26 Mars 2019
Michaël Fœssel : « On n’en a pas fini avec les années 1930 »
Par Nicolas Truong
Selon le philosophe, les politiques sécuritaires, migratoires et économiques des gouvernements actuels, de Sarkozy à Macron, justifient une comparaison avec 1938, année lors de laquelle la République française a affaibli sa démocratie.
Philosophe, professeur à l’Ecole polytechnique, Michaël Fœssel publie Récidive. 1938 (PUF, 192 pages, 15 euros), une traversée de l’année 1938 à partir des préoccupations politiques de l’année 2018, un aller-retour incessant entre le passé et le présent. Il explique pourquoi, comme en 1938, année durant laquelle le gouvernement avait mis en place une sorte d’état d’urgence permanent, la France d’aujourd’hui affaiblit dangereusement l’Etat de droit.
Qu’est-ce qui vous a fait plonger dans l’année 1938 et ses spectres ?
Michaël Fœssel : Je suis tombé sur 1938 un peu par hasard, à travers la presse de cette année désormais accessible en quelques clics, sur les sites Gallica et Retronews. Pour un historien qui tente d’expliquer les logiques d’une époque, la presse n’est certainement pas la meilleure des archives. Mais pour quelqu’un qui cherche à se placer dans la tête d’un lecteur de l’époque qui ne sait de son présent politique que ce que lui en disent ses journaux, cette lecture à distance constitue un exercice édifiant. Ce qui m’a fait « rester » en 1938 et lire quotidiennement la presse de cette année pendant plusieurs mois est le sentiment troublant de ne pas être vraiment dépaysé. J’ai découvert 1938 à un moment où la question de ce qui nous arrive politiquement se pose avec une certaine urgence. « Populisme », « post-démocratie », « illibéralisme » : faute d’être convaincu par ces termes, j’ai voulu les confronter à un passé où la démocratie française est allée de défaite en défaite.
« De quoi les années 1930 sont-elles la manifestation, et en avons-nous définitivement fini avec cela ? », vous demandez-vous, plutôt que de prédire un « retour » de ces années sombres. Pourquoi, malgré tout, cherchez-vous les ressemblances plutôt que les dissemblances, les analogies que les différences ?
Prise à la lettre, la formule « retour des années 1930 » n’a aucun sens : il n’y a pas de répétition à l’identique en histoire. Je ne crois pas pour autant que l’on en ait fini avec les années 1930, tout simplement parce qu’elles ne constituent pas un accident de l’histoire auquel le consensus démocratique d’après-guerre aurait mis un terme définitif. Les années 1930 appartiennent à la modernité et, malgré les prophéties postmodernes, nous n’avons pas changé d’époque. Pour le meilleur comme pour le pire.
Si le fascisme est réactionnaire, il l’est sur un mode moderniste au sens où il utilise tous les moyens mis à sa disposition par la modernité (en particulier par la technique) pour réaliser son projet de violence archaïque. Nous nous situons précisément à un moment de l’histoire où la croyance dans le caractère évident de la démocratie est démentie de toutes parts. C’est pourquoi, découvrant 1938 à partir d’inquiétudes actuelles, j’ai été sensible à des logiques qui reposent sur l’idée de « mobilisation ». La mobilisation des énergies individuelles au profit d’un projet autoritaire ou de solutions radicales se retrouve dans les deux périodes, même si elle n’emprunte pas les mêmes voies et n’atteint (heureusement) pas la même intensité aujourd’hui.
Pas de photos, ni d’images d’archives, vous n’avez lu que des journaux qui paraissent l’année 1938. Que vous inspirent ceux qui paraissent dans les années 2018 ? Et avez-vous trouvé des nouveaux « Je suis partout » ?
C’est la grammaire de 1938 qui m’a le plus retenu. Cette année-là, on lit dans la presse une radicalisation du discours politique, une recherche éperdue de coupables (juifs, métèques, communistes, socialistes, républicains), une fatigue à l’égard du droit qui aboutissent au rejet cumulé du Front populaire et des procédures démocratiques traditionnelles. La demande d’autorité est un mot d’ordre constant, de même que la défiance à l’égard du parlementarisme au nom du danger totalitaire en Europe.
