Depuis la crise économique de 2008, Madrid est devenue l’épicentre de transformations politiques et urbaines majeures. Les Indignés reprennent le leitmotiv du droit à la ville (Lefebvre 1968 ; Harvey 2013) et du respect des droits essentiels : « le logement, le travail, la culture, la santé, l’éducation, la participation politique, la liberté de développement personnel et le droit à des produits de première nécessité [1] ». Les Indignados renouent ainsi avec une tradition madrilène du mouvement citoyen, fondé en partie sur l’autogestion (Castells 2008). Cette pratique se retrouve aujourd’hui avec le phénomène des Laboratoires citoyens, créés dans les espaces vacants de la capitale espagnole. Ces Laboratorios ciudadanos n’ont pas fait l’objet d’une stratégie de planification urbaine : ils sont issus de l’élan spontané de citoyens ordinaires (habitants, chômeurs, retraités, etc.) et de collectifs souvent très qualifiés, œuvrant dans les domaines de l’économie collaborative, du numérique, de l’écologie urbaine ou de l’urbanisme social. Actuellement, ces Laboratoires constituent des lieux d’expérimentation d’un urbanisme « de código abierto » – open source – (Tato et Vallejo 2012), et d’une réflexion collective autour des « communs urbains » (Festa 2016 ; Castro-Coma et Martí-Costa 2015). L’enjeu est de faire la ville in situ, avec les ressources des quartiers, plutôt que penser à la place d’acteurs et de collectifs d’ores et déjà présents et organisés.
Les Laboratoires citoyens s’appuient sur les outils de fabrication digitale et une « éthique hacker » (Himanen 2001), pour revendiquer un droit à la réappropriation et à la coproduction d’espaces madrilènes vacants. Ils réhabilitent la figure du « bricoleur » ou du « bidouilleur », propre à la sphère des hackers et des artistes numériques (Ambrosino et Guillon 2016). Une vingtaine de Laboratorios ciudadanos ont ainsi émergé en l’espace de quelques années, à l’image de La Tabacalera, Esta es une plaza ou du Campo de la Cebada. Chaque Laboratoire citoyen tend à se spécialiser dans un domaine particulier, comme l’agriculture et l’écologie urbaine, l’intégration sociale et culturelle, l’art collaboratif ou l’économie numérique.
Un Laboratoire particulièrement emblématique est le Campo de la Cebada, situé à proximité de la Plaza Mayor, en plein cœur de Madrid. Cet espace a vu le jour en octobre 2010, lorsque la ville a décidé de la démolition du complexe sportif du quartier de La Latina. Les habitants et collectifs du quartier se sont alors rassemblés pour créer un espace autogéré et ouvert aux initiatives citoyennes, sociales et culturelles. Ils ont œuvré à la construction de mobiliers urbains, de terrains de sport et de jardins partagés. Pour cela, ils ont utilisé les outils et licences libres de Fab Labs madrilènes pour construire des équipements modulables (bancs, gradins), entièrement réalisés à partir de matériaux recyclés. Ces collectifs ont aussi fabriqué une coupole géodésique de 14 mètres de diamètre et 7 mètres de haut, afin d’accueillir divers événements culturels et sociaux.
Depuis, le Campo de la Cebada a connu un développement important de projets sociaux (systèmes d’échange de services), artistiques (street art, ateliers de photographie, de poésie, de théâtre), sportifs et culturels (avec l’organisation de festivals de musique et de cinéma en plein air). Les activités du Campo sont autogérées lors de rencontres régulières qui réunissent des structures représentatives du quartier (habitants, commerçants, associations) et des collectifs extérieurs (architectes, urbanistes, chercheurs, ingénieurs). Au total, une centaine de personnes interviennent dans la gestion du Campo de la Cebada, qu’elles soient issues du quartier de La Latina ou mobilisées grâce aux différents programmes et workshops mis en place par le Medialab Prado [2]. L’objectif est « que n’importe quel individu se sente concerné et impliqué par le fonctionnement du lieu » (Manuel Pascual, collectif Zuloark). Ainsi le Campo de la Cebada a-t-il « progressivement abandonné son caractère underground, pour permettre une participation citoyenne la plus large possible » (Domenico di Siena, Urbano Humano). Aujourd’hui, de nombreux Madrilènes fréquentent le lieu. Il apparaît comme un outil au service des « problèmes concrets, des défis, des demandes et des aspirations qui se manifestent dans la ville » (Mangada 2015).
