Après les polémiques initiales sur les coûts et les délais, les travaux du super-métro Grand Paris Express sont enfin tous lancés. La compétition pour l’attribution des contrats fait rage entre les majors du BTP, Bouygues, Eiffage et Vinci. Les défis techniques se multiplient
DOSSIER
Et de cinq. « Amandine » et « Claire », les quatrième et cinquième tunneliers déployés pour creuser les galeries souterraines du Grand Paris Express, commenceront fin avril et début mai leur labeur de taupe dans les profondeurs d’Arcueil et de Thiais (Val-de-Marne). Trois autres progressent déjà d’une dizaine de mètres par jour en vitesse de croisière. Ces trains-usines pilotés à l’aveugle sont tout sauf des bolides. Mais en 2019, tout s’accélère. D’ici à décembre, quinze tunneliers seront à l’ouvrage autour de la capitale. Au total, 111 chantiers sont actifs en ce début d’année : travaux préparatoires, percement de tunnels ou creusement pharaonique des gares, toutes les lignes de ce réseau de 200 kilomètres, 68 gares et 7 centres techniques sont désormais bel et bien lancées.
« C’est l’année du passage à l’acte : après des années de concertation, d’études, de passations de marchés, nous sommes entrés dans une phase industrielle.On n’aura jamais vu une telle concentration de tunneliers en Europe ! », se félicite Thierry Dallard, le président de la Société du Grand Paris (SGP). L’établissement public est chargé de réaliser ce super-métro, le plus gros chantier du Vieux Continent, censé donner corps au Grand Paris et faciliter la vie des 7 millions d’habitants de la métropole.
L’année 2017 avait été marquée par les polémiques sur l’inflation des coûts prévisionnels, passés en cinq ans de 25 à 35 milliards d’euros. L’annonce avait entraîné la mise en pause du projet pendant des mois, le temps pour l’équipe Macron, nouvellement arrivée, de comprendre dans quoi elle mettait les pieds. En 2018, la controverse est venue du recalage du calendrier par le gouvernement, qui a retardé la mise en service de plusieurs lignes de quelques années au nom du réalisme technique et budgétaire. La décision a réveillé la colère des élus locaux – et enterré l’espoir de voir certaines lignes opérationnelles pour les Jeux olympiques de 2024 à Paris.
Cette fois, la SGP espère être sortie des turbulences et l’annonce fièrement : en 2019, le Grand Paris Express « change d’échelle ». La machine à distribuer des contrats tourne à plein régime. La SGP a d’ores et déjà attribué une douzaine de marchés de génie civil pour des tunnels, des gares et des ouvrages annexes, pour un total de près de 7 milliards d’euros hors taxes…
Dans les entreprises du BTP, c’est le branle-bas de combat pour répondre à cette cascade d’appels d’offres et gérer cette profusion de chantiers titanesques, qui s’ajoutent aux projets menés par la RATP et la SNCF en Ile-de-France, comme le prolongement des lignes 11 et 14 ou le RER Eole. « En deux ans, nous avons répondu à plus de 10 milliards d’euros d’appels d’offres pour les transports du Grand Paris, pour lesquels nous avons constitué des équipes dédiées », témoigne Pascal Hamet, chez Eiffage. Cet ingénieur dirige la réalisation du plus gros lot de génie civile attribué à ce jour par la SGP : cinq gares, 20 kilomètres de tunnels et 18 ouvrages annexes de la ligne 16, pour près de 2 milliards d’euros…
Sur un marché du travail en forte tension, les majors du BTP doivent redistribuer leurs effectifs, faire venir des collaborateurs des régions ou rapatrier des équipes de l’étranger, recruter, former cadres et compagnons… L’ensemble du secteur des travaux publics commence à ressentir des difficultés de recrutement. Le projet mobilise déjà quelque 5 000 salariés, mais, bientôt, 15 000 personnes œuvreront à sa réalisation. Dans les grands groupes, mais aussi dans une cascade de sous-traitants : 2 000 entreprises, dont 1 200 TPE et PME, sont déjà engagées dans le chantier. Face à la pénurie, les employeurs craignent une inflation des salaires. D’autant que tous les coups sont permis. « On voit parfois des chefs d’équipe ou des contremaîtres quitter une entreprise pour une autre avec toute leur équipe, c’est très mal perçu », raconte un bon connaisseur du milieu.
