18 Août 2024
Par Samuel Blumenfeld
Delon en six films cultes (4/6). En 1969, Henri Verneuil réunit, pour la deuxième fois, Gabin et Delon. Mais le tournage est perturbé par l’affaire Markovic...
Ce film, les partenaires de Delon, Jean Gabin et Lino Ventura, le réalisateur, Henri Verneuil, et le producteur, Jacques-Eric Strauss, craignent qu’il l’abandonne. Nous sommes le 25 mars 1969. Il est 8 heures. L’équipe du Clan des Siciliens se trouve à l’aéroport de Rome pour le premier jour de tournage. Mais Delon n’est pas là. La scène prévue ce jour-là est celle où Jean Gabin, le parrain d’une famille mafieuse d’origine sicilienne installée à Paris, les Manalese, accueille son partenaire américain, perdu de vue depuis des années, pour visiter une collection de bijoux exposée à la Galerie Borghèse. L’objectif est de s’emparer du prestigieux butin et de le faire sortir d’Italie en détournant un Boeing de la ligne Rome-New York. Rien que ça. Dans le film, Roger Sartet, le truand incarné par Delon, dont Gabin et son clan organisent l’évasion, devient l’adjuvant permettant de rendre possible ce casse autrement impensable. Sans Delon, rien ne peut advenir.
Il est 9 h 10. Toujours pas la moindre trace de l’acteur. « Je me demandais franchement s’il allait arriver, se souvient Jacques-Eric Strauss, il n’avait plus donné de nouvelles depuis longtemps. » Si Delon n’est pas là dans la demi-heure, le tournage devient naufrage, et Le Clan des Siciliens n’est plusqu’un beau rêve.
A l’origine, Jacques-Eric Strauss achète en une matinée les droits du Clan des Siciliens, le roman d’Auguste Le Breton, pour Henri Verneuil, et commandite José Giovanni et Pierre Pelegri pour en écrire l’adaptation. Delon et Gabin donnent leur accord. Il s’agit de leurs retrouvailles, six ans après leur rencontre, en 1963, dans Mélodie en sous-sol, d’Henri Verneuil. Lino Ventura dit oui aussi, alors que son rôle de commissaire, absent du roman, reste à écrire.
Mais pour lui, la perspective de croiser à nouveau Gabin après Razzia sur la chnouf (1955), de Henri Decoin, et de partager à nouveau l’affiche avec Delon, deux ans après Les Aventuriers (1967), de Robert Enrico, constitue une garantie suffisante. En fait, les trois acteurs sont ravis de se retrouver, rappelle Delon. « Gabin était heureux de tourner avec « le Lino », comme il l’appelait, et avec « le Môme », comme il m’appelait, Lino était tellement béat d’admiration devant « le Patron » – et moi de même –, devant Gabin, qui était le maître, le patriarche et notre maître à tous que tout ça a fait que la mayonnaise a pris. »
Mais cette mayonnaise a d’abord eu du mal à prendre. Jacques-Eric Strauss reçoit une lettre de Georges Beaume, l’ami et imprésario de Delon, expliquant que son client a trouvé épouvantable le scénario du Clan des Siciliens. Delon en conviendra plus tard, il n’avait en fait rien lu. C’était juste le point de vue de son imprésario. Jacques-Eric Strauss trouve alors le moyen de contourner l’obstacle. Comme il travaille pour le bureau français de la Fox et que Delon est sous contrat avec ce studio américain, il explique à la star qu’en renonçant au film, les frais déjà engagés seront à sa charge. Cette fois, Delon lit le scénario et lève toute réserve, se contentant de formuler deux ou trois remarques sur son rôle, « d’une incontestable pertinence », reconnaît Jacques-Eric Strauss.
Au-delà du prestigieux label Twentieth Century Fox apposé sur Le Clan des Siciliens, le polar de Verneuil est un film sur lequel le patron emblématique de la firme américaine depuis 1944, Darryl F. Zanuck, a son mot à dire. Au point d’imposer, bien qu’aucun rôle n’ait été écrit pour elle, sa compagne de l’époque, Irina Demick, une mannequin et actrice apparue dans Le Jour le plus long (1962), la production titanesque de Zanuck sur le débarquement en Normandie.