Parallèlement au développement des Laboratoires citoyens, des collectifs madrilènes, comme Ecosistema Urbano, Basurama, Todo por la Praxis ou Paisaje Transversal expérimentent un urbanisme fondé sur des modes de gestion collaborative, c’est-à-dire sur l’expérimentation, l’économie de moyens et l’intégration des dimensions artistiques et culturelles (Boneta 2014) [3]. En s’inspirant de l’univers de l’informatique libre, ces collectifs défendent un urbanisme de código abierto ; ils souhaitent donner ainsi un large accès au « code source » de la fabrique urbaine (Markopoulou 2014). Cela se traduit par le développement de méthodes de design thinking et d’outils numériques en mesure de stimuler l’expression citoyenne et la coproduction des projets. On pense par exemple aux projets d’architecture collaborative de Basurama. Un projet intitulé Autobarrios San Cristóbal a permis à certains habitants d’un quartier défavorisé de Madrid de concevoir et de fabriquer un espace public sous un pont. Cette expérimentation s’est effectuée à partir des savoir-faire des habitants, mais aussi du réemploi de matériaux de construction et de déchets urbains (sacs plastiques, pneumatiques, cartons). Dans le même esprit, le projet Paisaje Tetuán a incité les habitants du quartier Tetuán à collaborer avec des collectifs d’architectes-urbanistes, des artistes et des designers, afin de réhabiliter les espaces vacants du quartier et la place centrale Leopoldo Luis. La régénération du marché de San Fernando procède de la même logique. Les habitants, les associations et les centres socioculturels du quartier de Lavapiés ont coproduit la programmation du marché, pour en faire un espace vivant, hybride et ancré socialement. Le marché accueille aujourd’hui une diversité d’espaces : un centre de santé, une crèche, un lieu de coworking, des espaces de vente de produits artisanaux et issus de l’agriculture biologique, ainsi qu’une scène dédiée aux événements culturels.
Cet urbanisme de código abierto porte moins sur l’édification d’œuvres architecturales majeures qu’il ne vise la mise en œuvre d’espaces relationnels, à même de créer les conditions de la fabrique des communs. C’est l’un des objectifs des plateformes numériques collaboratives, qui permettent de rapprocher des mondes sociaux hétérogènes. Ces plateformes jouent une fonction essentielle de middle ground (Cohendet et al., 2011), en connectant l’underground des habitants, usagers, hackers, artistes, et l’uppergound des administrations, des firmes et des ingénieurs.
Ainsi les réseaux sociaux du web facilitent-ils l’autogestion des Laboratoires citoyens et la mobilisation en un temps record de centaines de personnes lors d’événements collectifs. Les plateformes de crowdfunding financent les projets de mobiliers et d’infrastructures du Campo de La Cebada [4]. Les plateformes de mise en réseau des laboratoires citoyens, à l’image du programme Ciudadanía 2.0 (« Citoyenneté 2.0 »), mis en place par le Media Lab Prado et le SEGIB (Secretaria General Iberoamericana), facilitent le partage des ressources et la visibilité des Laboratorios. La carte collaborative Los Madriles recense en temps réel les innovations sociales et citoyennes qui émergent au cœur de Madrid : centres sociaux, Laboratoires citoyens, jardins partagés, interventions artistique, etc. Les plateformes d’appel à projet du Media Lab Prado diffusent les appels à participation pour des expérimentations et des workshops liés à la ville et aux communs urbains : agriculture urbaine, data-visualisation, affichages, patrimoines, modèles économiques urbains, etc. Enfin, certaines plateformes s’affichent dans l’espace public des villes, à l’image de la façade digitale du Media Lab Prado. Cette façade se compose d’un écran interactif qui diffuse en temps réel des informations sur les recherches, les workshops et les expérimentations en cours, de sorte que les habitants du quartier des Lettres de Madrid sont informés de la programmation, tout en ayant la possibilité de publier à leur tour des contenus culturels, artistiques ou relatifs à la vie du quartier.
