Toute ressemblance avec un homme politique français et un mouvement politique contemporain ne serait pas complètement fortuite.

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Debout sur l’estrade, seul, le chef est sur le point de commencer son discours.

Comme d’habitude, il a été accueilli par celle qui, par sa voix enjouée et sa fraicheur, se charge de « chauffer », comme on dit, le public. Certes, avant son entrée en scène, quelques autres visages sont apparus sur l’écran géant qui surplombe l’estrade. Mais leur propos s’est perdu dans le brouhaha du public, malgré quelques applaudissements polis. Car le public est là pour lui.

Le chef s’avance donc sur l’estrade, sans micro apparent – il est agrafé à sa boutonnière – il va prendre la parole, remplir de sa voix cet espace, combler par sa voix les quelques mètres qui le séparent de ce public. Seul sur scène. Comme toujours. Bien sûr, il arrive que d’autres prennent place sur l’estrade. Mais c’est toujours en position assise, ou plutôt perchée, en général sur des tabourets surélevés, parfois derrière des pupitres transparents – les pupitres sont toujours transparents pour que rien ne puisse cacher à la vue du public le corps du chef – et pour entendre avec recueillement la parole du chef.

Mais aujourd’hui, après la bise – étrangement furtive – avec la chauffeuse de salle, il se retrouve seul, entièrement seul, sur l’estrade. A côté de lui, un pupitre transparent, où sont posées quelques notes – même s’il n’en a pas besoin, le Verbe du chef n’a pas besoin de telles béquilles – et, surtout, plusieurs verres d’eau.

Lorsqu’un élan de son corps indique qu’il s’apprête à prendre la parole, le silence s’installe, d’un coup. Le chef avait lancé un appel, et « les gens » ont répondu. Ces « gens », ces « braves gens » comme il les appelle, c’est « le peuple ». Non, ce n’est pas simplement « le » peuple. C’est son peuple, celui qui a entendu son appel, qui existe grâce à cet appel. Car c’est bien grâce à l’apparition de « son » peuple, que « le » peuple tout court est de nouveau là. Quand, libéré des contraintes qui les enserraient auparavant, lui et le peuple, ils ont enfin pu librement venir vers l’autre, exister l’un par l’autre. Maintenant, il peut occuper seul, ou peu s’en faut, les estrades, débarrassé du « monde ancien », qu’il a rayé de la carte et renvoyé à l’insignifiance qui sied à ces perdants, petits bonhommes dépourvus d’envergure qui lui ont si longtemps pourri l’existence.

À son appel donc, le peuple s’est levé. À présent, rien ne peut les arrêter, le chef et son peuple : chaque rassemblement célèbre leur indissoluble unité, une unité qui doit, qui va, inévitablement, rapidement et définitivement, se sceller dans les urnes. Elle deviendra alors pacte sacré, qui changera le cours de l’histoire. Certes, une occasion, une occasion belle, forte, presque une certitude, a été gâchée. Mais il s’en est fallu de peu. Il faut donc remettre la pression. Relancer la vapeur, en appeler de nouveau au peuple, le convoquer, le mettre en mouvement.

Le chef se dresse, rejette légèrement la tête vers l’arrière. Il va prendre la parole, ceint de son écharpe aux couleurs de la Nation. Car le chef croit en la Nation. C’est d’elle qu’il est question dans chacun de ses propos. Quand il parle de la « patrie », de la « patrie républicaine », quand il l’appelle de son nom, sa voix est altérée par l’émotion. Dans ces moments, le chef ne parle pas simplement de la Nation : il est la Nation. Il exalte ses paysages, sa puissance, ses industries, son intelligence, sa science, sa présence dans toutes les mers du globe, son histoire glorieuse qu’aucune ombre ne saurait ternir – sauf celle que les usurpateurs et quelques mauvais esprits essaient de projeter. Vainement. Car cette Nation, en tout point exemplaire a désormais retrouvé une incarnation.

C’est que, depuis qu’il a lancé son appel, ce peuple national, le sien, est de retour. Il brandit fièrement les couleurs de son écharpe, celles de la Nation, et rien que celles-là. Et c’est le chant guerrier de la Nation qu’il va bientôt de nouveau entonner avec son peuple, comme à la fin de chaque rassemblement. Rien que celui là. Car il faut un chant que tous connaissent, qu’ils puissent chanter à l’unisson, qui fait d’eux un seul corps, soudé autour de son chef, soudé autour du corps charnel de ce chef et du corps immatériel de la Nation qui s’incarne dans celui du chef. Demain, lorsque le chef aura atteint son objectif, c’est ce chant qui inspirera les plus jeunes appelés à reprendre le chemin du « service national ». Ils paraderont alors sur les grandes avenues de la capitale et au-dessus de leurs têtes, au dessus de la forêt de drapeaux aux couleurs de la Nation, on verra les superbes formations de ces bombardiers aux noms poétiques fabriqués par celui qui fait la fierté de l’industrie nationale et qui bénéficie de toute l’amitié du chef.