Depuis les années 1960 et jusqu’à la fin des années 1970, les grandes firmes américaines produisent en direct des films français : Adèle H., La Chambre verte et L’Homme qui aimait les femmes, de François Truffaut, Le Roi de cœur, de Philippe de Broca, Le Voleur, de Louis Malle, avec Jean-Paul Belmondo. Les films de Verneuil, aussi, modèle idéal pour Hollywood d’un réalisateur capable de concurrencer les Américains sur le terrain du cinéma de genre et d’action. Chaque scène dialoguée du Clan des Siciliens sera, en prévision de sa sortie américaine, tournée en français et en anglais. Depuis le succès phénoménal, aux Etats-Unis, de Plein soleil et de Mélodie en sous-sol, Hollywood rêve toujours de Delon. Le passage, compliqué, entre 1964 et 1966, de l’acteur à Los Angeles doit beaucoup à sa réticence à vivre en Californie, à la nostalgie de sa langue, à l’amour d’une culture et d’un mode de vie français. Bref, la partie ne se joue pas selon ses règles, et donc ça n’a pas marché.
A 9 h 15, l’équipe du Clan des Siciliens aperçoit, à travers l’immense baie vitrée de l’aéroport de Rome, un tout petit avion pointer dans le ciel. Cette tache dans l’horizon grossit peu à peu, pique brutalement sur le tarmac et atterrit en douceur. Un homme seul sort de l’avion, son pilote : Alain Delon. Il arbore une chemise noire, largement ouverte, et un immense sourire. Aujourd’hui encore, les images de cette arrivée restent impressionnantes. On lit sur le visage de l’acteur le bonheur de se retrouver ici, la certitude de produire son effet, tant auprès de l’équipe de tournage que du personnel de l’aéroport, qui n’en revient pas de voir débarquer ainsi la plus grande star européenne. Delon a l’habitude de ces arrivées théâtrales et royales, dans la vie, sur certains tournages, souvent en pilotant son hélicoptère. Mais là, il fait plus fort avec un avion. Il traverse alors la piste, et sa présence suffit à neutraliser le trafic aérien. Rien autour de lui. Ou presque. Car arrive Gabin, pressé de commencer sa journée de travail. Delon se jette dans ses bras et lui lance : « Patron, on va tourner ensemble, ça fait plaisir. »
Gabin a juste le temps de remarquer, par un bref coup d’œil, que son partenaire ne s’est pas donné la peine de saluer son producteur. Delon estime que ce dernier qui, à 32 ans, se révèle d’un an son cadet, lui a forcé la main. « De toute façon, souligne Jacques-Eric Strauss, Delon est cyclothymique. Un jour, il vient et vous embrasse, l’autre jour, il ne vous dit plus bonjour. Il faut le prendre comme il est. »Gabin a pour usage de régir les relations sur un tournage. Cet ordre commence par les civilités. L’acteur de La Grande Illusion surnomme d’emblée Strauss « petit con » – une marque d’affection chez lui. Il demande au « petit con » de s’approcher de lui, fait signe à Delon et lui dit : « Dis donc, tu n’es pas très poli, tu ne dis même pas bonjour à ton producteur. »
L’acteur ne manquera plus jamais à son devoir de courtoisie. « Gabin jouissait d’un énorme respect,souligne Bernard Stora, l’assistant de Verneuil sur le film. Il avait 65 ans à l’époque, faisait très vieux avec sa carrure, ses cheveux blancs, sa démarche. On ne mouftait pas devant lui. Son autorité se marquait pas sa seule présence et les films qu’il avait faits. Quand cela n’allait pas, il intervenait pour mettre tout le monde d’accord. Il était le patron sur le plateau. Même Verneuil n’avait pas l’ascendant sur lui. »
Un des rares films dont Delon gardait un souvenir particulier est Touchez pas au grisbi, le plus grand film policier français des années 1950, qui marque le retour en force de Jean Gabin dans le cinéma français depuis son départ du pays, en 1940, pour rejoindre les Forces françaises libres. Il le découvre à Saïgon en 1954 ou 1955, raconte Delon, quand il est soldat en Indochine. A ce moment, il est à mille lieues de penser qu’il va devenir comédien. Alors jouer avec Gabin…
Mais au début des années 1960, il est impressionné par le duo Gabin/Belmondo – par Gabin surtout – dans Un singe en hiver, l’adaptation du roman d’Antoine Blondin par Verneuil. Au point que son agent, Georges Beaume, fait des pieds et des mains pour qu’il obtienne un rôle dans Mélodie en sous-sol. La Metro-Goldwyn-Mayer estime que la présence de Gabin est suffisante dans le rôle d’un caïd à cheveux blancs et que, pour jouer un acolyte aux dents longues, un inconnu suffira – le tandem doit organiser un casse dans les sous-sols du casino de Cannes. Delon arrive quand même par s’inviter dans le film en proposant un cachet à la baisse.
