18 Août 2024
Par Samuel Blumenfeld
Delon en six films cultes (5/6). En 1970, un cinéaste au sommet de son art retrouve la star. Peu de mots entre eux tant la relation est fusionnelle.
La photographie reste toujours aussi frappante. Nous sommes sur le plateau du Cercle rouge, dans une clairière en marge du relais route de Bel-Air, au nord de La Rochepot, en Côte-d’Or. Le tournage a commencé en février 1970, et il faut avancer sans tarder. Jean-Pierre Melville a une date bien en tête pour sortir son film, son deuxième avec Alain Delon. Ce sera le 20 octobre. Pour le premier, Le Samouraï, en 1967, c’était un 25 octobre. Soit, à chaque fois autour, où le jour même, de son anniversaire. Melville croit à la vérité des chiffres et au maintien d’un ordre immanent qui, s’il est respecté, veillera au succès de son film. Ce fut le cas avec Le Samouraï. Ce sera de nouveau le cas, et même mieux, avec Le Cercle rouge, le plus grand succès de sa carrière avec 4 300 000 entrées.
Au milieu de la forêt, le réalisateur s’apprête à tourner la séquence où, selon l’improbable cosmologie dont il est le concepteur, avec son idée-force d’un hasard objectif, les êtres doivent se rencontrer dans le respect d’un destin décidé par les dieux. Corey, le truand incarné par Delon, tout juste sorti de la prison des Beaumettes, à Marseille, remonte à Paris pour retourner dans son appartement, avenue Paul-Doumer. Il arrête sa voiture sur un chemin de forêt. Dans le coffre de sa Plymouth Fury III, propriété, dans la vie, de Jean-Pierre Melville, Delon sait que s’est réfugié, à son insu, un autre bandit en cavale. Après avoir faussé compagnie au commissaire Mattei dans le train le ramenant lui aussi de Marseille à Paris, Vogel (Gian Maria Volonte) est devenu l’homme le plus recherché par les polices de France.
Dans Le Cercle rouge, la rencontre de trois malfrats – Alain Delon, Gian Maria Volonte et Yves Montand – qui se connaissent à peine relève de l’arbitraire. Leur objectif, le cambriolage de la bijouterie Mauboussin place Vendôme, devient leur chef-d’œuvre. Le piège tendu par le commissaire Mattei, incarné par Bourvil, scelle le sort de ces trois hommes en tragédie.
Sur la photo, Melville, son Stetson sur la tête, le visage obstrué par ses habituelles lunettes fumées, apparaît muet, concentré, mélancolique. « Il portait un masque », remarque Philippe Labro, qui fut le disciple et l’un des plus proches amis de Melville, à partir de 1969, au moment de L’Armée des ombres, jusqu’à la mort du cinéaste, le 2 août 1973, sous ses yeux, au restaurant, d’une rupture d’anévrisme.« Son chapeau, explique Labro, visait à masquer sa calvitie, ses lunettes fumées son regard, son imperméable ses formes. Cet homme masqué, fasciné par les hommes beaux, avait devant lui, avec Delon, le plus beau visage du cinéma français, à ce point magnifique qu’il n’avait pas besoin de masque. »
Toujours sur la photo, les poings de Melville, bien que rangés dans les poches de son blouson, signalent une véritable tension. Le cinéaste se trouve, déjà, au bord de la crise de nerfs. Un état habituel chez cet insomniaque qui déteste les tournages, encore plus ceux en extérieurs, car ils l’obligent à se lever encore plus tôt le matin. Si cela ne tenait qu’à lui, Melville déléguerait cette corvée à un imaginaire frère jumeau. Le réalisateur vit la nuit. La journée, il évolue dans la pénombre, les volets clos et, si nécessaire, en clouant des planches sur les interstices pour ne laisser filtrer aucune lumière.
« Quand nous retournions à son domicile parisien de la rue Jenner, raconte Bernard Stora, l’assistant du réalisateur sur Le Cercle rouge, il se mettait en pyjama, se couchait et sa femme, Florence, lui amenait un plateau avec du poulet froid, des frites et de la mayonnaise en tube, car cela faisait américain. Cela prenait jusqu’à minuit, puis il se rhabillait entièrement et disait : “Venez mon coco, nous allons faire le tour du périphérique.” On prenait sa grosse voiture américaine et, là, il s’exclamait : “Ça, c’est l’Amérique !” » Melville manifeste aussi une paranoïa certaine.
