Vous qui entrez ici, laissez toute espérance »… Les lecteurs de Psychologie de la connerie (Editions sciences humaines, 384 pages, 18 euros) n’ont manifestement pas été rebutés par cet « avertissement » en forme de clin d’œil à Dante : tiré initialement à 3 000 exemplaires lors de sa publication, en octobre 2018, l’ouvrage a vu ses ventes quasiment multipliées par vingt depuis. Une quinzaine de traductions sont prévues, à destination notamment des Etats-Unis, de la Russie, de la Corée du Sud, de la Suède, ainsi que de pays de langue arabe. Un second volume est prévu pour l’automne. Un projet de documentaire est en cours de finalisation.

Le directeur de cet ouvrage collectif, Jean-François Marmion, rédacteur en chef de la revue Le Cercle psy, est stupéfait par ces résultats. Le « petit succès » qu’il espérait avant l’automne est devenu, l’hiver venu, le premier best-seller des Editions sciences humaines, écrasant toutes les ventes enregistrées depuis vingt ans par cette austère et modeste maison, où une telle réussite a presque fini par inquiéter. « Est-ce que ça mérite bien cet intérêt ? », s’est demandé Jean-François Marmion. « Le doute rend fou, la certitude rend con », écrit-il dans son livre. Parions que cet auteur passe (au moins) le plus clair de son temps dans le premier camp.

« Diagnostic fatidique »

Doit-on s’aventurer a posteriori sur les raisons de ce succès ? Le risque est grand de se rendre ainsi victime du « biais rétrospectif » qui est, apprend-on, l’une des innombrables facettes du con : elle lui fait dire à la maternité « J’étais sûr que ce serait un garçon », et devant sa télé « J’étais sûr que Macron serait président ». Tant pis. On indiquera que l’ouvrage est de belle facture et que, au-delà de son titre accrocheur, trente contributeurs prestigieux – parmi lesquels le sociologue Edgar Morin, le Prix Nobel d’économie Daniel Kahneman, ou encore le neuropsychiatre Boris Cyrulnik – donnent corps à ce « livre paradoxal », selon l’expression de Jean-François Marmion : « Un ouvrage qui peut paraître gag, mais qui est très sérieux. »« La théorie des connards », « la connerie en connaissance de cause », « le langage de la connerie »… Une somme de connaissances est ici réunie, sans que le livre prétende éradiquer le mal dont il rend compte. Bien au contraire.

C’est que d’autres biais accroissent notre perception du problème, jusqu’à le rendre totalement envahissant. Ainsi le « biais de négativité », plus communément appelé ici « radar à connerie », dont nous sommes malheureusement tous équipés. Ce biais nous conduit à « repérer plus rapidement un con plutôt qu’un génie dans un environnement social complexe ». Bref, on est cerné. Et quand on ne l’est pas, on croit qu’on l’est.

« Plus on avance dans le livre, plus c’est anxiogène », prévient son pilote (décidément trop honnête pour un auteur de best-seller). C’est-à-dire que, au fur et à mesure des éclaircissements apportés, le brouillard s’épaissit. Angoissant paradoxe. Mieux vaut sans doute ne pas chercher à lutter. D’abord car ce serait la mer à boire : « Qu’elle suinte ou qu’elle perle, qu’elle ruisselle ou déferle, [la connerie] est partout. » Ensuite parce que se savoir atteint est peut-être – autre paradoxe – un moyen de limiter un tant soit peu les effets du mal qui nous ronge tous : « Si vraiment vous vous croyez plus intelligent et plus exemplaire que la moyenne, le diagnostic fatidique n’est pas loin : vous êtes peut-être un porteur sain de la connerie qui s’ignore… »

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