Il n’ira plus voir les arbres centenaires au jardin de l’hôpital. Ivon Thomas a emporté sa petite télé, les photos des repas de fête collées sur les murs de sa chambre, embrassé l’équipe soignante et l’animatrice en larmes au moment des adieux. A 87 ans, il aura vécu sept ans en service de gériatrie au sein de l’hôpital Paul-Brousse à Villejuif (Val-de-Marne) : « Une seconde famille », sourit-il. A contrecœur, ce retraité d’EDF a plié bagage le 30 avril, pour poser le lendemain sa valise dans la maison de retraite toute proche. « A l’hôpital, il y avait toujours des infirmières, des aides-soignantes les jours fériés, relève sa fille, Isabelle. Pourvu qu’il y ait assez de personnel pour détecter les symptômes dépressifs de mon père ! »
Dans le bâtiment de l’établissement de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) où vivait M. Thomas, une trentaine de lits sont en passe d’être clos. Ces fermetures de chambres sont un avant-goût d’une vague inédite : l’AP-HP prévoit en effet de réduire de « 30 à 50 % » le nombre de ses lits de gériatrie au sein de ses unités de soins de longue durée (USLD) d’ici à 2024.
Un tournant dans l’histoire de l’institution, qui gère plus de la moitié de l’offre hospitalière de ce type en Ile-de-France, avec 2 392 lits. Ces structures sont conçues pour des pathologies au long cours qui nécessitent un suivi médical quotidien. Les patients y paient leur hébergement. Le tarif est un peu plus élevé que dans la plupart des maisons de retraite publiques ou associatives – à l’exception de celles de Paris. Mais médecins, infirmières et aides-soignantes en unité de long séjour sont près de trois fois plus nombreux au chevet du malade qu’auprès des résidents des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) publics.
Pour prendre le relais des lits hospitaliers supprimés, l’AP-HP table sur la création d’un nombre équivalent de places dans de nouveaux Ehpad. Mais conscient de « la sensibilité du dossier », son patron, Martin Hirsch, cherche à désamorcer les critiques, voire l’hostilité, que suscite ce projet de restructuration sans précédent dans une région où l’Agence régionale de santé (ARS) préconisait en 2018 une augmentation du nombre d’USLD dans certains départements pour faire face au vieillissement. En novembre 2018, l’AP-HP a présenté devant l’agence un projet de fermetures de 1 061 lits dans ce type d’unité, soit la suppression de près de 50 % des places actuelles.
Un plan « inévitable »
Selon cette projection que Le Monde s’est procurée, Paris perdrait 269 lits, soit plus d’un quart des 1 007 places actuelles. Le Val-de-Marne, 326 lits, soit 44 % du total. La Seine-Saint-Denis verrait la totalité de ses 179 lits supprimée, les Hauts-de-Seine seraient privés de 80 lits. Ces places seraient compensées par autant de lits répartis dans cinq nouveaux Ehpad. Ce document est une hypothèse de travail parmi d’autres, explique l’AP-HP. « Aucun scénario n’est arrêté pour le moment », insiste Pierre-Emmanuel Lecerf, son directeur général adjoint. « C’est une réforme qui doit se regarder territoire par territoire dans un dialogue avec les collectivités », explique-t-on à l’ARS où l’on répète qu’« il n’y a pas d’objectif chiffré à ce stade ».
Au siège de l’AP-HP, pourtant, l’objectif initial de la direction était d’arrêter « une trajectoire d’évolution » d’ici à « la fin du premier semestre » 2019. Même si l’échéance devait être repoussée, « le plan stratégique USLD » est considéré comme « inévitable ».
Pour des raisons d’abord budgétaires. En 2013, l’AP-HP s’était engagée, moyennant des crédits de l’ARS, à rénover ses bâtiments de gériatrie vétustes, voire indignes, où l’on compte encore 55 % de chambres doubles. Or, ces travaux ont été à peine entrepris. Peu attractives, ces unités subissent la concurrence des Ehpad. L’occupation des lits, en baisse, s’établit à 89 %. Or, non occupé, un lit ne donne droit à aucune dotation de l’ARS. L’AP-HP évalue le manque à gagner de la sous-occupation à plus de 13 millions d’euros par an.
Bien décidée à combler ce déficit, l’AP-HP s’est donné pour objectif de doter les bâtiments de près de 100 % de chambres simples, ce qui réduit mécaniquement le nombre de places. « L’objectif est de faire mieux dans des bâtiments modernes, humanisés au sein desquels les moyens humains et médicaux seront renforcés pour se concentrer sur les soins de longue durée les plus lourds »,explique M. Lecerf.
Pénurie de gériatres hospitaliers
L’AP-HP fait valoir que l’enjeu principal de la réforme, conçue en concertation avec plusieurs gériatres, est l’amélioration de la prise en charge des malades. De fait, une grande partie de la communauté médicale défend le projet dans son principe. « Ce plan de conversion va dans le bon sens, se félicite Joël Ankri, chef de service à l’hôpital Sainte-Périne, à Paris. Ces dernières années, les USLD n’ont pas bien sélectionné leur population » si bien qu’ « une grande partie des patients, explique-t-il, ne relève pas d’une prise en charge médicale hospitalière quotidienne et serait mieux en Ehpad ».
