Tribune. «Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde», disait Albert Camus. C’est aussi une recette médiatique et politique si l’on en juge par l’écho et le succès éditorial de Christophe Guilluy, dont les ouvrages se veulent les porte-voix d’une supposée «France périphérique», condamnée par la mondialisation et abandonnée des politiques publiques. Bien qu’étant souvent présentée comme «politiquement incorrecte», son approche est largement répandue et réutilisée dans l’ensemble du champ politique, de gauche à droite. Elle pose au moins deux problèmes majeurs.
D’une part, bien qu’usant d’oripeaux scientifiques (cartes, statistiques), ses ouvrages s’affranchissent de toute précaution et objectivité pour alimenter des arguments tronqués ou erronés. D’autre part, ces «fausses vérités» ont des effets performatifs : elles contribuent à faire advenir les caricatures qu’elles prétendent constater ou condamner. Laurent Wauquiez par exemple, a dévoilé une stratégie électorale fondée sur la reconquête de la France périphérique, adoubant une ligne de fracture qui découpe grossièrement le pays en deux ensembles que tout ou presque opposerait. En préemptant ainsi le débat public sur la base de représentations fausses ou biaisées, Guilluy contribue, avec d’autres, à alimenter des visions anxiogènes de la France qui nous fragilisent et nous divisent.
Ce n’est pas un hasard si ces amalgames se sont durablement installés dans le débat public. Ils ont l’avantage du raccourci et fournissent des points de référence dans un contexte qui met à l’épreuve les grilles d’analyse traditionnelles. Mais ils conduisent à des impasses. En effet, nos sociétés et nos territoires n’ont jamais été aussi complexes : les tensions liées à l’accès et à l’exploitation des ressources, les interdépendances sociales et économiques qui nous lient, la diversité des espaces et des cultures qui façonnent nos vies quotidiennes ont pris une ampleur inédite. Ces mutations nous déstabilisent. Elles exigent un effort de réinvention de nos cadres de pensée et d’action, à l’opposé des discours outranciers et caricaturaux. Arrêtons de jouer avec le feu !
Cessons d’opposer entre eux les gens et les territoires, les «bons pauvres» méritants du périurbain et les «mauvais pauvres» «assistés» des banlieues, les «bobos» des centres et les travailleurs des campagnes «qui se lèvent tôt», les citoyens respectueux et dociles et les grognons réfractaires à la réforme ! Bien sûr, il y a des «gagnants» et des «perdants» de la mondialisation, mais les inégalités qui traversent nos espaces et nos sociétés croisent de nombreuses logiques géographiques, sociales, historiques. Elles combinent toutes les échelles d’analyse : la ville, la campagne, les régions, les continents. Elles ne peuvent se résumer à quelques grandes catégorisations faites à la hâte.
De fait, celles-ci ne résistent pas aux analyses empiriques, comme en témoigne une multitude de recherches pluridisciplinaires, ouvertes aux débats mais refusant les instrumentalisations et les fake news. Bien souvent, quelques données simples suffisent à ébranler les idées reçues : sait-on que la majorité des ouvriers du pays vivent dans les villes et leurs banlieues et non dans les espaces périurbains ou ruraux ? Que le revenu médian des habitants des couronnes périurbaines est plus élevé que celui de ceux des villes-centres (Paris étant l’exception et non la règle parmi les grandes aires urbaines) ? Que le petit bassin économique des Herbiers (Vendée) est relativement plus attractif et plus dynamique en matière d’emploi que l’Ile-de-France ? Que le nombre d’enseignants, de médecins, de magistrats, de députés et sénateurs par habitant est plus important dans le Cher qu’en Seine-Saint-Denis ?
Nous ne réglerons pas la crise migratoire par le nationalisme et la construction de murs à nos frontières ; nous ne résoudrons pas la crise écologique par la fuite en avant. De même, nos concitoyens ne vivront pas mieux si nous opposons en permanence centres et périphéries, métropoles et campagnes, banlieues et espaces périurbains. C’est par la recherche des complémentarités entre territoires, par la construction collective de politiques de solidarités que nous dépasserons les limites de la mondialisation telle qu’elle est organisée et souvent subie actuellement. L’enjeu est de redessiner tous ensemble les contours de l’intérêt général ; pour cela, nous n’avons surtout pas besoin de démagogues ou de prophètes de malheur.
Nous sommes un collectif de géographes, sociologues, historiens, anthropologues, économistes, philosophes, politistes. Plutôt que d’opposer schématiquement les savoirs, les thèses et les antithèses, nous essayons de déconstruire et de reconstruire patiemment les controverses qui animent le monde social, sans en gommer les conflits. A rebours d’une posture de «sachant» et de toute considération «morale», nous cherchons simplement à organiser un dialogue entre différentes manières de regarder et de questionner les problèmes, au contact direct de la société. Cela demande des efforts, ceux de tout débat scientifique et démocratique : faire preuve de rigueur et d’honnêteté intellectuelle ; dépasser nos différences disciplinaires, politiques, idéologiques ; sortir du quant-à-soi universitaire ou de la tour d’ivoire confortable de l’expertise ; faire l’exercice d’écoute, de traduction, de mise en commun des idées. De nombreuses initiatives en ce sens fleurissent un peu partout en France.
Mais elles ne suffisent pas. Parce qu’en favorisant la rhétorique du clash au détriment de la controverse argumentée, les logiques manichéennes au détriment de la recherche de la validité empirique, le champ politique et médiatique place sur le devant de la scène des figures et des théories nocives. Et contribue à engager le pays et l’Europe sur un terrain dangereux.
Aussi, nous demandons que le débat public soit mieux informé, plus exigeant et accessible au grand public : si les climato-sceptiques ou les théories du complot ont peu d’audience en France, c’est le fruit d’une maturité collective des citoyens et des institutions. Le même travail doit être mené sur l’analyse de notre société et de nos territoires. Il revient aux gouvernants, aux élus, aux médias de créer les scènes et les moments qui permettent l’émergence d’opinions publiques organisées. C’est dans cette aventure collective, plaçant les citoyens au centre, que s’inventeront les nouvelles questions de notre monde et que se construiront les réponses possibles. Le temps presse.
Les signataires : Florine Ballif, politiste ; Emmanuel Bellanger, historien ; Lise Bourdeau-Lepage, géographe ; Armelle Choplin, géographe ; Anaïs Collet, sociologue ; Aurélien Delpirou, urbaniste ; Fabien Desage, politiste ; Martine Drozdz, géographe ; Camille François, sociologue ; Olivier Gaudin, philosophe ; Carole Gayet-Viaud, sociologue ; Pierre Gilbert, sociologue ; Frédéric Gilli, économiste ; Olivier Ratouis, urbaniste ; Clément Rivière, sociologue ; Nadine Roudil, sociologue ; Philippe Simay, philosophe ; Hélène Steinmetz, sociologue ; Stéphane Tonnelat, ethnographe ; Leïla Vignal, géographe ; Charlotte Vorms, historienne.