24 Mars 2018
« Camoufler la violence sociale sous des expressions abstraites »
Cécile Alduy,
l’euphémisation est une clé de la rhétorique de LRM
ENTRETIEN
Cécile Alduy, professeure de littérature à Stanford, en Californie, et chercheuse associée au Cevipof de Sciences Po, décrypte les ressorts du langage macronien.
Existe-t-il une syntaxe spécifique au macronisme ?
Oui la syntaxe est particulière, avec d’abord l’emploi intransitif de verbes transitifs comme « faire »,« transformer » ou l’usage dans l’absolu de verbes comme « agir » ou « avancer » sans compléments.
Avec cet élément de l angage répété comme justification de toute mesure : « le président fait ce qu’i l a dit ». Comme si tout débat sur le bien-fondé des mesures envisagées sur le fond était balayé parl’argument de la parole tenue. C’est un signe inquiétant de notre démocratie : la parole politique aété tellement démonétisée que le seul fait de faire ce qu’on a annoncé (à la différence, sous-entendu, des prédécesseurs) devient en soi un gage – quelles que soient les conséquences économiques et sociales des mesures.
Le deuxième marqueur syntaxique découle du mouvement dialectique de la pensée « en mêmetemps », qui suppose de toujours tenir ensemble dans une même phrase les deux versants a prioriopposés d’un problème (« liberté et protection », « humanisme et fermeté ») : la syntaxe s’en ressent avec des phrases construites sur des symétries. Mais l’équilibre des phrases ne veut pas dire équilibre des politiques entre libéralisation et protection sociale par exemple.
Quelles sont les influences de la Macronie dans le choix des mots ?
Deux sources au premier abord étrangères : une inspiration littéraire d’une part, une culture d’entreprise de l’autre. On a deux littéraires à la tête du pouvoir : Philippe, un romancier qui se pique de littérature ; Macron, khâgneux et théâtreux, assistant de Ricœur.
Mais tous deux passés par le privé (Areva, Rothschild) et sa logique de rentabilité et de profit, et sanovlangue du business. Leur culture littéraire adoucit les propos, donne un ton « de bon goût » à l’opposé des registres agressifs et populaires choisis par Wauquiez, Le Pen et Mélenchon pour mimer le piquant du « réel » et des vrais gens. Mais c’est l’imprégnation managériale, avec le totem de « l’efficacité » et des nombres, qui dictent les choix politiques. Il y a un vrai risque avec cette langue policée et littéraire, c’est que la forme du discours n’alimente l’accusation d’élitisme et de « caste » portée contre eux par des adversaires qui ont au contraire choisi de parler violemment comme un gage de « parler vrai ».
Que recèle le mot « disruptif », qui est l’alpha et l’oméga des députés macronistes, quand il s’agit de décrire leur stratégie politique ?
En économie, une innovation est disruptive lorsqu’elle produit une rupture créatrice d’un état d’un marché donné : il y a rupture de l’équilibre mais surtout des fondements d’une industrie ou d’un marché (Airbnb et l’hôtellerie, Uber et les taxis, Facebook et les médias traditionnels, le streaming et l’industrie du disque) et introduction d’un système nouveau, qui le reconfigure sur de nouvelles bases. Le « et de droite et de gauche » se vante d’être disruptif parce qu’il casse la structuration même du paysage politique pour faire émerger d’autres systèmes de fonctionnement. Mais on ne voit pas encore dans ce cas quelle est la valeur ajoutée produite, en quoi l’innovation du mouvement En marche ! révolutionne la production des politiques publiques par exemple. En fait le résultat vient assez banalement des idées qui existaient souvent déjà (réforme de la SNCF, des prud’hommes, de l’asile) mais « disruptif » donne un cachet « start-up ».
Que signifie le recours fréquent aux anglicismes ?
C’est la marque d’un langage issu du monde de l’entreprise et des grands groupes internationaux : l’anglais étant la langue des affaires, les milieux économiques on t intégré dans leur vocabulairetoute une série de vocables empruntés à l’anglais tels quels (marketing, deadline, process, streamlining, updater, reminder, timeline, project management, low cost,
deal, data, feedback…). Si on reprenait Bourdieu, ce serait un marqueur social qui signifie « modernité », « business-friendly » et « innovation ». La « French Tech », la « French Touch », la « start-up nation », « France is back » : c’est une coloration « Silicon Valley » superficielle, mais qui risque autant d’attirer certains (les entrepreneurs) que d’en repousser d’autres (les fonctionnaires, la ruralité, les artisans, etc.). L’anglais est très peu maîtrisé par les Français : là encore, c’est un marqueur de classe à double tranchant.
Y a-t-il une euphémisation dans le discours pour faire passer les réformes (optimisation pour plan d’économie, éloignement pour expulsion, libérer les énergies pour libéralisation…) ?
Oh oui ! C’est là une donnée-clé de sa rhétorique : bien parler, avec un vocabulaire éthéré ou suranné, pour taire les conséquences forcément mixtes des mesures envisagées. Mais là encore
c’est une tendance du discours managérial, surtout en gestion de ressources humaines. On peut citer « libérer le travail » ou « plan de sauvetage de l’emploi » qui est un comble d’inversion sémantique
puisqu’on parle de plans de licenciement. Cela permet de faire avaler la pilule, de camoufler la violence sociale sous des expressions abstraites.
propos recueillis par n. ch.