Le chercheur Joël Gombin relativise le lien souvent établi entre la désertification territoriale et le vote en faveur de l’extrême droite
Chercheur associé à la chaire citoyenneté de Sciences Po Saint-Germain-en-Laye, Joël Gombin a mené une enquête pour son laboratoire sur les effets de la desserte commerciale et la présence de services publics sur le vote pour le Rassemblement national (RN, ex-FN). Souvent présentée comme majeure dans le vote pour l’extrême droite, le politiste démontre au contraire que cette corrélation serait « quasiment nulle ».
Vous avez démarré vos recherches après la publication d’une note de l’IFOP sur le lien entre l’absence de services publics et le vote pour le Rassemblement national…
J’ai voulu vérifier l’existence de la corrélation soulignée par Jérôme Fourquet entre la desserte commerciale et servicielle et le vote RN. Il explique que moins il y a de commerces et de services publics dans les petites communes, et plus le vote y est élevé. Il insiste en particulier sur l’impact important de la présence postale. J’ai réalisé une étude qui reprend cette problématique et son cadre, et j’ai voulu aller plus loin méthodologiquement, en l’étendant à l’ensemble des communes, pas seulement celles de moins de 1 000 habitants. Surtout, j’ai essayé de distinguer ce qui relevait de la présence commerciale et ce qu’on pouvait imputer à d’autres variables.
Quelles sont vos conclusions ?Qu’il y a un lien de causalité trompeur. Concrètement, j’ai construit une modélisation qui permet de regarder le vote RN moyen pour des communes de taille comparable, dans une même région et à composition sociologique similaire, et je me suis aperçu qu’il n’y avait quasiment aucun lien entre la présence des commerces et des services publics et le vote. Par exemple, en Bretagne, il y a une forte densité de services, il y a une relative faiblesse du vote en faveur de Marine Le Pen, et, à l’inverse, dans le Nord-Pas-de-Calais, un vote RN très implanté là où les services publics et commerces sont rares. Mais si on compare, dans chacune de ces deux régions, les communes similaires du point de vue sociologique, il n’y a pas de corrélation entre cette implantation de l’extrême droite et cette question des services.
Ce qui influe est avant tout la dimension régionale, la composition sociologique selon qu’on est dans une commune de classes moyennes ou de cadres supérieurs, une commune agricole ou urbaine, et enfin la taille : on sait que plus la commune compte d’habitants, plus ce vote s’affaiblit.
Comment analyser la popularité de cette explication du vote lepéniste ?
C’est intellectuellement séduisant de penser que le vote RN est celui des abandonnés du territoire, et que c’est une conséquence de la fermeture des services publics. C’est un discours repris par les électeurs et les dirigeants pour justifier leur score et qui leur permet de présenter le RN comme le défenseur de la France des laissés-pour-compte. Mais pour comprendre ce vote, on ne peut pas se contenter de l’opposition centre-périphérie ou urbain-rural. Les choses ne se passent pas de la même manière dans l’Ouest, le Nord, le Sud-Est… même si l’explication de cette dimension régionale demeure elle-même incertaine. Il faut être assez prudent dans la mobilisation des explications territorialistes et misérabilistes. Les choses sont un peu plus compliquées que de dire que le vote RN est seulement celui des perdants de la mondialisation ou des abandonnés des services publics.
Face au RN, Emmanuel Macron tente précisément de renouer avec le vote des classes populaires. Est-ce réaliste ?
Pour que le président de la République puisse renouer, encore eût-il fallu qu’il en ait un jour bénéficié. Le vote macroniste n’a jamais été un vote populaire. Dès le premier jour, il a toujours été socialement hiérarchisé, et étroitement corrélé à la position sociale et au niveau de diplôme. De ce point de vue, il n’y a pas eu d’évolution majeure avec le scrutin européen, le vote pro-Macron est toujours un vote bourgeois. Ce qu’on peut voir, c’est qu’au sein de ce bloc de favorisés qui votent pour La République en marche ceux de 2019 ne sont plus exactement ceux de 2017 : il y a eu un déplacement à droite, avec une déperdition des électeurs venus du PS et une progression de ceux qui votaient à droite. Cela ne modifie pas profondément la sociologie de cet électorat, mais révèle un déplacement avec un affaiblissement des classes supérieures de gauche au profit des plus riches, économiquement à droite.