De son côté, Olivier Saint-Jean, chef du service de gériatrie à l’hôpital Georges-Pompidou à Paris et à l’hôpital Corentin-Celton (Hauts-de-Seine) estime que « seuls 10 % des patients qui vivent en unité de soins de longue durée ont un état qui justifie d’y être. Nul besoin pour les autres d’être condamnés à vivre la fin de leur vie à l’hôpital ! Pour ces patients moins dépendants, des Ehpad publics offriraient des prestations plus adaptées et souvent moins chères ».
En 2017, une enquête de l’ARS sur le profil pathologique des patients a conclu que seuls 35 % des patients en unité de long séjour nécessitaient des « soins médicaux très importants » justifiant leur hospitalisation. L’AP-HP note, elle, que 38 % des patients sortent de ces structures pour rentrer chez eux ou aller en Ehpad, signe qu’ils ne sont pas en très grande perte d’autonomie.
Enfin, ce plan est présenté comme une nécessité du fait de la pénurie de gériatres hospitaliers. « On ne fait pas bien notre travail de prise en charge des malades gériatriques faute de personnel soignant suffisant, affirme Georges Sebbane, chef de service à l’hôpital Avicennes, à Bobigny, et à l’hôpital René-Muret, à Sevran (Seine-Saint-Denis). Il y a un non-interêt croissant pour le secteur gériatrique des soins de longue durée , que ce soit de la part des jeunes médecins comme des infirmières. Une évolution est donc impérative ».Par ailleurs, poursuit-il, « il faut mener la bataille pour que les Ehpad puissent mieux remplir leur mission, ce qui suppose de densifier leur personnel paramédical et de les aider à établir des passerelles avec l’hôpital ».
Mais la décision de l’AP-HP suscite une sourde résistance dans les couloirs de certains services de gériatrie. « Quand on veut tuer son chien on dit qu’il a la rage, soupire Christophe Trivalle, chef de service à Paul-Brousse. L’AP-HP joue sur tous les tableaux – déficit, pénurie de médecins, d’infirmières – pour dire qu’il est préférable de se débarrasser des vieux et que d’autres s’en occupent ! La vérité, c’est qu’on a laissé les services de gériatrie tomber en désuétude. »
Pour ce détracteur de la réforme, la proportion de patients qui requièrent une prise en charge à l’hôpital est sous-évaluée par l’AP-HP. En 2011, l’ARS avait établi que plus de 59 % des patients avaient un profil justifiant une hospitalisation en unité de long séjour. Comment expliquer qu’ils ne soient que 35 % aujourd’hui, s’interroge le docteur Trivalle. Dans un document interne de juillet 2018, l’AP-HP soulignait, de fait, la « nécessité de trouver un outil fiable pour mesurer la charge de soins pertinente » des malades dans ces structures.C ChristopheTrivalle n’est pas le seul gériatre à dénoncer cette stratégie. « Fermer des lits va accentuer le goulot d’étranglement dans les autres services de gériatrie, redoute un chef de service d’un hôpital de la petite couronne. Il sera plus difficile encore de trouver des lits pour les personnes âgées qui viennent aux urgences. »
« Réduire le déficit financier de l’AP-HP »
Surtout, les médecins opposés à la réforme estiment que développer les Ehpad « n’est pas la panacée ». « On risque d’aggraver leurs charges avec des patients très lourds alors qu’ils n’ont déjà pas assez d’infirmières de nuit et moins d’aides soignantes que nous »,s’alarme un gériatre.
De leur côté, les syndicats CGT et SUD-Santé demandent « un moratoire du plan de fermeture ». « On a la désagréable sensation que le seul moteur de cette affaire est la volonté de réduire le déficit financier de l’AP-HP d’ici à 2023. Si c’est le seul mobile, ce n’est pas entendable ! », déplore Olivier Youinou, cosecrétaire général du syndicat SUD-Santé. Le projet de l’AP-HP « n’est pas réfléchi. Vouloir appliquer en 2020 un plan de modernisation des bâtiments prévu en 2013 est totalement anachronique compte tenu de l’évolution des besoins liés au vieillissement de la société ».
A l’hôpital Emile-Roux, à Limeil-Brévannes (Val-de-Marne), une partie du personnel soignant s’est déclarée en grève depuis le 18 février à l’appel de la CGT et de SUD-Santé « contre la fermeture programmée de 150 places en USLD », affirme Maurice Tarcy, délégué CGT au sein de cet hôpital. « On ne peut pas fermer des lits pour des raisons financières sans réfléchir à l’avenir de la filière gériatrique à l’échelle du Val-de-Marne et de toute l’Ile-de-France », avertit Fabien Cohen, porte-parole de la Coordination de vigilance du groupement hospitalier Henri-Mondor, qui soutient le mouvement.
Une position que partagent également des gériatres de l’AP-HP. « Cette réforme doit nous rendre inventifs, prévient Olivier Saint-Jean. L’AP-HP a réussi à développer un service de soins à domicile et en Ehpad. Il faut aller plus loin, imaginer par exemple comment créer des soins coordonnés de type USLD à domicile. Ce plan est l’occasion ou jamais de faire un pas en avant vers une gériatrie plus moderne ! »