24 Février 2019
Danielle Tartakowsky : «L’interaction de l’histoire de Paris avec ses milieux populaires a généré l’existence d’un mythe du peuple»
Par Damien Dole — 24 février 2019
A l'occasion de la publication par «Libération» d'une carte interactive sur le Paris «populaire», l'historienne explique sa vision de ce concept mouvant.
Dans une série de travaux, Danielle Tartakowsky a notamment travaillé sur le monde ouvrier et les mouvements sociaux. Ancienne directrice de l’université Paris-VIII, la chercheuse est également présidente du Comité d’histoire de la ville de Paris. L’historienne donne sa définition du «populaire», ce qui différencie Paris des autres villes en France à ce sujet, et revient sur le concept récent qu’est l’invisibilisation de l’histoire populaire dans l’espace urbain.
Qu’est-ce que le «populaire» ?
C’est un terme difficile à définir. A Paris, cela renvoie à un ensemble de métiers qui, pendant longtemps, constituent la majorité du tissu urbain et économique – et dont il faut bien évidemment exclure les beaux quartiers, une expression marquée mais qui renvoie bien à l’existence de deux mondes dans la capitale. Même s’il y a des banlieues ouvrières et, intra-muros, de l’industrie jusque dans les années 60, il y a la présence importante de métiers de toute nature qui vont des petits métiers jusqu’à une industrie spécifique. C’est ce qui en fait une ville populaire. A Berlin ou Vienne, par exemple, il y a plutôt le poids d’une dimension ouvrière forte, à la fois du point de vue social, politique et presque urbain. Or «populaire» renvoie à une certaine fluidité. Les espaces urbains parisiens majoritairement constitués d’Italiens ou de Portugais, loin de constituer des ghettos comme on les avait longtemps assimilés, étaient aussi des lieux où il y avait une forte circulation. On ne peut comprendre le «populaire» sans cette notion de mobilité, de fluidité qui a caractérisé Paris, plus que certaines autres villes. J’arrête évidemment ce tableau au début des années 70, puisqu’il s’est opéré selon moi un tournant.
Quelle distinction peut-on faire entre le «populaire» et les «classes populaires» ?
C’est plus un problème de discipline que d’objet : les «classes populaires» pour la sociologie ou la géographie politique, et le «populaire» pour l’histoire. Nous abordons sur des formes un tout petit peu différentes cette même réalité sociale. Le terme «populaire», comme celui de «peuple», sont des termes flous, notamment parce qu’ils renvoient pour une part à une réalité floue. Si on parle de «classe populaire», on aurait tendance à fixer et cela irait à l’encontre de cette dimension de circulation et de fluidité que j’évoquais, alors que «populaire» nous laisse un peu plus de libertés.
Qu’est-ce qui différencie l’étude du «populaire» à Paris et dans d’autres villes ?
Je ne crois pas qu’on puisse étudier exactement de la même manière, en tout cas sur la moyenne durée des XIXe et XXe siècles, les milieux populaires de Paris et dans d’autres villes, de France et hors de France. L’interaction de l’histoire de la ville avec ses milieux populaires a généré l’existence d’un mythe du peuple. Et ce peuple de et par Paris dans certaines circonstances est construit comme une image du peuple de France. Dans une comparaison que nous avions menée, notamment avec l’historien Jean-Louis Robert, le Peuple dans tous ses Etats, OJ Winter avait montré qu’il y avait des milliers de milieux populaires à Londres mais pas au sens où on entend un peuple de Paris.
Est-il possible de faire une histoire populaire de Paris sans parler des banlieues ?