Mais pour finaliser son arrivée, il faut l’approbation de Gabin. Jacques Bar, le producteur français du film, organise le rendez-vous entre les deux comédiens dans son bureau de la rue Pierre-Charron. L’examen se révélait parfois impitoyable pour certains candidats. Pierre Louis, qui a joué un inspecteur face à Gabin dans Razzia sur la chnouf, explique bien le défi à relever : « A ce monstre sacré, on plaisait ou on ne plaisait pas. Il était parfaitement inutile d’esquisser un brin de cour, de faire assaut de flagornerie, de multiplier les attentions pour obtenir ses faveurs. “Tout ou rien.” A cette devise se limitait son choix éclairé et définitif. »
A peine Delon franchit-il le seuil de la porte que Gabin se lève et lui lance un « Bonjour, monsieur »,ajoutant un geste inhabituel de sa part : il lui tend la main. « Bonjour, monsieur Gabin. Enchanté de vous connaître », répond poliment Delon. Le « monsieur Gabin », cette marque de respect sèche et sincère, conquiert l’intéressé. « J’ai toujours été amoureux et respectueux des hiérarchies de ce métier, explique Delon. Le simple fait qu’un homme comme Jean Gabin se soit levé pour me dire “Bonjour, monsieur”et me serrer la main m’a laissé pétrifié sur place. D’autant que j’en avais plein la vue de cet homme qui, l’année de ma naissance, avait déjà tourné Pépé le Moko. »
Durant le tournage d’Un singe en hiver, la décontraction et la facilité de Jean-Paul Belmondo, y compris dans ses relations avec lui, déroutent Gabin. Alors que sur le plateau de Mélodie en sous-sol, la tension manifestée par Delon, la pression qu’il se met sur les épaules, et une attention de tous instants à l’égard de Gabin, impressionnent autrement ce dernier. Le jeune acteur n’hésite pas à aller au-devant de son aîné pour le saluer quand celui-ci arrive le matin ou à lui téléphoner pour prendre de ses nouvelles quand il ne tourne pas. En fait, Gabin retrouve en Delon l’acteur qu’il fut à ses débuts. La théâtralité exubérante de Belmondo lui reste si éloignée quand le mutisme de Delon, son comportement réfléchi sous des dehors d’adolescent futile, ne peuvent que le séduire. Les deux hommes ont aussi des sujets communs. Tous deux sont d’anciens soldats, dans la marine. Tous deux ont commencé par un tout autre métier. Gabin descendait les escaliers des Folies-Bergère, derrière Mistinguett. Un peu comme Burt Lancaster, ancien trapéziste, le partenaire de Delon dans Le Guépard. Delon estime appartenir à cette famille d’acteurs façonnés par les circonstances de la vie.
Gabin est le seul acteur avec lequel Delon fonctionne en couple. Avec Jean-Paul Belmondo, c’est une autre histoire. Le tandem qu’ils forment dans Borsalino (1974), de Jacques Deray, est teinté de rivalité. Même si tous deux côtoient les cimes du box-office, l’acteur emblématique de la Nouvelle Vague évolue dans un univers parallèle à celui de Delon. Maurice Ronet, que Delon tue dans Plein Soleil et qu’il noie dans La Piscine, apparaît davantage comme son vassal. A Gabin est dévolu le rôle du mentor.
Le tournage du « Clan » a lieu en grande partie dans les studios de Saint-Maurice, en banlieue parisienne. Comme l’explique Bernard Stora, il faut imaginer le plateau à la manière d’un camp au Moyen Age, où il y aurait, pour les trois acteurs phares, la tente du prince, celle du duc, ou encore celle du comte. Gabin a son habilleuse et sa maquilleuse personnelles. Ventura, de même. Pas Delon. Ce dernier entretient des rapports courtois avec tout le monde mais ne copine pas. Cela ne l’intéresse pas. « Il venait pour tourner, précise Bernard Stora. Il vous disait : “A quelle heure vous avez besoin de moi ? On lui répondait 16 h 15. » A 16 h 14, la porte du studio s’ouvrait, et Delon entrait. Entre-temps, soit il était dans sa loge, ou dehors, à la porte du studio. »
Mais quand il ne tourne pas, Alain Delon doit gérer un emploi du temps inhabituellement chargé. Cinq mois plus tôt éclate ce que l’on appelle l’affaire Markovic. Celle-ci apparaît sous la forme d’un entrefilet anodin dans la presse. Le Monde du 3 octobre 1968 écrit : « Le corps d’un homme enveloppé dans une toile de plastique a été découvert dans un ravin près d’Elancourt (Yvelines). Agée de 30 à 40 ans, la victime porte une profonde blessure à la tête qui, l’autopsie l’a confirmé, est à l’origine de la mort. Une enquête est en cours. » Ce banal fait divers va se transformer en affaire d’Etat.