Colossal marché
Le secteur a tout d’un coup grand besoin des métiers rares des travaux souterrains, pilotes de tunnelier ou mineurs-boiseurs… « Nous avons commencé à mettre en place des vagues de formation deux ans avant la passation des marchés, explique Bertrand Burtschell, directeur général adjoint des grands travaux en France chez Bouygues Travaux publics. Nous avons développé le premier simulateur de pilotage de tunnelier, un concept qui n’existait pas, et mis en place une formation diplômante dévolue aux pilotes. »
Face à cette surchauffe de l’activité, les entreprises, pas si nombreuses à pouvoir se disputer ce colossal marché, se battent-elles vraiment sur tous les contrats ? Les prix ont tendance à s’envoler, alimentant le soupçon d’un effet d’aubaine plus que d’une concurrence acharnée… « La compétition est âpre », balaye Pascal Hamet. Eiffage a remporté son marché de la ligne 16 face à une alliance entre Vinci et Bouygues, numéros un et deux mondiaux du BTP… « C’était David contre Goliath, sourit M. Hamet. Nous étions moins chers d’environ 125 millions d’euros, mais nous avions surtout des choix techniques différents. » Pour Bouygues aussi, c’est d’abord sur l’ingénierie que se joue le match : « On essaye évidemment d’établir le meilleur prix, mais notre marque de fabrique n’est pas le low cost », résume M. Burtschell.
Pour tenter de limiter la dérive des prix, la SGP a convaincu des outsiders d’entrer dans la course face aux trois majors françaises. Des groupes plus modestes formant des alliances de circonstance, comme NGE et Demathieu Bard, mais aussi des européens, comme le poids lourd italien Salini Impregilo. « Une entente implicite est possible à deux compétiteurs, pas à cinq ; en réalité, il y a une compétition féroce, un peu absurde même dans ce contexte de pénurie de ressources », assure Orso Vesperini, directeur général adjoint de NGE.
Cette irruption d’Italiens, de Suisses ou d’Espagnols sur leur chasse gardée hexagonale est vue d’un mauvais œil par les Français, qui pointent le risque que ces étrangers débauchent leurs propres équipes, ou qu’ils n’assument pas leurs responsabilités en cas de gros pépins de chantier. Leur concurrence est d’autant plus mal vécue que certains groupes français ont essuyé plusieurs déconvenues : si Eiffage arrive bon premier au jeu des contrats gagnés, Bouygues n’a pas été très heureux avec les lignes 14, 16 et 17, et Vinci a perdu plusieurs gros marchés. « Ils sont absolument furieux », sourit un acteur des travaux publics.
Pour toutes les entreprises, le Grand Paris Express est une formidable carte de visite. « C’est une expérience très valorisante car le sous-sol parisien est un enfer en termes de complexité technique », apprécie M. Vesperini. Non seulement les tunnels sont creusés à des profondeurs peu courantes, jusqu’à 50 mètres, mais ils traversent une géologie très accidentée. « On va traverser des terrains meubles, marneux, sableux, avec de l’argile, des blocs de grès ou de calcaire », liste Pascal Hamet. « Pour certains lots, on creuse sous le niveau supérieur de la nappe phréatique, dans un contexte de milieu urbain très dense, avec le souci de limiter les nuisances aux riverains », complète Bertrand Burtschell.
Injection de tonnes de ciment dans la terre, congélation du sous-sol, travail dans une atmosphère pressurisée : les entreprises déploient la grosse artillerie pour consolider et étanchéifier les souterrains, et éviter les affaissements en surface. Malgré des milliers de sondages, impossible de tout prévoir. « On est confrontés à des surprises qui imposent de s’adapter en permanence : il ne suffit pas de dérouler le plan »,prévient M. Burtschell.
