A la veille de l’ouverture du Festival d’Avignon, le philosophe dénonce l’absence de vision au ministère de la culture et le coût d’un « audiovisuel public poubelle »
Yves Michaud est philosophe, spécialiste de la culture. Il termine en ce moment la suite de son livre publié en 2003 L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique (Stock).
Que vous inspire la réussite des festivals d’été dont l’affluence ne diminue pas ?
La réussite des festivals d’été (mais pas seulement d’été) me réjouit beaucoup. Elle vient à une époque où le loisir et le plaisir ont remplacé l’héroïsme, le salut ou le travail comme valeurs. Ce qui est réjouissant, c’est de voir loisir et plaisir passer ici par la culture – et une culture variée, vivante et multiple. Du théâtre au hard rock, de l’opéra au jazz, de la sculpture à la photographie et à la BD. Même la musique électro fait partie du paysage.
L’intéressant aussi est de voir le tourisme changer en partie de visage. Développé par la « classe de loisir » et les esthètes durant la seconde moitié du XIXe siècle, le tourisme devenu tourisme de masse a été vilipendé à juste titre. Il se ré-esthétise à travers la culture. C’est bien de partir en vacances, de se reposer, de passer à autre chose, mais il faut désormais des attracteurs culturels. Beaucoup sont des appels publicitaires à visiter un passé fabriqué (« sur les pas de… »), mais la plupart des festivals sont bien pensés et bien montés.
Un autre élément me paraît encore plus important : la satisfaction d’un besoin de communication et de partage social, fût-il momentané. On a vu, lors de la crise des « gilets jaunes », le succès de la « société des ronds-points ». Sans tomber dans la nostalgie du « vivre-ensemble », nous avons besoin de nous retrouver : les grands mouvements saisonniers, les raves, les manifestations, les festivals, les nuits blanches, les parades (techno ou gay) le montrent bien. Et ce n’est pas une surprise si le théâtre, la danse, la musique, la déambulation urbaine et même la vie de café sont au cœur du succès des festivals.
La politique culturelle est-elle toujours un enjeu ? Où en sommes-nous ?
Ma réponse à votre première question dit le paradoxe : il y a une forte demande culturelle et une offre culturelle riche – mais sans politique culturelle claire.
Le ministère de la culture voit ses moyens doublement limités : d’abord par le poids effarant de l’audiovisuel public (4 milliards d’euros contre 3,8 pour le ministère de la culture proprement dit) ; ensuite par les coûts de fonctionnement des institutions existantes (philharmonies, opéras, musées, théâtres, BNF et bibliothèques, etc.). Il se borne à accompagner cette offre festivalière qui est en fait financée pour l’essentiel par les régions, les villes, les acteurs locaux et le public. Que le ministère ne soit pas moteur de cette offre n’est pas forcément un mal.
En revanche, on se demande quelle est la politique du ministère de la culture en dehors de fonctionner comme guichet à subventions. Depuis Jack Lang, un seul ministre est resté à la culture plus de deux ans, Frédéric Mitterrand. Cela veut dire clairement qu’aucun ministre de la culture depuis Lang n’a dirigé son ministère. Quand on change le cocher à chaque borne, c’est le cheval qui dirige – je veux dire la bureaucratie du ministère. Comme la nomination des ministres dépend du président, cela veut dire, en clair, que, depuis 1993, les présidents se moquent de la politique culturelle. Les raisons en sont nombreuses : aucun intérêt politique à en retirer sinon les anniversaires, je-m’en-foutisme, nomination d’opportunité de personnes à caser… Plus profondément, cela veut dire qu’on n’a pas d’idées du tout. De Chirac à Macron et tous leurs conseillers ou visiteurs du soir, pas la queue d’une idée. Même pas de slogans !
La diffusion de la culture vers des publics moins favorisés est-elle encore une priorité ?
Si l’offre de culture quand il y a une demande vraie et forte doit être laissée aux acteurs du milieu et aux publics, bref, s’il faut laisser jouer la liberté qui fait la créativité et la vie, il n’en va pas de même pour les publics qui ne viennent pas facilement ou pas du tout vers la culture.
Beaucoup d’études sérieuses ont constaté que la politique culturelle volontariste menée depuis 1981 a amélioré la vie culturelle des personnes déjà initiées, mais n’a pas joué en faveur des défavorisés ou des exclus de la culture. Quand je paie une bonne place à l’Opéra Bastille 240 euros, je ne râle pas : je pense plutôt qu’à Los Angeles ou New York, je devrais la payer 500 euros, parce qu’il n’y a pas de subventions… Une politique culturelle, au sens de politique, n’a de sens qu’en direction de ceux qui n’y ont pas ou peu accès. Pas uniquement par générosité, mais parce que la culture crée du lien, nourrit et enrichit la sensibilité, rend la vie plus humaine. La vocation géniale du théâtre populaire et des premiers festivals n’était pas de faire plaisir au touriste bobo en l’incitant à boire des spritz.
J’ajoute qu’aujourd’hui la donne s’est compliquée : il y a non seulement les défavorisés de la culture, mais aussi toutes les nouvelles générations dont le rapport à la culture passe par des canaux totalement différents du passé (Netflix, YouTube, Facebook, Instagram, etc.). En un sens, ils n’ont pas besoin d’une politique culturelle. Ils ont leurs musiques, leur K-pop, leurs jeux vidéo, etc.
L’idée du Pass culture de Macron était la fausse bonne idée par excellence : pourquoi encore donner de l’argent public aux GAFA ? En revanche, la bonne question est de se demander comment les attirer vers une culture dont ils ignorent parfois tout : lecture, arts plastiques, musique non synthétique, théâtre. Et là je ne vois qu’une solution, une seule, commencer très très tôt, dès l’école, par des après-midi entiers de pratiques artistiques et culturelles.
Après deux ans de mandat, peut-on dire qu’il existe une politique culturelle « macronienne » ?
La réponse est non : il n’y a pas de politique culturelle macronienne. J’ai eu un léger et bref espoir quand il annonça donner priorité à la réforme de l’audiovisuel public et à la baisse de ses coûts. Le problème est qu’il s’attaquait à du coriace ! Et de maladresses politiques en maladresses politiques un peu partout, Macron a réduit ses possibilités d’action. Or il me semble que le renouveau d’une politique culturelle passe d’abord par une réduction drastique du périmètre et des coûts de l’audiovisuel public poubelle. Avec l’argent ainsi récupéré, on pourrait et devrait mieux doter le ministère de la culture proprement dit.
De toute manière, quoi qu’on décide, l’impératif absolu est de reprendre en main la bureaucratie de ce pauvre ministère de la culture, d’y faire le ménage. Il faut renouveler les gens, aller chercher du côté des jeunes inventifs. Il y en a beaucoup dans les industries dites « culturelles ». On devrait leur donner les moyens d’être libres.