De l’éclectique Sunset Boulevard, l’écrivain Charles Bukowski n’a retenu que le côté populaire. Son bungalow n’a pas bougé, un prodige dans une ville en perpétuel devenir.
Vous pouvez courir longtemps après le fantôme de Charles Bukowski (1920-1994), il est aussi fuyant que l’homme pouvait l’être. Il vous mène vers des culs-de-sac, des rues aveugles dans les quartiers résidentiels, en lisière du centre-ville, où l’on se pince pour sentir le moindre souffle de poésie, des endroits vagues qui ne ressemblent à rien. Une vie d’écrivain, après tout, ne ressemble pas à grand-chose. Des journées assis à un bureau. Des heures à lire, à haute voix quand ça vous prend. Des promenades au fil des rues pour chercher l’inspiration. Quelques pauses dans les bars du quartier des affaires pour noyer sa confusion. Rien de très spectaculaire.
En contrebas de Sunset
Il en reste peu de traces en marge des pages. Surtout à Los Angeles, toujours occupée à détruire son patrimoine. Los Angeles qui se fout bien de ses romanciers. Los Angeles, la ville des fantasmes et des souvenirs en pagaille qui s’évertue à vivre au présent. Los Angeles, la cité à laquelle les récits de Bukowski donnent une âme, une humanité, un sexe. Los Angeles qui aurait pu ne rien garder de son génie si, en 2007, une armée d’inconditionnels, menée par le comédien Johnny Depp, ne s’était levée pour empêcher la destruction d’une maison où l’auteur des Contes de la folie ordinaire (1972) avait écrit ses livres majeurs.
La gloire, Bukowski s’en foutait si elle ne lui rapportait pas d’aller dans de beaux draps parfumés. « Quand je meurs, disait-il, ils peuvent balayer mon œuvre avec la crotte des chats. » Il reste donc un bungalow sans attrait, planqué derrière un grillage, avec un coin de pelouse brûlée par le soleil et les gaz d’échappement. Une micro-forteresse plantée au milieu des immeubles du centre-ville et dont on se demande bien combien de temps elle tiendra face à la flambée de l’immobilier. Si on ne la visite pas, on peut rêvasser sur le trottoir, quand le soleil décline, aux nuits où l’écrivain s’épuisa là, dans de longs rushs d’adrénaline. Le quartier était calme, il l’est encore ; le romancier, lui, ne l’était pas. La rue devait vibrer de sa présence : « Et merci pour m’avoir fait habiter là, au 5124 De Longpre Avenue/Quelque part entre l’alcoolisme et la folie. »
Le bungalow est situé en contrebas de Sunset, dans la portion est du boulevard qui serpente sur près de 40 kilomètres. Pas loin d’une église ukrainienne, dans un quartier que se divisèrent les communautés thaïlandaise et arménienne. Bukowski a toujours exagéré le charme populaire de sa rue, qu’il décrivait comme le dernier îlot de Skid Row, le quartier désormais rasé des laissés-pour-compte, des clodos, des putes, des Indiens même, qu’on avait chassés des réserves et dont la greffe en ville ne prenait pas. Il travaillait à la poste alors et il commençait à écrire pour lui, près de la fenêtre en regardant les gens : « Ils passent pendant que je tape à la machine/surtout des femmes/je suis en short (torse nu)/et ils me voient pendant que je sue mon poème/comme si je battais à mort un vieux porc. »
Dans les bars et les cantines
Il était arrivé à Los Angeles en 1923, l’année même où on érigea, dans les collines, un signe géant à la gloire de Hollywood. Il connaissait comme sa poche la capitale du septième art, il lui arrivait de boire là où boivent les stars et les scénaristes paumés, et parfois de se soûler sur les banquettes pourpres de Musso & Frank. Mais lui voyait le petit peuple, la foule de travailleurs échouée là au soleil et figée dans ses rêves de réussite. Il en faisait partie. Avant de devenir romancier, il était un damné comme les autres, trimant à des places absurdes, ou se brisant le dos à la tâche. Il baratinait pour tisser des liens (avec les femmes surtout) dans les bars et les cantines dont certains tiennent encore debout par miracle, comme la cafétéria Clifton’s, l’un des plus anciens établissements de la ville, « où l’on payait ce qu’on pouvait quand on n’avait pas beaucoup d’argent, où l’on ne payait rien quand on n’avait rien ».
Depuis le Journal d’un vieux dégueulasse, sulfureuses chroniques publiées dans la presse underground locale, ses récits fourmillent de détails qui offrent un portrait sans pareil de quartiers dont les contours s’effacent toujours. Bukowski est un bon guide. Il a forgé dans les rues son style d’humaniste rude et truculent. On les a vidées de toute leur saleté (« quand vous nettoyez une ville, vous la tuez », écrivait-il) mais elles sont encore là, les grandes avenues du centre-ville, dans le nouveau décor flambant des gratte-ciel qui ont poussé près de la salle des Lakers, l’équipe de basket locale, et de l’auditorium Disney. Les misérables, les malheureux, les oubliés, les orphelins de sa plume ne sont que plus perdus.