Il est constamment rappelé que la France agit « sous l’œil d’Hitler », mais cela veut rarement dire qu’elle doit se préparer à affronter militairement le IIIe Reich. Cela veut dire qu’elle n’a plus les moyens de s’offrir le luxe d’un Etat de droit. Quelque chose est-il comparable à Je suis partout aujourd’hui ? Dans la presse classique heureusement non. Il faut dire que la législation interdisant l’expression publique de l’antisémitisme et du racisme n’existait pas en 1938. Si l’on s’intéresse, en revanche, à certains réseaux sociaux ou à ce que l’on appelle la « fachosphère », je crains que l’on ne retrouve des passions similaires. Que la mobilisation du ressentiment utilise désormais des dispositifs immatériels n’est pas forcément rassurant.
En 1938, Léon Blum propose de sortir du « libéralisme pur » afin d’éviter la débâcle sociale, alors que le gouvernement d’Edouard Daladier expose son programme « libéral » pour sauver l’économie. En quoi l’analogie avec notre époque est-elle, selon vous, flagrante ?
Il faut partir du point commun objectif entre 1938 et 2018 : ces deux années se situent une décennie après une crise générale du capitalisme. J’ai été frappé qu’en 1938 comme aujourd’hui, on commémore plutôt la crise qu’on ne cherche à analyser ses effets au long cours. C’est pourquoi le projet de Blum de « sortir du libéralisme pur » par l’investissement public est rejeté. Le Parti radical renverse ses alliances en avril et Daladier devient président du Conseil avec le soutien des conservateurs.
La thèse qui s’installe est que la situation économique de la France résulte de la gabegie du Front populaire, pas du tout d’une réplique de la crise de 1929. De là la remise en cause brutale, en quelques jours, de tous les acquis sociaux de 1936 (en particulier la loi sur les 40 heures) et la refonte du code du travail. Au moment même où le « libéralisme économique pur » entre dans une impasse mondiale, la France joue la carte de la dérégulation. Le capitalisme a beaucoup évolué depuis 1938, mais ce qui est commun c’est de miser sur la libération du capital et la dérégulation du travail dans une période de crise systémique. Hier comme aujourd’hui, les effets sociaux, et même démocratiques, d’une telle politique sont alarmants.
Votre exploration de 1938 vous a « moins convaincu de la faiblesse de la démocratie française que du fait que la France n’était plus que faiblement démocratique », écrivez-vous, en évoquant les mesures qui répriment les occupations d’usine ou les discours de « fermeté » à l’égard de l’accueil des étrangers, facilitant notamment la déchéance de nationalité. D’où les similitudes avec notre époque…
Je m’attendais à découvrir une France perdue dans des palabres parlementaires alors que le reste de l’Europe continentale sombre dans la dictature. C’est le récit dominant aujourd’hui : celui de la faiblesse des démocraties face aux régimes autoritaires, une faiblesse qui serait visible dans les accords de Munich. Or, 1938 marque plutôt une remise en cause des règles de l’Etat de droit : la démocratie devient faible parce qu’elle est affaiblie. La concentration du pouvoir entre les mains de l’exécutif est spectaculaire, pratiquement toutes les mesures sont prises après le vote des pleins pouvoirs et sous forme de décrets. Ceux qui visent les étrangers sont effectivement féroces.
On envisage aussi de repousser les élections législatives (prévues en 1940) pour stabiliser le redressement du pays, une mesure qui sera prise l’année suivante dans le contexte de l’imminence de la guerre. La France de 1938 vit dans une sorte d’état d’urgence permanent, une situation qui fait écho avec ce que nous vivons depuis plusieurs décennies (plus de vingt lois sécuritaires en vingt ans). Il faudrait au moins se poser la question suivante : qu’adviendrait-il d’un tel arsenal juridique s’il tombait entre les mains d’un gouvernement antidémocratique ?