Le mouvement des communs madrilènes n’est pas sans rappeler les idées situationnistes des années 1960. Ces deux mouvements placent l’expérimentation et la mobilisation de la diversité des savoirs, qu’ils soient experts ou profanes, au fondement d’une vision renouvelée de la fabrique urbaine. Ils portent un enjeu de coproduction des projets avec l’objectif d’imaginer des solutions collectives, créatives et ingénieuses [5]. En incitant les citoyens à agir directement sur l’espace urbain et la création libre de la vie quotidienne, ils se différencient d’un militantisme politique [6] pour défendre un « activisme d’intensité quotidienne » (Negri 2008). Ils s’inscrivent dans « une théorie des lieux, des situations, des immersions » (Sloterdijk 2005, p. 19). Les propositions situationnistes et les Laboratoires citoyens revêtent également un caractère quelque peu utopique, à l’image de la participation généralisée comme mode de gouvernance urbaine, d’un projet de ville fondé sur la transformation permanente et du mouvement ininterrompu de ses habitants, comme de l’appropriation par tous de savoir-faire techniques et de connaissances complexes.
Si les similitudes sont nombreuses, les idées situationnistes, à la différence des expériences madrilènes, sont surtout restées cantonnées au champ littéraire, artistique et conceptuel. Elles n’ont pas engendré de transformations significatives de la fabrique et de la vie quotidienne à grande échelle. Pour Philippe Simay, « l’Internationale situationniste s’est peu à peu vouée à l’impuissance, refermant sur elle-même les espoirs d’une esthétique de l’organisation révolutionnaire » (Simay 2008). Les nouvelles techniques de fabrication digitale et les outils numériques changent en partie la donne. Ils incitent les mouvements madrilènes à revendiquer la réalisation matérielle de l’idéal situationniste et à défendre un « droit à l’infrastructure des villes » (Corsín 2014). Ce droit ne se limite pas à défendre un égal accès aux ressources, aux espaces de la ville ou à une plus grande participation des habitants ; il concerne l’infrastructure même des villes, le « hardware urbain » (Harvey 2013). Il s’agit de coproduire, au-delà de la vie sociale, éducative ou culturelle, l’espace public des villes, les mobiliers et autres infrastructures urbaines (données, réseaux, services urbains, etc.). Les mouvements madrilènes s’inscrivent dans l’âge du « faire », du « making ». Au sein des Laboratorios ciudadanos, les dimensions corporelles et matérielles sont donc préalables aux éléments intellectuels et politiques. Les Madrilènes s’y rendent d’abord pour jardiner, échanger, fabriquer, avant de débattre de questions politiques plus globales. Dans cet activisme doux, l’espace public d’« en bas de chez soi » devient la nouvelle « cantine de l’usine, l’interstice […] où pourrait commencer une reconstruction politique » (Petcou et Petrescu 2008).
L’analyse de ces quelques expériences madrilènes permet d’identifier trois conditions nécessaires à la fabrique des communs urbains. En premier lieu, la figure de l’espace vacant et la possibilité de bénéficier d’un territoire d’expérimentation, de création, mais aussi d’un entre-deux (ni privé, ni public) : un espace instable, propice aux liaisons et aux frottements. On se rapproche ici de la littérature relative aux « espaces interstitiels », aux « tiers-lieux », ou aux espaces « à épaisseur biologique », dont « la richesse est souvent supérieure à celle des milieux qu’[ils] séparent » (Clément 2004). Ensuite, les outils numériques et l’acquisition des capacités techniques pour produire les communs. Sans les espaces numériques collaboratifs, les plateformes de crowdfunding ou les machines à commande numérique, la fabrique et la gestion des communs urbains seraient considérablement pénalisées. Enfin, le statut conféré à l’expérimentation, au « faire » et à l’interaction continue des productions matérielles et intellectuelles. Reste la question de la gestion à long terme des communs urbains, et des capacités juridiques et politiques à les administrer : de ce point de vue, tout reste à inventer.
