piémontais… De tous nous avons pris le meilleur et le pire. Et nous sommes très différents entre nous, du fait de ces passages.

Toto Riina, le chef de Cosa Nostra, et son successeur, Bernardo Provenzano, représentent un des visages de la Sicile. Mais il y a aussi les juges antimafia Borsellino et Falcone, qui sont l’autre face de l’île. Et puis, le juge Borsellino était fasciste, mais ses opinions politiques n’apparaissaient jamais dans ses jugements. D’ailleurs, cela ne l’a jamais empêché de partager tant de choses avec Falcone, qui était de gauche.

Aujourd’hui, vous êtes connu pour vos romans policiers, mais ce succès est arrivé sur le tard. Avant cela, vous étiez un homme de théâtre. Ça ne vous manque pas trop ?

Si, bien sûr. Ma grande fierté est d’avoir été le premier à monter Samuel Beckett en italien. Et cette vie de metteur en scène de théâtre, de radio et de télévision, cette vie de professeur de mise en scène, tout ça me manque.

Dans la chambre à côté, j’ai rassemblé toutes mes lectures préférées : il y a Pirandello, Simenon, Faulkner, Joyce. Pas Proust – je le trouve un peu difficile. Et puis, bien sûr, il y a les poètes : Mallarmé, Lautréamont.

Ça fait beaucoup d’écrivains français…

Oui, une grande part de ma culture est française. J’aurais pu vous citer aussi bien André Gide, ou Georges Bernanos. Et même, même si ça m’embête de le dire, Louis-Ferdinand Céline. Sans parler du théâtre. Molière, quand même, quel génie !

Vous êtes écrivain et Sicilien. Il est impossible de ne pas évoquer la mémoire de Leonardo Sciascia (1921-1989), qui a tant compté pour la Sicile. Quels étaient vos rapports ?

Nous étions amis. Mais Sciascia avait deux sortes d’amis, ceux de son enfance, de son village, qui l’appelaient « Nana », et ceux du deuxième groupe, ceux de sa vie d’adulte, qui l’appelaient « Leona ». J’appartenais à ce second cercle. Autrement dit : nous étions amis, mais nous n’avions pas l’intimité qui vient de l’enfance.

C’est une chose très importante en Italie, ces liens d’enfance qui unissent les êtres pour la vie…

Qui les unit d’une façon mafieuse, je dirais même. On reste amis, ça ne se discute pas. La première fois que je suis allé le voir à Racalmuto, son village natal, à son invitation, je suis arrivé en voiture sur la rue principale, et j’ai demandé : « Où est Sciascia ? » On me regardait comme si j’avais demandé le chemin de la maison d’Oscar Wilde.

Finalement, je l’ai trouvé, et son premier geste a été de me prendre par le bras, et de me faire descendre avec lui le Corso [la rue principale]. Ainsi, il signifiait à tout le monde que nous étions amis. Instinctivement, ils le protégeaient.

Vous avez grandi sous le fascisme. Quelle trace cela a-t-il laissée en vous ?

Je suis né en 1925, et je dois avouer que j’ai été un jeune « balilla » [l’organisation de jeunesse fasciste] fascistissime ! Quand Mussolini a déclaré la guerre à l’Abyssinie, en 1935, j’avais 10 ans, et, en cachette, j’ai écrit à Mussolini pour lui demander de partir à la guerre. Il m’a répondu, en écrivant au secrétaire du fascio de Porto Empedocle (je n’avais pas mis mon adresse sur l’enveloppe) : « Dites au balilla Camillieri qu’il est trop jeune pour faire la guerre, mais que les occasions ne manqueront pas de défendre la patrie. » Connard ! Et il a signé du grand « M » de Mussolini.

J’ai écrit un livre, Lettera a Matilda – Matilda, c’était ma petite fille qui avait alors 5 ans – pour expliquer pourquoi j’ai été fasciste.

