Le chercheur au CNRS Alain Chouraqui s’inquiète de voir la crise sociale nourrir les extrémismes
ENTRETIEN
Alain Chouraqui est directeur de recherche émérite au CNRS et responsable de la chaire Unesco « Education à la citoyenneté, sciences de l’homme et convergence des mémoires ». Il a fondé et préside le site-mémorial du camp des Milles, lieu d’internement et de déportation pendant la seconde guerre mondiale situé près d’Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône).
Comment expliquez-vous les actes et paroles antisémites qui ont émaillé les rassemblements de « gilets jaunes » ces derniers week-ends ?
L’histoire européenne montre, à chaque fois, que l’antisémitisme est un révélateur d’un état social déstabilisé. Il n’est donc pas étonnant qu’il se développe aujourd’hui. Les chemins entre crises et antisémitisme ont été creusés dans l’inconscient collectif. Les juifs sont souvent perçus comme appartenant aux élites, notamment intellectuelles et financières, et quand un mouvement s’attaque aux élites, il s’attaque, rapidement, aux juifs.
Enfin, dernier facteur non négligeable : il y a des infiltrations extrémistes bien réelles chez les « gilets jaunes ». Et ces extrémismes, malgré leurs oppositions idéologiques, ont deux points communs qui les ont rapprochés dans l’histoire : le rejet du « système » – concept ô combien fantasmatique – et celui des juifs. D’où d’improbables alliances rouge-brun dont le nazisme fut la pire illustration. Si les « gilets jaunes » condamnaient clairement ces dérives, ce serait un point important.
Au sein du camp des Milles, vous étudiez les processus autoritaires qui ont mené aux génocides du XXe siècle. La France est-elle aujourd’hui sur une voie qui vous inquiète ?
Nos sociétés vivent depuis des décennies dans une instabilité croissante et durable, dans laquelle on ne doit pas voir un simple virage, une crise entre deux états stables. Le développement inédit des interactions entre les hommes, les cultures et les entreprises fait vivre aux personnes une accélération constante des changements, dont la mondialisation n’est qu’une dimension. Le mouvement des « gilets jaunes » est aussi une expression de l’inquiétude que génère cet accroissement de la complexité.
Face à cela, certains cherchent du simple, voire du simpliste, et du stable. C’est la porte ouverte à l’autoritarisme nationaliste ou religieux dont la démagogie rassure les individus par des soi-disant certitudes collectives. Jusqu’alors, cet appel au pouvoir fort et à l’exclusion des « autres » n’apparaissait que lors de crises ponctuelles, comme celle de 1929. Mais quand l’instabilité tire durablement sur les nerfs d’une société, cette tentation a de l’avenir. Face à cela, la construction des autonomies, des capacités à élaborer ses propres repères, est la seule alternative. Mais long est l’apprentissage de la « difficile liberté », selon le mot [du philosophe] Levinas.
Quels signes vous font penser que la démocratie est en danger ?
Nos travaux au camp des Milles montrent que la dynamique qui, au XXe siècle, a conduit des sociétés ordinaires jusqu’aux génocides procède toujours d’engrenages nourris d’extrémismes, en particulier identitaires. Et de recherche de boucs émissaires. Dans cette dynamique, nous avons repéré trois étapes. La deuxième, qui mène de la démocratie au régime autoritaire, répond à une série d’éléments bien identifiés : « perte de repères », « institutions attaquées et ébranlées », « rejet des élites », « crise hors de contrôle », « désordres, agressions ». Ces critères sont presque tous cochés aujourd’hui.
Où peuvent mener ces engrenages ?
Un basculement institutionnel est possible. Pas forcément par un changement de régime. Cela peut procéder par le durcissement continu des lois, des discours de dirigeants ou d’opposants, autour de thèmes privilégiant le sécuritaire sur les libertés, l’identitaire sur le politique ou le social. Sur ce dernier point, les revendications initiales des « gilets jaunes » ont remis les choses à leur place. Mais nous sommes dans un climat inflammable, où chaque acte, chaque acteur, chaque institution, peut faire la différence pour apaiser ou, au contraire, menacer la paix civile.
Rien ne sert d’entretenir la mémoire des expériences tragiques si c’est pour ne pas voir qu’un régime autoritaire peut s’installer à nouveau en France. Heureusement, l’histoire nous montre aussi que le processus est résistible… si l’on y résiste. Mais mon inquiétude est grande, même si le peuple français me paraît assez mesuré.
Le grand débat national vous semble-t-il une solution d’apaisement ?
Nous vivons un moment dangereux mais il peut être une chance en nous permettant de progresser sur de vrais sujets sociaux et d’améliorer notre démocratie. Un peu comme après 1968, où un certain nombre de questions fortes – le rapport à la consommation, le sens du progrès, le rapport femmes-hommes – ont infusé dans la société.
Il faut agir vite et fort pour répondre aux impatiences sociales, notamment sur les questions de répartition des richesses et d’évolution des formes de consultation et de décision démocratiques. Le pouvoir politique n’est qu’un des acteurs du changement et il faut probablement se résigner par avance à ce que les résultats soient imparfaits et se répartissent entre mesures rapides et processus plus longs, associant citoyens et corps intermédiaires, y compris, pourquoi pas, dans un dispositif utilisant les nouvelles technologies pour impliquer les citoyens en amont et en aval des lois.
Une part de l’avenir immédiat va se jouer dans le rapport raison-passions. Le socle d’un dialogue existe car la justice sociale, l’égalité et la dignité sont des valeurs partagées. Mais le dialogue démocratique ne peut fonctionner qu’avec un minimum de raison. La démocratie peut mourir de l’irruption de la violence, quelle qu’en soit l’origine, sur un fond de peurs et de haines.
Certains députés proposent de sanctionner l’antisionisme comme l’antisémitisme. Qu’en pensez-vous ?
Il est clair tout d’abord que, comme toute politique, les politiques israéliennes doivent pouvoir être librement critiquées. Cette critique en elle-même n’est pas de l’antisionisme. En revanche, les exemples abondent d’un antisionisme qui a été et est encore le masque et l’aliment de l’antisémitisme, en ex-URSS, dans certains pays arabes, en Iran, dans les mouvements islamistes et chez leurs alliés, et jusque dans les rues de notre pays. Faut-il un nouveau texte ? En tout cas, c’est la mission du juge de prendre en compte la gravité de la situation en exerçant une plus grande fermeté dans l’application de la loi face à tous les actes racistes, et en particulier de sanctionner l’antisionisme antisémite.