On ne le peut pas évidemment pas. La circulation Paris-banlieue, contrairement à ce qu’on a longtemps dit, est une circulation forte à tous égards. Mais, indépendamment des liens démographiques et économiques évidents qui existent entre Paris et sa banlieue, je crois que s’est construite une histoire commune. «Les Parisiens sont en banlieue», écrit Louis Chevalier, c’est la réponse qu’il donne à votre question. Il y a une réalité socio-historique d’un peuple de Paris ancré dans les milieux populaires mais qui circule souvent de manière contraire par-delà les faubourgs puis les boulevards extérieurs. Annie Fourcault avait montré qu’on avait une géographie mouvante des peurs urbaines mais je dirais que la géographie de l’imaginaire politique du peuple de Paris circule selon ces mêmes barrières – les faubourgs, Belleville, Saint-Denis et au-delà.
Peut-on faire une histoire populaire qui mêlerait les espaces urbains et le monde rural ?
C’est tout le problème du flou inhérent au terme de «populaire». Si par «populaire» on renvoie globalement à des catégories socioprofessionnelles qui sont des «petits», pour reprendre un vocabulaire qui a beaucoup marqué la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle, il est évident qu’on peut analyser les milieux populaires dans leurs différentes formes d’habitats, de rapport à l’espace. Mais je crois que ça aboutit à une dilution totale dans la mesure où la réalité des milieux populaires n’est pas de même nature selon qu’il s’agit de milieu populaire dans la grande ville avec ce qu’il suppose d’ascenseur social qui joue bien plus fortement que dans le monde rural. Cela occulte aussi les rapports différents au politique. Et on glisserait presque vers des formes de pittoresques, qui ne sont pas les mêmes selon les régions. Il y a enfin le risque d’une contre-histoire, d’enfermer les classes populaires dans un ghetto dans lesquels ils ne sont pas. Dans un pays comme la France, les milieux populaires, et plus encore urbains, ont occupé une forme de centralité dans la construction de la culture et de l’imaginaire politiques.
Comment s’inscrit le «populaire» de droite ?
Dans mon travail sur la Manif pour tous, j’avais montré que les droites et les catholiques entretiennent un rapport avec le temps qui n’est pas de même nature que le mouvement ouvrier et ses avatars consécutifs entretiennent avec l’histoire. A gauche, il y a un effet cumulatif quand la droite s’ancre dans un temps conservateur, l’ordre naturel des choses. Les milieux populaires de droite se mobilisent, mais en tant que «gens», pas en tant que «peuple». Pour qu’il y ait une manif très puissante en France il faut, à gauche, que, en longue durée, les syndicats en soient la base logistique et, à droite, en longue durée également, que les catholiques ou les anciens combattants constituent cette base. De ce point de vue là, les gilets jaunes montrent d’ailleurs qu’une page s’est tournée.
Y a-t-il une invisibilité, voire une invisibilisation, de l’histoire populaire dans l’espace urbain ?
Cela dépend quand. Jusque dans les années 70, ce n’est pas un sujet, parce qu’il y a une visibilité en actes, il n’y a donc pas besoin de s’inscrire dans l’espace. A partir des années 70, c’est différent. A Paris, Evelyne Cohen a montré que jusqu’en 1937 les guides touristiques ne vont jamais au-delà de la place de la République. Le guide de 1937 met le pied au Père Lachaise et au mur des Fédérés, en renvoyant aux manifestations auxquelles Léon Blum s’est rendu en 1936. Ce sont les pratiques qui autorisent la visibilité, et les milieux populaires dans leur diversité, en particulier de gauche, ont longtemps eu le sentiment que certains espaces étaient leur espace. Donc qu’il n’y avait pas besoin de marquage. En septembre 1958, De Gaulle décide de présenter la Constitution place de la République, et il est évident que De Gaulle, qui a un vrai sens de l’histoire, s’approprie le territoire de l’autre. Les communistes le perçoivent également comme ça, et une contre-manifestation est organisée. Le mouvement ouvrier avait l’impression d’être chez lui dans ses quartiers et donc pourquoi voulez-vous dire «Je suis chez moi» quand je le sais et que les autres le savent aussi ? L’invisibilisation renvoie à une histoire populaire qui s’est désormais figée.