Bibliographie
Ambrosino, C., Guillon, V. 2016. « Penser la métropole à “l’âge du faire” : création numérique, éthique hacker et scène culturelle », L’Observatoire, la revue des politiques culturelles, n° 47, p. 31-36.
Boneta, X. 2014. « Discursos emergents per a un nou urbanisme », Revista Papers, n° 57, p. 13-16.
Castells, M. 2008. « Productores de ciudad. El movimiento ciudadano de Madrid », in V. Pérez Quintana et P. Sánchez León (dir.), Memoria ciudadana y movimiento vecinal. Madrid 1968-2008, Madrid : La Catarata.
Castro-Coma, M. et Martí-Costa, M. 2015. « Comunes urbanos : de la gestión colectiva al derecho a la ciudad », Revista EURE. Revista De Estudios Urbano Regionales, n° 42.
Festa, D. 2016. « Les communs urbains. L’invention du commun », Tracés. Revue de sciences humaines. Disponible en ligne
Clément, G. 2004. Manifeste du tiers paysage, Paris : Sujet/Objet.
Constant, A. 1997. New Babylon. Art et utopie. Textes situationnistes, Paris, Éditions du Cercle d’art.
Corsín, J. A. 2014. « The right to infrastructure : a prototype for open-source urbanism », Environment and Planning D : Society and Space, n 32, p. 342-362. Disponible en ligne à l’URL suivant : http://digital.csic.es/bitstream/10261/85115/1/right_infrastructure_finalpreprint.pdf.
Harvey, D. 2013. Ciudades Rebeldes, Madrid : Akal.
Himanen, P. 2001. L’Ethique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Paris : Exils.
Mangada, E. 2015. « La ciudad emergente », Nuevatribuna.es [en ligne], 26 mai. URL : www.nuevatribuna.es/articulo/sociedad/ciudad-emergente/20150526125036116409.html.
Markopoulou, A. 2014. « Hacia la democratizacion de diseno. Diseno Colaborativo y Fabricacion Digital », in CoLaboratorio : Fabricacion digital y arquitecturas colaborativas, Buenos Aires, Diseño editorial.
Negri, T. 2008. « Qu’est-ce qu’un événement ou un lieu biopolitique dans la métropole ? », Multitudes, n° 31, p. 17-30. Disponible en ligne à l’URL suivant : www.cairn.info/revue-multitudes-2007-4-page-17.htm.
Petcou, C. et Petrescu, D. 2008. « Agir l’espace. Notes transversales, observations de terrain et questions concrètes pour chacun de nous », Multitudes, n° 31, p. 100-114. Disponible en ligne à l’URL suivant : www.cairn.info/revue-multitudes-2007-4-page-101.htm.
Simay, P. 2008. « Une autre ville pour une autre vie. Henri Lefebvre et les situationnistes », Métropoles [en ligne], 18 décembre. URL : http://metropoles.revues.org/2902.
Sloterdijk, P. 2005 [2003]. Écumes – Sphères III, trad. O. Mannoni, Paris : Maren Sell éditeurs.
Tato, B. et Vallejo, J. 2012. « Urbanismo de código abierto para una ciudadanía aumentada », Elisava Temes de disseny, n° 28.
Younès, C. 2015. « Résistances créatrices urbaines via l’Internationale Situationniste », dans T. Paquot (dir.), Les Situationnistes en ville, Paris : Infolio éditions.