Emmanuel Macron est-il, selon vous, en train d’affaiblir la démocratie ?
En explorant 1938, j’ai pensé à des mesures plus anciennes que celles prises sous l’autorité d’Emmanuel Macron, mais qui vont hélas dans le même sens. Après la création, par Nicolas Sarkozy, du ministère de l’identité nationale et toute une panoplie de lois sécuritaires, le projet de déchéance de nationalité (sous François Hollande) a contribué à installer une atmosphère qui inscrit la menace dans le registre identitaire. Cette évolution précède l’apparition du terrorisme islamiste. En 1938, Daladier a instauré un délit d’entraide pour les Français qui portaient secours aux réfugiés, une mesure à laquelle nous n’avons échappé que grâce à la censure du Conseil constitutionnel en 2018.
Plus généralement, les mesures juridiques d’exception semblent être devenues l’unique réplique à la brutalisation des rapports sociaux : de ce point de vue, que l’état d’urgence soit inscrit dans la loi commune ou non ne change rien. Comme le montrent la dernière loi en date dite « anticasseurs » et la tentation de militariser le maintien de l’ordre, la politique menée actuellement, loin de remettre en cause cette évolution, l’aggraverait plutôt. Il y a pourtant des moyens plus efficaces de sauver la République que d’affaiblir l’Etat de droit.
Pourquoi la crise des réfugiés vous rappelle-t-elle celle de 1938 ? Et considérez-vous, comme certains essayistes, que les musulmans d’aujourd’hui sont les juifs des années 1930 ?
Le rapprochement entre les juifs d’alors et les musulmans d’aujourd’hui est douteux, ce pourquoi je ne le fais jamais. En revanche, la thèse selon laquelle nos sociétés contemporaines seraient immunisées contre le retour de l’antisémitisme (et pas seulement celui d’origine islamiste) vole en éclats sous nos yeux. Il faut bien comprendre que les étrangers de 1938 étaient pour l’essentiel des émigrés juifs d’Allemagne, d’Autriche ou de Tchécoslovaquie. A côté de l’antisémitisme congénital de l’extrême droite, se développe dans l’opinion et chez les élites une xénophobie beaucoup plus large, et qui vise les juifs étrangers.
De là, la conférence d’Evian de juillet 1938 aboutit au refus des démocraties occidentales d’accueillir de nouveaux réfugiés. Ce refus sera suivi par l’errance désespérée de bateaux venus d’Allemagne transportant des juifs dont personne ne veut. Je suis Hannah Arendt lorsqu’elle interprète cette restriction drastique du droit d’asile comme un signe de la « contamination totalitaire » des démocraties.
Les deux héros de votre livre sont Georges Bernanos et Henri de Kérillis. Qu’avez-vous trouvé de particulièrement remarquable chez ces intellectuels plongés dans de sombres temps qui n’appartiennent pas à votre famille politique ?
Bernanos est sidéré par la complaisance de ses anciens amis – qui, à l’époque, s’autoproclament « nationaux » – à l’égard des régimes fascistes et du franquisme. Il perçoit parfaitement que, pour eux, la guerre civile contre le Front populaire est beaucoup plus importante que la défense armée contre l’hégémonie allemande. Il s’exilera d’ailleurs au Brésil en 1938. Kérillis, un authentique réactionnaire, crée un journal, L’Epoque, pour stigmatiser le défaitisme et l’antisémitisme des « nationaux » (il vise surtout [Charles] Maurras). Je cite ses éditoriaux d’après l’Anschluss [l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie] qui sont véritablement prophétiques par rapport à 1940.
Ces deux figures sont, à tous les sens du terme, exceptionnelles. J’ai admiré leur courage et leur lucidité. Il se trouve qu’ils viennent de la droite de cette époque et qu’ils résistent à ses dérives. Cela dit, je rends aussi hommage à Blum, au communiste Gabriel Péri ou à un journal progressiste comme Marianne. Simplement, de là où je me situe, je reconnais que j’ai été moins étonné par leur attitude.