Certes, il reste encore quelques obstacles à surmonter. Qu’ils paraissent faibles comparés à la hauteur atteinte par le chef et son peuple ! Car face à eux, ne se tient qu’une poignée d’oligarques, sorte de caste parasitaire incrustée sur le corps sain de la nation. Autant d’industriels qui n’investissent pas, de banquiers qui ne financent pas, de riches qui veulent fuir l’impôt, qui se désintéressent de la grandeur de la Nation et trahissent leur mission. Mais lui, saura leur apprendre les règles et la santé du corps national, de nouveau uni, sera rapidement rétablie. Que peut une poignée d’individus arrogants, traitres à la Nation et à sa mission, submergés par la marée montante du peuple ! Oui, ce déferlement du peuple il l’a voulu, il l’a prévu et réalisé. Cette masse innombrable, enthousiaste a submergé les rues de la capitale. Au pied de la statue qui en est le symbole, la Nation peut se refonder. C’est d’elle que tout est parti, il y a plus de deux siècles, pour s’étendre dans le monde entier, lui apportant la lumière et la civilisation. C’est à présent son tour de connaître ce qui s’est déjà passé dans d’autres pays, des lointaines Amériques latines, là où des foules enthousiastes ont porté leur chef au palais présidentiel, où le nom de ce chef se perpétue dans celui du mouvement qu’il a créé, sur des générations entières. Et la Nation retrouvera alors la mission qui est la sienne, dont le nom est République, qui en fait la patrie de l’Universel, sa vraie patrie, dont l’universel, quoi qu’il fasse, portera toujours les éternelles trois couleurs.

La voix du chef va enfin retentir, son corps arpenter la tribune, son visage remplir l’écran géant et se démultiplier dans les milliers de petits écrans qui y sont reliés. Le chef et son peuple pourront alors se mettre en marche, se remettre en marche vers leur destin. Au moment de prendre la parole, l’image finale de ce film de John Ford lui vient à l’esprit : Lincoln marche seul, vers une colline, alors qu’un orage éclate. Il marche vers son destin. Mais ce Lincoln-là n’était qu’un jeune avocat, il n’avait pas encore rencontré son peuple, son public se limitait à celui des prétoires. Aujourd’hui, le peuple est là. Il va à nouveau le galvaniser, en pointant du doigt le président élu, en réalité un usurpateur, qui a lui a volé sa victoire grâce à l’appui de ces oligarques qui trahissent la patrie et la République.

Maintenant, il peut commencer. Mais, précisément à ce moment, il ressent un picotement insistant à la gorge. Ah ce satané virus, cela fait plusieurs jours qu’il essaie de s’en débarrasser ! Quand il était jeune, quand ses cheveux et sa barbiche étaient aussi noirs que ceux du Lincoln de Ford, c’était réglé en un rien de temps.

Qu’à cela ne tienne ! Il se racle la gorge, avale sa salive, arrange un peu l’impeccable écharpe aux couleurs de la nation. Un peu ébloui par le soleil, il place sa main à l’horizontale, pour faire visière. Oui, son peuple est là, prêt à recevoir sa parole. Une rangée de drapeaux aux couleurs de son écharpe, celle de la Nation, entoure l’estrade. Ils sont eux mêmes entourés de pancartes blanches qui brandissent fièrement l’Alpha, cette magnifique lettre des Anciens, symbole de l’harmonie cosmique qu’il va rétablir par son Verbe. Oui, drapeaux et pancartes répercuteront sa voix, prolongeront son message.

Il peut donc commencer.

Dans le silence qui s’est brusquement abattu sur la place ensoleillée, il remarque alors un détail, un petit détail. A côté des drapeaux aux couleurs de la nation, de la Grande Nation, s’est glissé un plaisantin avec son drapeau à lui. Enfin, pas à lui en tant qu’individu, puisque c’est celui de son syndicat, mais enfin c’est un drapeau particulier, un drapeau qui est là pour diviser le peuple, son peuple, pour mettre une distance entre lui et son peuple. Oh, il n’est pas bien imposant, c’est juste un drapeau oblong, moins grand même que ceux de la rangée aux couleurs de la nation. Et pourtant, on ne remarque que lui.

Ce drapeau est donc là pour le narguer. Un rescapé du « monde ancien » est arrivé à se glisser jusqu’à la tribune ! C’est fâcheux, très fâcheux, d’autant qu’il est dans le champ de vision des caméras. Le chef devine ce qui va se passer : on ne parlera que de ce seul drapeau, de cette fausse note, ce mouton noir au milieu du peuple, du peuple national uni derrière son chef.

Il lui faut vraiment commencer son discours, en espérant que l’importun finisse par s’écarter, ou qu’il se fasse évacuer – la prochaine fois, il donnera des instructions pour que de tels incidents ne se reproduisent pas. Mais le picotement reprend. Le chef se racle de nouveau la gorge, remet sa main en visière, jette un regard sur la foule silencieuse.

Alors, il comprend. Cette foule est moins compacte que celle d’il y a six mois, sur cette même place. Moins compacte et même moins nombreuse, et c’est sans doute pour cela que cet importun a pu se faufiler jusqu’à la tribune. Il fait un pas de côté, boit une gorgée du verre placé sur le pupitre transparent. Satané virus ! C’est pour cela qu’ils ont mis plusieurs verres d’eau. Et pour la même raison que la chauffeuse de salle lui a à peine fait la bise.

Une clameur monte alors de la foule impatiente.

Le chef commence à parler.