En 1990, l’écrivain et éditeur François Maspero racontait son expérience de passager du RER B dans un journal de bord qui avait marqué les esprits, Les Passagers du Roissy-Express (Seuil). La sociologue et urbaniste Marie-Hélène Bacqué a refait le voyage et raconte, dans Retour à Roissy (Seuil, 352 pages, 23 euros), paru début avril, les transformations de ces banlieues. Réalisé au lendemain de l’élection présidentielle de 2017, le récit reprend le fil de la réflexion laissée en suspens par l’écrivain et, au fil des rencontres, décrit comment ces territoires, où les inégalités explosent, demeurent des lieux d’invention et de solidarité.
Marie-Hélène Bacqué : Cet ouvrage m’avait beaucoup marquée. J’avais envie de revenir sur ces territoires traversés, et, ce qui m’a tout de suite frappée, c’est l’aggravation des inégalités sociospatiales. On voit ainsi des écarts marqués entre les territoires liés à l’embourgeoisement continu de Paris, à l’enkystement de la crise sociale et à la désaffiliation dans certaines communes populaires.
Le deuxième élément est sans doute la transformation de cette population métropolitaine sous les effets de la globalisation et l’arrivée de différentes strates de migrants. Mais ce qui a aussi beaucoup changé, c’est le regard qu’on porte sur cette population, ce que certains sociologues appellent la « racialisation des rapports sociaux ». Je me suis ainsi posé la question en commençant à écrire : est-ce que je parle des Blancs, des Noirs ? Une interrogation que François Maspero n’avait pas.
C’est même un changement radical avec la périurbanisation. On le voit autour de Roissy (Val-d’Oise) ou de Saclay (Essonne) avec le mitage des terres agricoles. Mais aujourd’hui, l’effet le plus visible est celui du chantier du Grand Paris, dont je n’avais pas imaginé l’importance de la présence : il est partout, que ce soit par des panneaux dans l’espace public ou les nombreuses opérations immobilières privées en train de sortir de terre.
Le poids de la rénovation est visible dans les grands ensembles. Quand on se promène en Seine-Saint-Denis, dans la cité des 3000 d’Aulnay-sous-Bois ou à La Courneuve, cela n’a plus rien à voir avec ce qu’on voyait il y a trente ans : une partie des immeubles a été démolie, une autre reconstruite. Les espaces publics ont été fermés. La logique de résidentialisation a changé le paysage.
Et puis, il y a des territoires qui se sont complètement transformés, comme La Plaine-Saint-Denis. Quand François Maspero et la photographe Anaïk Frantz ont fait leur voyage, ils se sont retrouvés au milieu de grandes friches industrielles qui ont aujourd’hui disparu.
Un autre changement frappant, c’est le retour de la campagne dans la ville : même si des terres agricoles ont disparu, on sent une présence forte des jardins, de terres défendues par des agriculteurs. La banlieue est très verte, contrairement à ce qu’on imagine !
J’ai le sentiment qu’il s’est accru. Dans les années 1990, on a une image grise de la banlieue, mais pas celle de zones qui font peur. Aujourd’hui on parle de violence, de terrorisme, d’islam radical ou de la place des femmes. Ces images sont en partie vraies mais elles ne résument pas la réalité de ces quartiers.
Par exemple, on constate que les femmes sont omniprésentes dans ces territoires. Ce sont elles qui les font tenir, en participant à la vie associative, scolaire, aux fêtes de quartier. Ne les voir que sous le prisme de la domination masculine ne rend pas raison aux processus sociaux qui traversent et transforment les espaces.
Même chose en ce qui concerne le religieux : ne regarder ces banlieues qu’à travers le prisme de l’islam, c’est rester aveugle à la présence des autres religions. Il y a ainsi une implantation très importante des évangélistes, qui devrait nous interroger, quand on sait le rôle qu’ils ont joué au Brésil, lors des dernières élections. Mais aussi celle des catholiques qui ont marqué ces banlieues.
Paris est totalement inabordable pour les classes moyennes ; en particulier pour les familles, qui sont obligées de quitter la capitale. Mais, parfois, elles le font aussi par choix, parce qu’elles cherchent un autre mode de vie, un autre rapport à la nature.Dans ces banlieues vivent aussi des classes populaires qui ont connu une ascension sociale, dont des familles issues de l’immigration devenues propriétaires dans des zones pavillonnaires. Tout ça est très visible.
« J’ai cherché à montrer la différence entre la dynamique excluante de la capitale, qui produit un territoire fermé, et celle, ouverte, de la banlieue »
Dans une même ville peuvent se juxtaposer des zones de gentrification et d’autres en train de se paupériser. Comme à Aulnay, entre le centre – avec un patrimoine de maisons bourgeoises et d’anciennes maisons ouvrières rénovées juste à la sortie du RER, où des classes moyennes se sont installées –, et la Rose des vents (la cité des 3000), juste de l’autre coté de la voie ferrée, où des processus de paupérisation sont à l’œuvre.
Des populations très diverses se partagent ces territoires. Cette diversité génère des tensions, des conflits autour de l’école, par exemple, mais aussi, parfois, des échanges, et en tout cas la conscience que les autres vivent là aussi : on se croise sur les marchés, dans les transports, dans les services publics.Je n’ai pas cherché à idéaliser cette cohabitation mais à montrer la différence entre deux dynamiques : celle, excluante, de la capitale, qui produit un territoire fermé, et celle, ouverte, de la banlieue, ou tout du moins de certains de ses territoires. Avec le Grand Paris, le nouveau système de transports va permettre de désenclaver des villes et de favoriser la mobilité des populations. Mais en même temps, autour des gares, l’Etat et la région ont fait le choix de laisser le secteur privé et bancaire développer un urbanisme qui va accélérer l’embourgeoisement de ces communes. J’ai touché du doigt cette crainte très forte des habitants qui se demandent pour qui sera fait ce Grand Paris. Pour eux, ou pour de nouveaux arrivants, plus riches ? Le risque est patent.