Mais n’existe-t-il pas aussi un « fascisme de gauche » ?
Certains fascistes sont venus de la gauche, à commencer bien sûr par Mussolini lui-même. Par contre, « fascisme de gauche » a selon moi autant de consistance que « cercle carré ». Pour une raison simple : quelle que soit la manière dont on définit la gauche, il faut faire intervenir l’idée d’égalité. Or, tous les fascismes sont des idolâtries de l’inégalité : biologique, sociale ou raciale. En 1938, la gauche française est traversée par des tendances antidémocratiques qui trouvent leur forme extrême dans le stalinisme.
Il faut continuer à méditer cet égarement tragique, mais, aujourd’hui, je ne pense pas que la menace européenne, ou même mondiale, vienne de ce côté-ci de l’échiquier politique. La vérité est plutôt que la gauche, sous toutes ses formes, se trouve dans un état de faiblesse historique dont même ses adversaires devraient convenir.
Le combat ne consiste-t-il pas aujourd’hui paradoxalement pour un homme de gauche à défendre les « démocraties bourgeoises » (et donc libérales) face à la menace des « populismes » (et leurs régimes illibéraux) ?
Je crains que 1938 nous enseigne plutôt que, dans les périodes de fascisation, les politiques du style Front populaire et les démocraties libérales sont emportées par la même vague. Je ne vois, par exemple, chez Orban ou Bolsonaro, rien de libéral (politiquement) et rien de social (économiquement). A mon sens, le Front populaire a eu l’immense mérite d’intégrer les classes populaires à un projet d’émancipation, et donc d’ôter toute base sociale au fascisme en France.
L’attachement à la démocratie libérale, même au principe de la représentation, se nourrit de politiques en faveur de la justice sociale. Le mouvement actuel des « gilets jaunes » confirme que l’on ne peut pas découper la démocratie en tranches : l’amour de l’égalité renforce la croyance dans des institutions libres. Et l’affaiblissement de l’un entraîne l’érosion de l’autre. C’est pourquoi je m’inquiète de l’aspect autoritaire des politiques néolibérales menées depuis plus d’une décennie, par l’actuel gouvernement comme par ceux qui l’ont précédé.
L’idée, déjà présente en 1938, est que la démocratie doit devenir plus « forte », moins « laxiste », pour faire face à ce que l’on appelle aujourd’hui « populisme » et à ce que l’on appelait alors « fascisme ». On doit avoir toutes les prudences à l’égard des leçons de l’histoire, mais on peut se souvenir que la République se défend le mieux contre ses ennemis lorsqu’elle n’abdique sur aucun de ses principes démocratiques.
Comment expliquez-vous l’extrême droitisation actuelle de la vie intellectuelle française ?
L’un des points de comparaison entre 1938 et les années que nous venons de vivre est le déplacement du curseur idéologique vers la droite. Dans les deux cas, mais beaucoup plus rapidement en 1938, on passe de la promesse démocratique à une réécriture du présent autour d’angoisses identitaires. C’est la victoire de [Maurice] Barrès sur Rousseau : tous les malheurs de la France viendraient de ce qu’elle a perdu ses racines. L’immigration devient « grand remplacement », la montée des inégalités « insécurité culturelle », l’émancipation collective un cauchemar de fin du monde.
On parle beaucoup de la disparition des grands récits, je constate plutôt la constitution d’un grand récit national et autoritaire qui commande l’interprétation de tous les événements. En 1938, les manifestations pour la « retraite des vieux » étaient présentées par la presse conservatrice comme des exigences de « voraces » inconscients de la gravité de l’heure. Aujourd’hui, la même presse décrit le mouvement des « gilets jaunes », qui au départ ne faisait paraître aucune revendication dans ce domaine, comme la révolte de petits Blancs menacés par la submersion migratoire. On ne remarque pas assez que le perdant inattendu de cette évolution intellectuelle est le libéralisme politique.