Son exigence absolue à l’égard de son équipe – techniciens et acteurs – le pousse à s’imaginer entouré d’ennemis. Le tournage du Cercle rouge va durer soixante-six jours au lieu des cinquante prévus. « Tout cela, explique le cinéaste, parce que les hommes qui étaient avec moi sur le plateau, les hommes et la femme qui étaient sur le plateau n’étaient pas du tout à la hauteur. » Le monde entier, donc, est contre lui, tente-t-il de se convaincre. Sauf Alain Delon.
Il fallait bien que ce soit lui, Delon, pour que Melville, sur le tournage du Cercle rouge,consente à une pause et l’observe, amusé, en train d’ausculter un poignard de samouraï. Quelques années plus tôt, cette arme avait scellé le pacte entre les deux hommes. Le Cercle rouge marque leur deuxième collaboration, trois ans après Le Samouraï, deux ans avant Un flic (1972), ultime film du réalisateur.
Lorsque, durant l’hiver 1966, Melville se rend à l’hôtel particulier d’Alain Delon, au 22, avenue de Messine, dans le 8e arrondissement de Paris, pour lui lire le scénario du Samouraï, l’acteur interrompt à un moment le cinéaste en regardant sa montre, constatant l’absence de dialogues jusque-là : « Cela fait neuf minutes que vous lisez le scénario, personne ne vous a interrompu. Ce sera ce film, et pas un autre, que je tournerai. » Delon fait une pause, puis demande : « Quel est son titre ? »« Le Samouraï », répond Melville. Sans dire un mot, Delon prend alors Melville par le bras et lui montre sa chambre. Les trois objets qui la décorent sont une lance, un poignard et un sabre de samouraï. C’est comme si le destin du film, acté par les deux hommes, avait été décidé en de plus hauts lieux.
Jean-Pierre Melville repère Delon en 1957, dès son premier film, Quand la femme s’en mêle, dYves Allégret. Il le suit ensuite, au gré de la carrière de l’acteur, à la manière d’une femme que l’on aperçoit, croise régulièrement, en attendant le moment opportun pour l’aborder. C’est à la toute fin des années 1950, avant Plein soleil et la naissance de la star Delon, en le rencontrant par hasard sur les Champs-Elysées, que Melville se décide à lui parler. Il lui fait alors écrire son nom sur son agenda Hermès. Pour tracer un destin. Qui consiste à tourner sous sa direction, le jour où se présentera le projet opportun. En attendant, leur rencontre se trouve déjà inscrite dans les étoiles.
Jean-Pierre Melville se dessine une image de Delon qui tient beaucoup à son physique. Le réalisateur est séduit par un certain naturel, une rare sécurité des gestes, des réflexes, des muscles, des nerfs plutôt. En somme, tout ce qui fait que l’on désigne le plus souvent Delon comme « un bel animal ». Mais, au-delà du talent évident, Melville craint le comportement de star de l’acteur, ses caprices sur un plateau. Des craintes effacées dès la première seconde de tournage du Samouraï, le chef-d’œuvre qui va fixer pour toujours le mythe Delon et définir les canons du film noir moderne : contemplatif, hiératique, fétichiste, métaphysique, proche de l’essence de la tragédie, déconnecté du réalisme qui constituait auparavant l’essence même du polar.
Dans la scène d’ouverture du Samouraï, le tueur à gages solitaire, éliminant ses victimes les mains gantées de blanc, et personnifié par Delon, quitte le lit monacal de sa chambre aux volets clos, regarde son bouvreuil dans sa cage, se lève, se dirige vers un miroir où il ajuste son chapeau, et essuie trois fois son doigt sur son rebord. Melville passe une demi-journée sur ce plan de 3 secondes. Il se place aux côtés de Delon devant le miroir, ajuste lui-même le bord du chapeau. Il le rabat. Ou le relève. Une dizaine de prises ne suffisent pas. De nouvelles répétitions sont nécessaires afin d’ajuster le bord du chapeau, plus que jamais l’objet d’un travail de haute précision. Tout cela sous le regard ravi de Delon, dont le goût pour l’abstraction, la précision des gestes élevés au rang de science exacte, correspond aux obsessions de son metteur en scène.
