La France insoumise, Podemos, le Labour mené par Jeremy Corbyn… Le tournant populiste opéré par des partis de gauche leur a permis d’effectuer des percées électorales, mais ils peinent ensuite à maintenir leur étiage à 20 %, analyse le sociologue

En 2015, Syriza, une coalition de partis anticapitalistes, s’emparait du gouvernement grec. Au même moment, Jeremy Corbyn prenait la direction du Parti travailliste et Podemos réalisait le meilleur résultat électoral de sa jeune existence. Portée par cette vague anti-austérité, la France insoumise s’imposa comme première force de gauche aux présidentielles de 2017. Mais cette séquence ascendante semble se refermer. La gauche radicale n’a plus que 41 députés au Parlement européen, soit 20 % de moins que durant la précédente mandature (52 eurodéputés). La France insoumise réalise son plus mauvais score depuis sa création. Podemos est marginalisé en Espagne. En Grèce, la défaite de Syriza a poussé Alexis Tsipras à convoquer des élections générales anticipées. Enfin, le Labour de Corbyn, prisonnier de son ambiguïté sur la question du Brexit, ne réunit que 14,1 % des voix alors qu’il en avait obtenu 40 % aux élections générales de 2017.

Analyser ce recul « à chaud », en prenant en compte le contexte national forcément diversifié des vingt-huit pays membres, n’est pas une tâche aisée. Peut-être faut-il d’abord souligner l’existence de facteurs exogènes, indépendants de la volonté des acteurs. La focalisation sur les enjeux migratoires, la demande de sécurité dans un contexte post-attentats et la montée des nationalismes desservent la gauche radicale, ainsi d’ailleurs que la gauche sociale-démocrate, qui passe de 186 à 153 eurodéputés et n’a jamais été aussi faible. Mais le recul de la gauche « radicale » ne s’explique-t-il pas également par ses choix stratégiques, en l’occurrence par le tournant « populiste » de ces dernières années ?

Il convient de définir ce terme si flou et si galvaudé. Durant les années 2000, les états-majors de la gauche européenne regardèrent avec intérêt les succès électoraux de leurs homologues latino-américains. Ils en tirèrent une série d’enseignements à même de redonner des couleurs à une gauche européenne coincée dans la double impasse d’une extrême gauche aussi impuissante qu’incantatoire et d’une social-démocratie convertie à la doxa néolibérale. Cette troisième voie, dite « populiste », théorisée avec sophistication par les philosophes Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, se caractérise par quatre éléments : substituer le clivage « peuple/oligarchie » au clivage « gauche/droite », se doter d’un leader charismatique apte à incarner les aspirations populaires, prendre appui sur les mobilisations sociales en leur offrant une articulation politique et réinvestir des signifiants traditionnellement accaparés par la droite (l’ordre, la nation, la sécurité).

De la fulgurance au handicap

Cette stratégie « populiste » a porté ses fruits sur le Vieux Continent, surprenant même parfois ses propres promoteurs. Elle a permis à Podemos de mettre fin à trente ans de bipartisme en Espagne, à Jean-Luc Mélenchon de se hisser à 600 000 voix du second tour de la présidentielle ou encore à Jeremy Corbyn de s’emparer de la direction du Parti travailliste. D’autres partis de gauche radicale ont eux aussi connu de récents succès électoraux en s’inspirant de la stratégie populiste, mais sans la revendiquer ouvertement. C’est le cas de Syriza (vaste coalition de partis arrivée au gouvernement en Grèce en 2015) et du Parti du travail de Belgique (d’origine marxiste-léniniste, resté trois décennies à moins de 1 % des voix, le PTB en recueille désormais 13,5 % en Wallonie).

Ces expériences délivrent un enseignement : les partis populistes effectuent souvent des percées électorales, mais ils se révèlent peu endurants. La stratégie populiste permet, en effet, de faire une irruption fulgurante dans le jeu politique, de passer rapidement de 1 %-2 % à 15 %-20 %, mais elle s’avère peu efficace, voire handicapante, pour maintenir l’étiage à 20 %. Trois raisons expliquent ce paradoxe. D’abord, les résultats du parti dépendent fortement de la popularité du leader, qui peut s’effondrer à la suite d’une « affaire » (la villa à 600 000 euros achetée par Pablo Iglesias, les perquisitions au siège de LFI, les accusations d’antisémitisme envers Jeremy Corbyn) ou s’éroder lentement en raison d’une routinisation du charisme.

La scission entre Pablo Iglesias et Iñigo Errejon à la tête de Podemos ainsi que les critiques formulées publiquement par Clémentine Autain à l’encontre de sa formation montrent d’ailleurs combien la question de la démocratie interne est épineuse au sein d’entreprises partisanes calibrées sur un leader charismatique. Deuxièmement, l’électorat des forces populistes (plutôt jeune et urbain) se caractérise par sa volatilité et ses prédispositions à l’abstention. Enfin, la rhétorique de l’ordre, de la nation et de la sécurité, qui permet à court terme d’attirer à soi des électeurs modérés refusant de donner leur voix à une force perçue comme « extrémiste », peut, à moyen terme, se retourner contre les populistes de gauche et contribuer à la droitisation de la vie politique.

Les dirigeants populistes de gauche, tacticiens chevronnés, n’ignorent pas les faiblesses et les risques mentionnés à l’instant. C’est pourquoi, quand la situation l’exige, ils savent mettre de l’eau dans leur vin populiste afin de revenir à un discours de gauche plus classique. En Espagne, après avoir proclamé durant deux années que l’axe gauche-droite était périmé, Podemos a fait alliance, en 2016, avec les communistes d’Izquierda Unida, renouant ainsi avec une identité de gauche assumée.

Dans la même veine, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon a présenté aux élections européennes des candidats d’origines communiste, socialiste, écologiste et chevénementiste, tandis que les plus fervents tenants de la ligne populiste ont quitté LFI ou en ont été évincés. Le député des Bouches-du-Rhône, qui propose de constituer une « fédération populaire »pour les municipales de 2020, n’a, semble-t-il, pas entièrement fait le deuil de la gauche plurielle (1997-2002).

Au fond, derrière un clivage en apparence insurmontable, les tenants de la stratégie populiste et les partisans d’une union de la gauche partagent un présupposé massif : ils font des élections le lieu privilégié de la vie politique. Il est pourtant permis de voir dans l’isoloir un dispositif de dépolitisation, de démission et de dépossession, d’autant que les zadistes, Nuit debout et les « gilets jaunes » ont substitué à l’élection un nouveau mode d’action : l’occupation.

Manuel Cervera-Marzal est sociologue et philosophe à l’université Aix-Marseille. Il a notamment écrit « La Gauche et l’oubli de la question démocratique » (D’ores et déjà, 2014) et « Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? », (éditions Le Bord de l’eau, 2016)