Quand sont arrivés les Américains, en 1943, vous aviez donc 18 ans. Vous avez vécu en tant qu’adulte la chute du fascisme. Que vous inspire le moment actuel, et la montée en puissance irrésistible de Matteo Salvini ?

Pour l’heure, il y a bien moins d’unanimité autour de Salvini que ce qu’on vivait durant le ventenio mussolinien [1922-1943]. La grande majorité des Italiens ont adoré Mussolini, et cette volonté d’obéissance n’a jamais disparu. Nous avons une certaine inclination à la servitude…, je le dis sans plaisir, mais cette tournure d’esprit a toujours existé. Salvini fait sa grosse voix et tout le monde le suit. Ça nous plaît beaucoup de ne pas penser, de demander à d’autres de le faire pour nous.

Tout cela est peut-être vrai, mais les Italiens sont aussi très anarchistes, dans leur façon de penser. Votre personnage, le commissaire Montalbano, se méfie des pouvoirs, il veut surtout qu’on le laisse tranquille…

C’est vrai, mais il ne désobéit jamais.

Bien sûr, mais il se moque, il se tient à distance, il se méfie.

J’espère que mes lecteurs se rendent bien compte de ça. Avec le succès, je me suis de plus en plus rappelé cette phrase de Montaigne que j’adore : « Plus haut on monte, plus on montre son cul. » C’est une pensée qui m’accompagne toujours, et que je trouve très importante.

Comment la ressentez-vous, cette Italie d’aujourd’hui ? Vous sentez-vous en phase ?

Bien sûr, je n’aime pas le tour que prennent les choses, ces idéologies. Mais ce qui m’étonne, c’est que malgré ce décalage mes lecteurs m’aiment bien. Chaque fois que j’ai polémiqué contre Salvini, j’ai reçu beaucoup de messages de gens me disant qu’ils ne sont pas d’accord avec moi, mais qu’ils continuent à m’apprécier.

En février, il y a eu une polémique, sans doute artificielle, sur un épisode télévisé des enquêtes de Montalbano, dans lequel il était question de migrants. Le programme a eu un succès record, 11 millions de téléspectateurs, parmi lesquels une grande partie, forcément étaient d’accord avec Salvini. Mais, vous savez, les films ou les livres qui ont le pouvoir de changer les idées des gens, c’est rarissime.

N’y a-t-il aucune lecture qui ait changé votre vie ?

A moi, si, c’est arrivé une fois. Quand j’avais 17 ans, en plein fascisme, un livre avait échappé à la censure et m’était tombé dans les mains. C’était La Condition humaine, d’André Malraux. Soudain, j’ai compris que ce qu’on nous racontait était faux, que les communistes étaient des gens comme nous.

J’étais un des deux enfants de la bourgeoisie de la ville à aller à l’école élémentaire. Mon père était l’inspecteur des ports de la côte méridionale de la Sicile. Tous les autres, tous ceux qui sont restés mes amis pour la vie, étaient ouvriers au port, charretiers, mouraient littéralement de faim. Ils venaient à l’école avec leurs chaussures lacées autour du cou, pour ne pas les user, et ils ne les mettaient que pour entrer en classe. Jamais, de toute mon enfance, je n’ai mangé la totalité de mon goûter. Il fallait le diviser, le partager avec les autres. Je me disais : pourquoi doivent-ils être si pauvres, venir en bras de chemise dans le froid alors que moi j’ai un beau manteau de laine ? Ça, je me le suis toujours demandé. Et à ça le fascisme n’a jamais répondu.

Andrea Camilleri en quelques dates

6 septembre 1925 – Naissance à Porto Empedocle (Sicile)

1982 Un filet de fumée

1994 La Forme de l’eau, premier livre de la série du commissaire Montalbano

2003 La Prise de Makalé

2005 Privé de titre

2018 Ne me touche pas

17 juillet 2019 Mort à Rome

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