« Nous nous adressâmes très peu la parole, expliquait Melville. Trop occupés à nous déchiffrer. Il y avait pourtant avant chaque scène de courtes conversations à voix basse, dont je me rappelle la musique et la magie. Nous avions l’attente, la complicité mystérieuse. Ce sont des bonheurs rares pour un metteur en scène comme pour un acteur. Ce fut pour moi et, je l’espère, pour lui, une des plus belles lunes de miel que j’ai jamais connues. »
Melville rêve de Delon. Delon révère Melville. L’écart de génération – Delon a 34 ans au moment du Cercle rouge, Melville 53 – fait de l’acteur ce fils que le réalisateur n’a jamais eu. Delon est attiré par les héros de la guerre. Melville, né Jean-Pierre Grumbach, qui a rejoint les rangs de la Résistance en réponse au statut des juifs édicté par Vichy et pour libérer une France occupée par les nazis, et qui a adopté, durant ces années, son pseudonyme, en hommage à l’auteur de Moby Dick, est précisément l’un des héros de la Résistance. Après un passage en zone libre, le futur réalisateur traverse à pied les Pyrénées. Il rejoint Londres et participe à la campagne d’Italie. Melville et Delon partagent une admiration commune pour la figure du général de Gaulle, au point, pour Melville, de personnifier l’homme de la France libre dans son admirable film sur la Résistance, L’Armée des ombres (1969), réalisé entre Le Samouraï et Le Cercle rouge.
Lorsque Delon achète, en décembre 1970, le manuscrit de l’« Appel à tous les Français »,rédigé à Londres, en juin 1940, par de Gaulle, dans le but de le remettre ensuite au grand chancelier de l’ordre de la Libération, il effectue aussi un geste en direction de Jean-Pierre Melville, au nom d’une fascination mutuelle, d’une certaine idée de leur pays, d’une manière aussi de se conduire et de diriger son existence. En marge, toujours. « Delon va vers de Gaulle, estime Philippe Labro, car, au-delà d’un patriotisme bien compréhensible, le Général est le solitaire qui dit non. Chez Alain, il y a cette référence et cette révérence vers le grand homme. Cela montre très bien qu’il sait qui il est. Au prix de quelles errances a-t-il acquis ce code ? Alain est une personnalité très forte, pas tellement influençable, il trace seul une route. »
Lors de son passage à Marseille, Melville fréquente le milieu. Cette expérience, qui nourrit ses premiers films, Bob le flambeur (1956) et Le Doulos (1962), plaît à Delon. De son côté, la star ne fait aucun mystère de ses relations avec le grand banditisme. Cet aspect ravit Melville, et encore plus les récents démêlés du comédien avec la justice, à la suite à l’affaire Markovic, au sujet de laquelle le cinéaste se trouve d’ailleurs interrogé par les policiers de la première brigade mobile, en septembre 1969. Delon incarne plus que jamais la star absolue aux yeux de Melville.
L’odeur de soufre qui l’entoure parfait un peu plus son aura aux yeux du metteur en scène, au moment où il le retrouve pour Le Cercle rouge. « Delon, estime Melville, est la dernière “star” que je connaisse ; cela va de soi pour la France, mais je me réfère au monde entier. Il est une “star”hollywoodienne des années 1930. Il a même sacrifié à cette obligation propre aux stars des années 1930 : celle d’entretenir un scandale : “Hollywood Babylone !”»
Delon se rend régulièrement, aux commandes de son hélicoptère, dans la maison de Melville, à Tilly, dans les Yvelines. « Ils voulaient se parler sans moi, raconte Rémy Grumbach, le neveu de Melville. Leur conversation rejetait les autres, ils voulaient être seuls et parler. Cela se sentait très bien. »
A propos de Melville, Delon expliquera plus tard :« [Il] connaissait mieux que moi ce personnage qui est en moi. » Un personnage que le réalisateur définit mieux que quiconque, voyant en Delon un homme secret, « replié sur lui-même, introverti dans des proportions qu’il n’imagine certainement pas. Il est de la race qui conserve sa jeunesse intacte et la fraîcheur de son adolescence. Il a retenu l’univers même de son enfance avec ses passions taciturnes et ses mythologies. Il existe chez lui un goût de l’autodestruction tout à fait romantique. Un goût romanesque de la mort qui est certainement dû au fait qu’il a fait la guerre très jeune en Indochine. »
Au début du Cercle rouge, une fois sa voiture garée en pleine nature, son coffre ouvert, Delon demande à l’intrus d’en sortir. Il sort de sa poche un paquet de cigarettes et l’envoie en direction de Gian Maria Volonte, qui l’attrape au vol. Puis Delon lui jette son briquet. Une main occupée par le paquet de cigarettes, l’autre par le revolver, Volonte ne peut rattraper le briquet qui tombe par terre. Il hésite, mais finalement range son arme, se baisse et ramasse le briquet. Delon regarde Volonte allumer une cigarette et lui adresse un sourire timide et ému au moment où l’intrus lui renvoie le briquet. Ce moment entre les deux hommes n’existe que par cette cigarette, les regards suffisent, le code d’honneur est scellé par un regard.