La victime en question s’appelle Stevan Markovic. Il est yougoslave, habite un deux pièces dans l’hôtel particulier d’Alain Delon, rue de Messine, à Paris. Il a été le garde du corps de l’acteur, sa doublure lumière aussi. D’autres choses encore. Il a entretenu une brève liaison avec Nathalie Delon alors qu’elle se trouvait en instance de divorce avec Alain Delon. Markovic est retrouvé le 1er octobre au milieu d’une décharge publique. Les regards se tournent vers Delon, qui est à Saint-Tropez en plein tournage de La Piscine. Dans cette affaire, il n’est pourtant ni suspect ni témoin, et ne sera jamais inculpé.
Seulement, quelques jours avant sa disparition, Markovic écrit à son frère une lettre lui expliquant qu’en cas de malheur, il faudrait chercher du côté d’un certain « AD » et de François Marcantoni. Ce dernier, une des figures du milieu, est un ami de l’acteur. L’affaire prend ensuite un tour politique lorsque circule la rumeur que Markovic négociait des photos compromettantes, prises lors de parties fines, où figurerait la femme d’un homme politique, nommément Claude Pompidou, l’épouse de l’ancien premier ministre Georges Pompidou, qui a quitté Matignon en juillet 1968.
La police fait son travail, contraignant Delon à cinquante-deux heures de garde à vue et d’interrogatoires. Cette pression pèse sur le tournage du Clan des Siciliens. « C’était horrible, se souvient Jacques-Eric Strauss. Il y avait tous les jours deux inspecteurs sur le plateau. A la fin du tournage, Delon partait porte Maillot. On ne savait pas si on allait le revoir. J’attendais dans les couloirs, le commissaire sortait de temps en temps et me disait : “Je crois que ce soir, on le tient.” Ça a duré une semaine mais, à la fin, ils n’ont rien trouvé. Delon a assuré complètement le tournage, il n’a jamais laissé cette affaire perturber son travail. »
Delon redoute l’effet produit par l’une des séquences les plus spectaculaires du film. Non pas celle, dans toutes les mémoires, du Boeing survolant les tours jumelles de Manhattan, puis atterrissant avec sa précieuse cargaison sur une autoroute de la banlieue de New York. Non, la scène qui l’inquiète repose sur la seule précision de ses gestes : menotté, il s’évade sur la route entre le Palais de justice et la prison de Fresnes en sciant le fond de son fourgon cellulaire. C’est une idée de scénariste, inspirée de la véritable évasion de René « la Canne ».
Mais Delon craint que cette séquence soit détournée à d’autres fins : « Je vais tourner ma première scène du Clan des Siciliens au Palais de justice, dans ce qu’on appelle “la souricière”. Je dois sortir du fourgon et entrer dans le cabinet du juge d’instruction. C’est un contrat signé il y a dix-huit mois. Aujourd’hui, je suis à la merci d’une photo, à la“une” des journaux avec des menottes. » Le Clan des Siciliens sort en décembre 1969. Six mois plus tôt, Georges Pompidou est élu président de la République. Les derniers feux de l’affaire Markovic se sont dissipés.
Un sondage Ifop de 1969, sorti au plus fort des rumeurs sur Delon, classe l’acteur parmi les dix personnalités les plus estimées par les Français. Ses trois films qui remporteront le plus grand succès sont Le Clan des Siciliens (4 800 000 entrées), Borsalino (4 700 000 entrées) et Le Cercle rouge (4 300 000 entrées), tous sortis en 1969 et 1970, juste après l’affaire Markovic. Un effet Delon ?
C’est, pour certains, un souvenir d’enfance. Et pour ceux qui découvrent plus âgés Le Clan des Siciliens, un fait marquant de leur vie d’adulte. Dans le film, Delon aperçoit le corps nu d’Irina Demick sur la plage, le fameux mannequin imposé par le producteur Darryl Zanuck. Fulgurante et lumineuse apparition. Delon, cheveux longs, lunettes fumées, blouson crème à même le corps, tourne tel un prédateur autour des formes de sa proie.
La musique qui accompagne la scène est un air à la guimbarde, entêtant, d’Ennio Morricone. Il colle si bien à la respiration de Delon qu’il est difficile de l’effacer de sa mémoire. Delon se révèle en 1969 l’acteur le plus érotique du monde. C’est une chose entendue pour la génération 1968 qui réfrène, à la manière d’un secret inavouable, sa passion pour une star, à ses yeux, trop proche du pouvoir gaulliste. Mais c’est une révélation pour une autre génération, plus jeune, étrangère aux soubresauts de la révolution, dont l’adolescence consiste à observer les gestes assurés et insolents de cet homme, espérant un jour les reproduire. Autrefois élève, Delon se mue à son tour en mentor. Le mentor d’une génération.