Autant dire qu’à cette échelle de chantier, les calendriers politiques sont un brin théoriques et les coûts toujours sujets à glissade. Pas sûr que la SGP soit définitivement débarrassée des polémiques, d’autant que les entreprises, même si elles prennent toujours un peu de marge dans les coûts et les délais, n’ont pas intérêt à surestimer les risques. Si elles prévoient une grande quantité d’aléas au moment de l’appel d’offres, elles ne sont pas compétitives et ne gagnent pas…
Le gouvernement a décidé de dates de mise en service des lignes à partir de 2024 et jusqu’en 2030. Il reste donc cinq ans pour achever les premiers tronçons. Est-ce tenable ? La SGP a entrepris une revue complète du projet, par le biais d’un audit indépendant et en consultant les entreprises, pour examiner le calendrier ligne par ligne, avec une date d’achèvement et des étapes intermédiaires à respecter. Le tableau est rassurant : « A priori, on n’aura pas à corriger le calendrier, assure Thierry Dallard. Tous les indicateurs nous disent que ça rentre, avec une marge pour gérer les aléas, et on sait qu’il y en aura. »
Des mauvaises surprises, il y en a déjà. La mise en service de la ligne 15 Sud a été retardée de quelques mois, au premier semestre 2025 : les ingénieurs se sont rendu compte en débutant le chantier, en septembre 2018, que la réalisation de la gare de Saint-Maur (Val-de-Marne) risquait de fragiliser le RER A et ont dû changer de méthode constructive. A la Défense (Hauts-de-Seine), la future gare de la ligne 15 Ouest doit être entièrement repensée pour tenir la date de 2030. Sa construction juste sous le centre commercial des Quatre-Temps, ses parkings souterrains et ses fondations, a viré au casse-tête : il est apparu en mars qu’avec les méthodes envisagées, le chantier prendrait… 200 mois, soit dix-sept ans de travaux. Tout est à revoir.
Soupçons de « favoritisme »
Pour encaisser les imprévus sans gonfler encore le budget global, M. Dallard a reçu pour mandat de réaliser des économies sur le projet, de l’ordre de 2,6 milliards d’euros. Quelque 700 pistes sont à l’étude, du tracé des lignes à l’équipement des gares. La SGP se prépare aussi à bouleverser le cadre réglementaire de ses marchés : les prochains appels d’offres seront passés sur le mode de la conception-construction, censée limiter les risques de dérapages. Ces énormes marchés intègrent à la fois le génie civil, le matériel ferroviaire, les réseaux électriques. De quoi tout résoudre en un seul appel d’offres au lieu d’une dizaine… Surtout, ils laissent une large autonomie aux groupements candidats pour concevoir leurs solutions techniques et les mettre en œuvre, les obligeant ensuite à assumer les éventuels surcoûts ou incidents.
Les entreprises sont prêtes à jouer le jeu. A condition d’être payées pour. « Ce sont des appels d’offres qui demandent énormément d’études, ça peut coûter 10 à 15 millions d’euros chaque fois, sans être sûr de l’emporter, souligne Orso Vesperini, chez NGE. Il faut que la SGP rembourse la moitié de ces frais de candidature, sans quoi on ne pourra pas se permettre de participer… » La discussion se poursuit entre la SGP et les entreprises, qui souhaitent que les risques liés aux inconnues du sous-sol soient partagés avec le maître d’ouvrage, et non laissés à leur seule responsabilité.
Dans cette épreuve de force feutrée avec le BTP, la SGP espère être enfin en position de force pour négocier. Après des années de sous-effectifs imposés par Bercy, une faiblesse souvent avancée pour expliquer l’envolée des prix sur certains appels d’offres, l’établissement public va finalement disposer des ressources pour gérer ces contrats et encadrer ces marchés : ses effectifs vont tripler en deux ans, passant de 200 à 600 salariés. « Nous sommes en train de structurer la société, de revoir l’organisation et les process », détaille Thierry Dallard.
Le super-métro n’en a pour autant pas forcément terminé avec les crises. M. Dallard a beau mettre en avant ses efforts de concertation, la recherche d’économies alarme les élus locaux, qui rejettent un « Grand Paris au rabais » et menacent à tout moment de partir en guerre contre la SGP. La société est par ailleurs toujours sous le coup d’une enquête préliminaire du parquet national financier pour des soupçons de « favoritisme » dans la passation de plusieurs marchés, après des signalements de l’association Anticor et de la Cour des comptes. Et beaucoup à Bercy n’attendent qu’une occasion pour rogner les ailes de l’établissement, dont l’autonomie budgétaire, la liberté de recrutement et la capacité d’emprunt agacent énormément au ministère des finances. Dans les sous-sols comme dans les antichambres, la route vers 2030 est semée de chausse-trappes.