La scène, magistrale, inoubliable, trouve aussi sa force par ce qu’elle raconte des relations entre Delon et Melville. Une connivence sans paroles.« Sur le plateau, note Bernard Stora, Delon et Melville ne se parlaient pas, car ils n’avaient rien à dire. Delon n’était pas intéressé à parler. Melville ne parlait guère. Delon, d’une discipline absolue, était toujours là, disponible quand on avait besoin de lui, connaissant, comme toujours, son texte à la perfection. »
A la différence de la rigueur martiale de son personnage de tueur solitaire dans Le Samouraï, du corset constitué par l’agencement de son chapeau, son imperméable, sa cravate, ses gants, reflet de sa rigidité psychologique, Delon arbore dans Le Cercle rouge des cheveux un peu plus longs, teints en noir, et une moustache. Melville tient à la moustache, un accessoire atypique dans les films de Delon.
L’acteur ressemble tout de même beaucoup à celui du Samouraï, avec le même imperméable Burberry, mais cette fois un peu trop grand, fripé, sanglé à l’extrême. La cravate noire est nouée, mais le col gauche de sa chemise blanche s’échappe de son pardessus – une entorse à rapprocher de la légendaire rigueur melvilienne, qui donne tout son sens à la trajectoire contrainte du personnage incarné par Delon. Trahi par sa compagne, lâché par ses anciens complices, touché par le réconfort d’une cigarette partagée fraternellement avec un inconnu en compagnie duquel il organise le casse d’une bijouterie, Delon n’agit plus pour s’ouvrir les possibles de l’existence, mais pour refermer le livre de sa vie.
Quelque part, ce Delon ressemble à la description si juste donnée par Melville : un homme qui a retenu de son enfance ses mythologies et affiche un goût romanesque de la mort. C’est souvent ainsi avec Melville. Il y a les acteurs qu’il veut et ceux avec lesquels il se brouille à vie. Jean-Paul Belmondo a quitté le plateau de L’Aîné des Ferchaux (1963) après avoir giflé le réalisateur. Lino Ventura n’adresse plus parole à Melville lors du tournage de L’Armée des ombres, et préfère lui payer un dédit plutôt que de le retrouver sur Le Cercle rouge, où il devait tenir le rôle du commissaire Mattei, dont héritera Bourvil.
Durant le tournage du Cercle rouge, le souffre-douleur ne s’appelle pas Yves Montand ou Bourvil, deux acteurs pour lesquels le réalisateur manifestera, après-coup, la plus grande admiration, mais Gian Maria Volonte. L’acteur italien, révélé dans Pour une poignée de dollars, de Sergio Leone, est imposé pour des raisons de coproduction avec l’Italie. Melville voit en lui un grand acteur shakespearien, mais un homme impossible, un comédien incapable de se placer dans la lumière, ne comprenant pas qu’un centimètre à droite ou un centimètre à gauche ce n’est pas la même chose.
Volonte est membre du Parti communiste italien, un engagement qui accentue son éloignement avec le gaulliste Melville. Harcelé, humilié par le metteur en scène, dépassé par la tension que celui-ci fait régner sur le plateau, Volonte préfère quitter le tournage. Alain Delon file à l’aéroport d’Orly, où son partenaire s’apprête à prendre le prochain avion pour Rome. L’acteur lui explique patiemment que son forfait met, non seulement un terme au film, mais, au-delà, à sa carrière. Le lendemain, Delon et Volonte sont de retour aux studios de Boulogne.
Au début du Cercle rouge, le personnage incarné par Delon, sortant de la prison des Beaumettes, récupère ses effets personnels. Dont trois photos du même visage d’une jeune femme que le scénario, écrit par Melville, décrit comme étant« tour à tour gaie, pensive, triste, avec un grain de beauté sur la joue ». Peu après, il manque d’abandonner les photos sur le comptoir d’un café. Dans ce film, la rigueur de la mise en scène reflète l’ascétisme de son personnage principal. Défait, meurtri, négligé, mais avec élégance. Un héros moderne.
Lorsque Delon retourne chez son ancien complice récupérer de l’argent, la jeune femme se trouve dans la chambre d’à côté. Elle est effectivement pensive et triste, et prend les traits d’Anna Douking. Cette actrice débutante poursuivra sa carrière dansJuste avant la nuit, de Claude Chabrol, et la terminera dans des films érotiques comme La Chatte sur un doigt brûlant. Quand Anna Douking se tourne vers l’ancien ami de Delon, une fois ce dernier reparti, elle lui demande ce qui se passe, et il répond de manière détachée : « Rien, rien. »Effectivement, dans Le Cercle rouge, Delon n’est plus rien. Et en même temps, il est tout.