ut-on encore manifester pacifiquement aujourd’hui à Paris lors d’un défilé syndical ? La question se pose au lendemain d’un 1er-Mai où les organisations de salariés – CGT en tête – se sont faites totalement déborder par les manifestants lambda – « gilets jaunes » et militants radicaux adeptes de la tactique du black bloc –, avec un cortège émaillé de violences. Déjà, l’édition 2018 avait été marquée par un niveau élevé de heurts.
La Journée internationale des travailleurs reste un marqueur fort pour les syndicats mais mercredi, dans la capitale, ces derniers ont été réduits à l’état de figurants, relégués au second plan, incapables d’encadrer le cortège.
Le point d’orgue : Philippe Martinez, numéro un de la centrale de Montreuil (Seine-Saint-Denis), obligé d’être temporairement exfiltré de la manifestation par son service d’ordre. Du jamais vu. Pour Stéphane Sirot, historien et spécialiste des mouvements sociaux à l’université de Cergy-Pontoise, ce 1er-Mai a été « un concentré de la perte d’influence des syndicats ». « Vous retirez les “gilets jaunes”, que reste-t-il numériquement dans les cortèges ? », souligne-t-il.
« La pratique répressive a rarement été aussi forte »
Si les pouvoirs publics ont pu se féliciter dans la soirée de mercredi du déroulement de la journée avec une casse et un nombre de blessés limités, cela a été au prix d’une utilisation massive des gaz lacrymogènes lancés indifféremment dans la foule des manifestants – syndicats compris.
Ces derniers n’ont pas été épargnés et M. Martinez lui-même s’est retrouvé à plusieurs reprises à devoir se protéger la bouche. La CGT comme Solidaires, co-organisateur de la manifestation, ont accusé les forces de l’ordre de les avoir délibérément pris pour cible. Ce qui aurait été inimaginable, même au plus fort de la contestation contre la loi travail en 2016.
« Ce qui s’est passé mercredi marque le fait que la CGT n’est plus l’organisation hégémonique dans le mouvement social même si elle reste une force puissante », note Jean-Marie Pernot, de l’Institut de recherches économiques et sociales. « Ça interroge aussi sur la manière pour les pouvoirs publics de gérer les rassemblements en n’établissant plus de ligne de partage entre les manifestants, même si ces derniers sont mélangés, pointe M. Sirot. La pratique répressive a rarement été aussi forte, même en Mai-68. »
Autre signe de l’affaiblissement syndical : l’importance du cortège de tête. Le 1er-Mai, à Paris, c’est là que l’on trouvait la majorité des manifestants. Un cortège sans mot d’ordre, presque sans pancarte, sans drapeau, ni signe de reconnaissance politique.
Cette pratique qui s’est développée lors du mouvement contre la loi travail en 2016 s’est propagée jusqu’à devenir la nouvelle manière de manifester, alors même qu’elle était, jusqu’alors, l’apanage des mouvements radicaux se réclamant notamment de l’anarchisme, de l’antifascisme et de l’autonomie.
Revendications syndicales éclipsées.
Le cortège de tête a, en ce printemps, un fort coagulant : le rejet des violences policières qui ont marqué les différents « actes » de la mobilisation des « gilets jaunes » depuis le début du mouvement en novembre 2018. Le slogan le plus repris, aussi bien par ces derniers que par les manifestants sans affiliation ou par les éléments les plus politisés, était ainsi « tout le monde déteste la police ».
Face à la presse, Philippe Martinez a eu beau mettre en avant les points de convergence avec les « gilets jaunes » – augmentation du smic, rétablissement de l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), plus de services publics –, aucun ne s’est imposé dans ce défilé et les revendications syndicales ont été complètement éclipsées.
Mercredi, l’on a même pu assister à une mue du cortège de tête. Il y a un an, les militants qui composent le black bloc, entièrement revêtus de noir, cagoules ou masques compris, avaient étonné les observateurs par leur nombre. L’incendie du McDonald’s boulevard de l’Hôpital et les heurts avec la police sont restés dans les mémoires.
Cette année, rien de tout ça. Le « bloc » est resté marginal, composé de quelques centaines de gens en coupe-vent noirs. On trouvait donc un peu de tout dans cette partie du cortège, et pas simplement des radicaux, loin de là.
« Risque de radicalisation des mouvements sociaux »
Il faut dire que le rituel d’affrontement systématique ne fait plus l’unanimité dans la gauche extraparlementaire. Le site Lundimatin, proche du Comité invisible (collectif anonyme auteur, entre autres de L’Insurrection qui vient, La Fabrique, 2007), et très lu dans les milieux militants, avait publié, le 29 avril, un article remarqué. Trois « émeutiers » y donnaient leur vision de la situation alors que des groupes Facebook appelaient à faire de Paris « la capitale de l’émeute ».
« L’année dernière, pour nous, c’était du pur spectacle, le niveau zéro de la stratégie », assènent ces militants radicaux. Ils ajoutaient : « Ce que veulent la Préfecture [de police de Paris] et le gouvernement, c’est la démonstration de l’écrasement final, militaire, d’un mouvement qu’ils présenteront comme réduit à “une poignée d’extrémistes”, “gilets jaunes”, blacks blocs et manifestants énervés étant désormais tous logés à la même enseigne. (…)Nous déguiser en noir pour nous isoler a priori du reste de toute la manifestation et signaler notre présence et notre localisation à la Préfecture nous semble être l’exact contraire d’une bonne idée. » En clair : ne pas offrir à l’adversaire l’occasion d’une victoire sur le terrain. De quoi promettre encore des manifestations agitées.
Quant à la stratégie du gouvernement, elle reste risquée, d’autant plus avec des syndicats affaiblis. Outre un face à face dangereux avec la rue, elle tend, pour M. Sirot, « à polariser de plus en plus la société française ». « Plutôt que de favoriser une sortie par le haut, cela crée une situation de tension qui ne cesse de prospérer », souligne-t-il.
« Il y a un risque de radicalisation des mouvements sociaux avec une prime à la violence, d’autant que le signal est venu d’en haut », ajoute M. Pernot. Et de rappeler qu’en cinq mois, Emmanuel Macron a lâché 17 milliards d’euros aux « gilets jaunes » quand les syndicats, qu’ils soient réformistes ou contestataires, n’ont quasiment rien obtenu si ce n’est le fait d’être encore plus marginalisés. « Et pour l’instant, il n’y a pas de front unitaire, Macron est tranquille », rappelle aussi le politologue. Vu le gouffre qui sépare actuellement les différentes organisations syndicales, c’est peu de le dire.